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Livre sur le Roi Mohammed VI : La faiblesse est en nous

Actualités du droit - Gilles Devers, 31/08/2015

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Comme nous avons beaucoup d’amis marocains, il faut d’emblée dissiper le doute : Eric Laurent et Catherine Graciet, les deux journalistes qui travaillaient sur un livre concernant le Roi Mohammed VI ont commis des fautes civiles et déontologiques incontestables. Y aura-t-il en plus un jour une condamnation pénale pour chantage ou extorsion de fonds ? Nous en sommes au début de l’enquête et nous devons respecter la présomption d’innocence… d’autant plus les informations rendues publiques sont manifestement triées sur le volet. Alors coupables ou pas coupables… n’allons pas plus vite que la justice.

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Ce que l’on sait

J’en reste aux points reconnus publiquement par les deux parties.

Le 23 juillet, Éric Laurent contacte Mounir El Majidi, le secrétaire du Roi Mohammed VI, pour, dans une démarche encore professionnelle, soumettre les informations et recueillir son avis.  Dans la vie réelle, cette démarche nécessaire est formelle : vu les informations que les deux journalistes entendent vérifier, ils vont bien entendu se faire opposer un refus net et propre.

Là, ça dérape. Mounir El Majidi diffère et indique que le contact se fera via mon excellent confrère, Maître Hicham Naciri, très en vue au Maroc. Va suivre la première réunion à Paris, le 11 août, au Royal Monceau, puis une deuxième, le 23 août. On ne parle plus de vérification des faits, et le dossier a déjà basculé : la plainte pour chantage a déjà été déposée par le Roi auprès du procureur de la République de Paris. Le procureur ouvre aussitôt une information judiciaire.

Qui a parlé d'argent ? On verra. L’extrait des auditions publié dans le JDD est beaucoup trop isolé pour que l’on puisse en dégager une lecture du dossier. Il faudrait avoir toute la conversation, c’est une évidence. Mais la réaction du Parquet est un point qui pèse.

Va suivre la troisième réunion pour un deal financier, le 27 août, en présence cette fois-ci de Catherine Graciet. La réunion dure et l’avocat du Royaume s’absente souvent au motif de contacter le Palais Royal, alors qu’il s’agit surtout de contacter le juge d’instruction. Finalement, l’accord est donné pour que l’avocat obtienne un accord écrit par lequel les deux journalistes s’engagent à ne plus rien publier sur la famille royale, en contrepartie du paiement d’une somme d’un million d’euros à chaque journaliste, avec remise immédiate de 40 000 € en coupures de 100 €. Ce sont les journalistes qui ont insisté pour les petites coupures : il est vrai qu’il n’est pas facile de faire ses courses à Franprix en sortant un billet de 500 €.

Les journalistes quittent l’hôtel,… pour se faire aussitôt cueillir par la maison poulaga, et avant de rentrer à la maison, il va falloir faire un petit tour en garde-à-vue, puis au Palais de justice.

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On essaie de réfléchir ? 

1/ Pour une affaire aussi circonstanciée, qui porte sur 80 000 €, et alors qu’on dispose de toutes les informations via des enregistrements et filatures, ce sont trois juges d’instruction qui ont été désignés. Un bel effort… La France sait recevoir ses amis.

2/Éric Laurent et Catherine Graciet sont d’accord pour contester l’idée d’un chantage,… mais pour le reste, les déclarations semblent assez opposées. One point pour le Royaume.

3/ Éric Laurent indique ne pas avoir de leçons de déontologie à recevoir, et je dois lui donner raison, au motif… que la profession de journaliste ne connait aucun organe capable d’infliger des sanctions déontologiques. En gros, c’est le code de la route sans les gendarmes... Mais attention : si personne ne peut lui donner ces leçons, chacun est libre de penser ce qu’il veut, et là, c’est toute la profession qui dérouille.

4/ La pièce maîtresse de l’accusation à savoir l’acte signé par les journalistes avec remise immédiate des 80 000 €… est une pièce minable, qui montre que nos « maîtres chanteurs » ont en réalité une expérience d’enfant de chœur, catégorie non dépucelé. Ils avaient touché chacun 40 000 € d’accord, mais avec ce document, comment pouvaient-ils obtenir les 960 000 € qui manquaient ? Vous les voyez, avec cette preuve, engager une procédure de référé devant les juridictions de Rabat ? Ne me faites par rire, j’ai des gerçures…

5/ Y a-t-il chantage ? Légalement, ce n’est pas impossible. Selon l’article 312-10 du Code pénal, « le chantage est le fait d'obtenir, en menaçant de révéler ou d'imputer des faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, soit une signature, un engagement ou une renonciation, soit la révélation d'un secret, soit la remise de fonds, de valeurs ou d'un bien quelconque ». Tarif : cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.Pour l’extorsion de fonds, ça semble plus difficile, car l’article 312-1 prévoit une « contrainte », notion proche de la violence : « L'extorsion est le fait d'obtenir par violence, menace de violences ou contrainte soit une signature, un engagement ou une renonciation, soit la révélation d'un secret, soit la remise de fonds, de valeurs ou d'un bien quelconque ». Les qualifications sont l’affaire de l’enquête pénale. Je n’ai ici rien d’autre en dire que de signaler le texte de ces incriminations.

6/ La réaction du Royaume est-elle imparable ? Oui et non. À la base, ce sont tout de même deux simples journalistes qui s’en prennent à la plus haute autorité d’un État, et cette plainte comme victime devant un juge d’instruction français ne me convainc pas. Le Maroc dispose d’institutions judiciaires, et il aurait été plus logique que l’affaire soit portée devant le juge marocain. Peut-être moins médiatique, mais beaucoup plus logique. La gouaille d’Eric Dupont-Moretti, excellente aux assises, colle mal avec le registre attendu pour la défense d’un Etat.

7/ Les procédés de l’accusation sont-ils loyaux ? Impossible de se prononcer sans connaître le dossier, mais l’avocat qui enregistre à leur insu les propos des personnes mises en cause, c’est hors normes. Toutefois soyons factuels : à ce jour, je n’ai entendu parler ni de plainte pénale, ni de plainte disciplinaire... Dont acte. Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de cassation est établie pour dire que le juge pénal doit apprécier la valeur des preuves qui lui sont soumises, en tenant compte de toutes les circonstances, et alors même que ces preuves auraient été recueillies de manière illicite. C’est l’affaire du majordome de Madame Bettencourt, condamné pour avoir procédé à des enregistrements illégaux, alors même que ces enregistrements ont pu être utilisés sur le plan pénal. Les enregistrements faits par mon excellent confrère Maître Hicham Naciri étaient-ils illicites, alors qu’ils étaient pratiqués sur la décision des juges estimant que c’était le seul moyen de réunir des preuves ? Sans autres explications, on n’est pas obligé d’être convaincu... Le fait qu’un avocat soit utilisé de préférence aux services de police pour recueillir des pièces qui serviront d’accusation fait particulièrement souffrir les principes de notre profession... Au passage, je remarque que s’il s’agissait réellement trouver un accord de bon aloi, les deux journalistes auraient dû choisir un avocat, en concertation avec l’éditeur, et pour le coup, tout serait resté confidentiel. Sauf que là, c’était de la fraude.

8/ Éric Laurent a affirmé que ce travail était personnel, qu’il était libre de donner suite ou non : « C'est mon ouvrage, c'est mon travail, j'ai le droit de publier ou de ne pas publier ». Il affirme aussi qu’il était également libre de rechercher un accord financier aux termes duquel il s’engageait à ne plus rien publier sur le Maroc contre une solide contrepartie financière. Ça, c’est nul. D’abord, sur le plan journalistique et intellectuel, son propos est catastrophique : j’écris sans conviction, et si tu me files du fric, je la ferme… Surtout, Éric Laurent est engagé par un contrat signé avec son éditeur, contrat pour lequel il a reçu une avance financière et qu’il doit exécuter de bonne foi. S'ils entendaient renoncer à ce livre, les deux journalistes devaient avant toute chose prendre contact avec leur éditeur pour trouver un accord avec lui.

9/ Les journalistes auraient préféré renoncer à toute publication redoutant que du fait de la puissance de leurs révélations un régime islamiste ne s'installe au Maroc. Ça va, le melon ? Vous connaissez pourtant le proverbe russe : « Plus grosse est la tête, plus forte sera la migraine »... 

10/ Mettre fin à un différent, par un arrangement financier, c’est parfaitement légal, et c’est prévu par le Code civil par la transaction, définie par l’article 2044 : « La transaction est un contrat par lequel les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître ».  La contestation n’était pas née, et peut-on considérer qu’un procès allait suivre la publication du livre, ce qui serait la matière de la « contestation »… Pas crédible… Le paiement, c’était le prix du silence. C’est indéfendable au point de vue journalistique. Cause illicite de l’accord au regard de ce que représente la liberté de la presse dans les sociétés démocratiques.

11/ Et même si… Et même si l’accord était valable, un tel accord ne se négocie pas dans le bar d’un hôtel de luxe, sans avocat, sans analyse juridique, avec un acompte payé en liquide et en petites coupures, et le solde à verser sur un compte offshore. Les journalistes sortent de l’hôtel avec 40 000 € en liquide, et s’estiment déontologiquement propres… Il ne faut quand même pas pousser Mémé dans les orties.

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 Alors, une conclusion ?

Non pas une, il y en a quatre, provisoires.

La première est d’attendre la fin de la procédure pénale.

La seconde est la faute civile qu’est le manquement à la bonne foi dans l’exécution du contrat existant avec l’éditeur, Le Seuil. L’éditeur a d’ailleurs annoncé qu’il rompait le contrat. Je serais très surpris si les journalistes attaquaient leur éditeur devant le tribunal de grande instance de Paris pour rupture abusive du contrat...

La troisième est la faute déontologique majeure, même si elle est non sanctionnable, qui accrédite l’idée du journaliste acheté, et va maintenant permettre au Palais Royal de mettre le doute sur toutes les critiques formées contre lui. Belle opération…

La quatrième est le choix de la ligne de défense, qui est catastrophique. Les deux journalistes ont été pris la main dans le sac, et ils auraient dû reconnaître leur faute, humaine. Ce sont tous deux des journalistes qui ont fait leurs preuves. Même quand on se croit costaud, on peut commettre des erreurs et même des fautes. Cela ne préjuge pas de la qualification pénale, mais combien nous aurions aimé entendre : « Nous avons craqué devant l’argent, devant une situation qui nous a dépassé ».

Dans une telle affaire, avec des faits établis, reconnaître ses torts permet de redevenir crédible, car la faute est humaine. Qui peut imposer comme règle à un jeune professionnel, quelle que soit sa profession : « De toute carrière, tu ne commettras jamais de fautes » ? La faiblesse est en nous, ce n'est pas un scoop. 

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