Mon ami François a cassé son dignitomètre
Actualités du droit - Gilles Devers, 11/01/2014
Dans les moments difficiles, on va rechercher les vrais amis, et imaginez si j’ai été ému quand j’ai vu s’afficher sur mon galaxy S4 de 5° génération le nom de François. Ça faisait si longtemps… Depuis la campagne du guerrier Delors en 1994, ça ne nous rajeunit pas.
- Ben alors, François, comment va ? Tous mes vœux de bonheur, de réussite… et bien sûr beaucoup d’amour.
- Merci, toi aussi. Mais franchement, ça va pas trop.
- Que passa ?
- J’ai cassé mon dignitomètre, et je n’en avais qu’un. Me voici perdu…
- Ton quoi ?
- Mon dignitomètre. Ça m’emmerde, parce que c’était un super dignitomètre de la maison Dignitomachin, de Tulles. Ils fabriquent des dignitomètres depuis le fameux discours de Mac-Mahon le 28 avril 1873 : « Avec l'aide de Dieu, le dévouement de notre armée, qui sera toujours l'esclave de la loi, avec l'appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons l'œuvre de la libération de notre territoire, et le rétablissement de l'ordre moral de notre pays».
- Ah bon, mais c’est un peu dépassé tout ça… La République est passée par là…
- Eh mais t’est ouf, t’as pas lu l’arrêt du Conseil d’Etat du 9 janvier 2014 n° 374508 ?
- Oui, je connais l’annonce du Conseil d’Etat, le gardien de nos libertés…
- Mon ami, t’en a trop lu dans l’annonce. Le Conseil d’Etat a jugé hier que la cohésion sociale était liée au respect de la dignité…
- Wahou ! Attends, mais ça c’est un truc de moralistes... ou de théocrates... ou de curés… ou de mollahs… ou d’imams… ou de rabbins… ou de prêtres… ou de pasteurs… ou de griots… Mais quels sont les textes de la Constitution, du Code civil et du Code pénal qui définissent la dignité ?
- C’est vite vu : il n’y en a pas !
- Ah bon ? Mais comment on fait pour défendre la cohésion sociale par la dignité, si on ne sait pas ce qu’est la dignité ?
- Avec un dignitomètre. C’est l’appareil magique qui mesure la dignité, et c’est imparable. Les nouveaux sont à lecture instantanée, et il y a même une application android, alors tu peux enregistrer des tracés. Comme çà, a tout moment, tu sais si tu es digne et si tu sauvegardes la cohésion nationale. On peut placer le dignitomètre sur le front ou sous l’aisselle, et même se le caler dans le train. C’est là que c’est le plus précis, mais en cas d’urgence, il faut passer dans une pièce isolée, et c’est pas toujours pratique.
- Et alors…
- J’ai cassé mon dignitomètre. Je l’ai fait tomber, et bing…
- Oulala, tu es sûr que ce n’est pas un acte manqué freudien ?
- De toi à moi, je le crois.
- Et t’en as pas un autre ? Tu peux pas demander celui de Valls ?
- Jamais de la vie : son dignitomètre est complètement déréglé… On dirait une boussole sur le pôle.
- Oui, en effet, ça s’est vu… Comment on va faire ?
- Ecoute, voilà le cas qui me turlupine. Si je demande à un officier de sécurité d’apporter au petit matin des croissants dans ma garçonnière, pour ma petite chérie et moi, tu crois que c’est digne pour la cohésion nationale ?
- C’est pas légal, car ça n’entre pas dans la mission de l’officier de sécurité, et c’est un détournement de fonds publics. Donc, t’es cuit…
- Non, mais ça c’est la loi, on s’en fiche. Ce qui compte c’est la morale obligatoire, la dignité d’ordre public !
- Acheter des croissants et les apporter à des amoureux pour égayer leur petit matin, c’est pas indigne… Et puis, les roudoudous d’amour ne menacent pas la cohésion nationale.
- Ouf, tu me sauves la vie ! Alors on peut s’assoir sur la loi, et respecter la dignité… C’est cool la jurisprudence du Conseil d’Etat.
- Attention, laisse-moi finir. Les roudoudous d’amour étaient-ils destinés à la légitime ?
- Légitime de quoi ?
- Ben, légitime du mariage pour tous !
- Ah, je ne sais pas, je ne suis pas marié. Parce que, tu comprends, si je suis marié et que j’ai plusieurs femmes, c’est illégal et je risque la taule. Là, non marié, je peux avoir plusieurs femmes, c’est légal.
- C’est légal mais ce n’est pas moral…
- T’es sûr ? Pourtant si je respecte la loi, je ne menace pas la cohésion sociale, et que je suis le chéri de ma chérie, et inversement, je fais ce que je veux. Ça ne regarde que nous.
- Oui, si c’est la loi qui commande, mais maintenant, c’est la morale. T’es cuit mon pauvre ami. Laisser les gens libres de faire ce qu’ils veulent dans le respect de la loi, c’est un truc à te fiche la société en l’air. Il faut que vite que j’agisse…
- Mais que fais-tu ?
- Je téléphone à mon ami Stirn pour avoir une audience dans deux heures, et un arrêt du Conseil d’Etat dans trois heures.
- Non, non, s’il te plait… Je t’assure que je ne recommencerais plus !
- Oui,…mais non ! Le risque est trop grand. Le plus sage pour sauver la cohésion sociale est que Stirn t’empêche de faire une chose que tu t’es engagé à ne plus faire. Allô ? Dans une heure ? Allez hop, on file au Conseil d’Etat !
- Mais je n’ai pas le temps d’appeler mon avocat !
- Ton avocat ? Mais le Conseil d’Etat de l’Etat moral va te condamner pour ton bien, alors tu n’as pas besoin d’avocat ! Les avocats ne connaissent que le droit, et le respect du droit sans la morale obligatoire, ça peut tuer la cohésion sociale.
- Oui, tu as raison… On fonce !
- Et cette fois-ci, attache ton casque. C’est pas moral, mais légal
- Mais si c’est pas moral, ça sert à quoi ?