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Le projet de loi pour une République numérique ou le Fox-Trot de l'Open Data

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Virginie Delannoy, Laurent-Xavier Simonel, 2/12/2015

Le projet de loi pour une République numérique pourrait, contrairement à son ambition, marquer une régression de l'Open Data en entravant la réutilisation des informations publiques existant comme données numériques
L'article 5 du projet de loi pour une République numérique et le droit du producteur de base de données
Le projet de loi pour une République numérique ou le Fox-Trot de l'Open Data
1. L’article 5 introduit dans le projet de loi pour une République numérique à l’issue de la consultation publique (i) supprime l’article 11 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal autorisant certaines administrations à fixer des conditions dérogatoires aux conditions générales de réutilisation établies par ladite loi et (ii) précise que les droits sui generis du producteur de base de données détenus par les administrations « ne peuvent faire obstacle à la réutilisation, au sens de l’article 10, du contenu des bases de données que ces administrations ont l’obligation de publier en application du 3° de l’article L. 312-1 du code des relations entre le public et l’administration ».

Le projet de loi pour une République numérique ou le Fox-Trot de l'Open Data
2. Une interprétation critiquable de l’actuel premier alinéa de l’article 10 de la loi du 17 juillet 1978 prétend pouvoir distinguer l’« information » du « document » dans lequel elle « figure », dans le but d’exclure du droit de réutilisation les bases de données numériques détenues par l’administration. Contrairement à son intention supposée, cette rédaction, par la lecture a contrario à laquelle elle invite inévitablement, pourrait maladroitement favoriser l’interdiction opposée par certaines collectivités territoriales à la réutilisation de leurs fichiers numériques sur le fondement du droit de producteur de base de données dont elles se prétendraient titulaires. Ceci est contraire à la directive 2013/37/CE du 26 juin 2013 qui vise les « informations » et non les « documents », une « information » pouvant être extraite d’un document ou bien, pour les données numériques, être ces données elles-mêmes (base de données, fichiers PDF, fichiers d’images par exemple).

Or, en visant le « contenu » de la base de données et non la base de données elle-même, le projet de loi peut susciter la même interprétation erronée en droit qui dissocie l’information stricto sensu, abstraite – elle, réutilisable – et le support de cette information, les fichiers numériques organisés dans la base de données, qui ne seraient pas réutilisables.

A. Une clarification nécessaire de l’inopposabilité du droit de producteur de base de données que l’administration pourrait détenir
3. Pour une politique effective d’ouverture des données publiques, il faut affirmer explicitement que, lorsque l’information existe sous une forme numérique, le droit de réutilisation des informations publiques couvre tant le contenu que le support et, en particulier, que l’administration ne peut opposer à une demande de réutilisation d’informations publiques, le droit sui generis de producteur de base de données qu’elle prétendrait détenir.

4. L’exclusion du droit de réutilisation des bases de données de l’administration sur le fondement de ce droit sui generis repose fréquemment sur l'invocation infondée, par l’administration dans sa mission de service public administratif notamment, d’un tel droit. En effet, il résulte des termes même de l’article L. 341-1 du code de la propriété intellectuelle qu’il vise à protéger l’investissement qu’un opérateur économique a effectué en prenant un risque de marché, notablement le risque que l’investissement soit pas couvert par les bénéfices attendus (TGI de Paris (3ème chambre, 1ère section, 20 juin 2007, PMU c/Soc. Eturf, se fondant expressément sur le risque d’investissement supporté par le PMU pour créer sa base de données, en vue de lui reconnaître la protection offerte par le droit sui generis de producteur de base de données). Ce risque doit être démontré par les services publics administratifs, tels les services culturels, dont la mission principale est la diffusion de documents fragiles devant, par ailleurs, être conservés et protégés.

5. À supposer même que l’administration puisse démontrer un risque économique consubstantiel de son investissement, le droit de producteur de base de données ne doit pas pouvoir être opposé à une demande de réutilisation des informations publiques organisées dans une base de données : celle-ci constitue une ressource essentielle pour les réutilisateurs. Cette qualification résulte de « leurs caractéristiques particulières et notamment du coût prohibitif de leur reproduction et/ou du temps raisonnable requis à cette fin » qui rendent impossibles leur reproduction, dans un délai et à un coût raisonnables (TPICE, 15 septembre 1998, European Night Services et autres / Commission, aff. T374/94, T375/94, T394/94 et T398/94). Même si tel est l’esprit du nouvel article 5, sa rédaction conduit toutefois à un détournement critiquable de son objectif.

B. Une rédaction contraire au droit de réutilisation des informations publiques
6. L’inopposabilité du droit sui generis à une demande de réutilisation édictée par le nouvel article 5 ne s’impose qu’aux « administrations [qui] ont l’obligation de publier [le contenu de leurs base de données] en application du 3° de l’article L. 312-1 du code des relations entre le public et l’administration ». Lu a contrario, ceci signifie que les administrations qui n’ont pas l’obligation de publier le contenu de leurs bases de données peuvent opposer à une demande de réutilisation le droit de producteur de base de données dont elles s’estimeraient titulaires.

7. Or, dans sa version actuelle issue de l’article 3 du projet de loi, l’article L. 312-1 du code des relations entre le public et l’administration, s’il impose à l’administration une obligation de diffusion en ligne de certains documents et, notamment, du « contenu de ses bases de données » (L. 312-1-I, 3°), exclut toutefois de son champ d’application :

- « les archives publiques issues des opérations de sélection prévues aux articles L. 212-2 et L. 212-3 du code du patrimoine » ;

- les données et bases de données détenues par les collectivités territoriales, « sans préjudice des dispositions de l’article L. 1112-23 du code général des collectivités territoriales ».

8. La première exception porte sur les archives dont la conservation n’est pas obligatoire qui ne sont, pour autant, pas éliminées après sélection (le plus souvent pour des fins de recherches historiques). Selon une approche matérielle du nouvel article 5, excluant de son champ d’application les documents que l’administration n’a pas l’obligation de publier, le droit de producteur de base de données pourrait être opposé à une demande de réutilisation portant sur des archives publiques existant sous format numérique dont les fichiers sont regroupés dans une base de données reposant, par exemple, sur les cotes des registres, les noms de communes, les périodes et les types d’actes.

9. La seconde exception autorise les collectivités territoriales à ne pas diffuser en ligne les informations publiques mentionnées du 1° au 4° de l’article L. 312-1-I du code des relations entre le public et l’administration. La lecture rationae personae et a contrario de cet article 5 permettrait, alors, à toutes les collectivités territoriales d’opposer à une demande de réutilisation de bases de données le droit de producteur de base de données dont elles se prétendraient titulaires.

Une méconnaissance de la norme communautaire
10. Ainsi, en l’état de sa rédaction, cet article 5 méconnaît substantiellement les objectifs de la directive 2013/37/CE du 26 juin 2013 qui crée une obligation générale pesant sur les États membres d’autoriser la réutilisation, à des fins commerciales ou non, de leurs informations publiques librement accessibles y compris celles des bibliothèques, musées et archives, sauf si elles sont protégées par un droit de propriété intellectuelle au bénéfice d’un tiers.

11. Cette rédaction fait également entrave à la liberté du commerce et de l’industrie en ce qu’elle interdit la création d’activités innovantes à partir de données ayant la nature de ressources essentielles (CJCE, 29 avril 2004, IMS Health GmbH, aff. C-418/01 : des droits de propriété intellectuelle ne peuvent être opposés à une demande de réutilisation d’un bien immatériel ayant la nature d’une ressource essentielle. Un accès à ce bien doit être garanti lorsqu’un refus d’accès ferait « obstacle à l’apparition d’un produit nouveau pour lequel il existe une demande potentielle des consommateurs » et lorsque ce refus est « dépourvu de justification et de nature à exclure toute concurrence sur un marché dérivé »).

Vers une évolution nécessaire du projet de loi pour une République numérique
12. En conséquence, la rédaction de l’article 5 doit être amendée dans le sens de la rédaction ici proposée :


« Art. 11. – Sous réserve des droits de propriété intellectuelle détenus par des tiers, les droits des administrations mentionnées à l’article L. 300-2 du code des relations entre le public et l’administration au titre des articles L. 342-1 et L. 342-2 du code de la propriété intellectuelle ne peuvent, en aucun cas, faire obstacle à la réutilisation, au sens de l’article 10, de leurs bases de données et du contenu de ces bases de données ».


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