Easyjet : pas de passagers outcast pour les compagnies low cost
Le blog Dalloz - bley, 8/03/2012
Le transport aérien ouvert à tous et à prix très attrayant est l’une des voies principales de la mobilité des personnes à l’époque actuelle. Ce transport low cost serait-il fermé aux personnes handicapées ? Heureusement non, sauf pour l’industrieuse compagnie Easyjet cependant toujours soucieuse de mettre en avant son infatigable et offensive attractivité tarifaire. Le scénario imposé par cette compagnie à trois passagers handicapés, auquel le tribunal de Bobigny a donné, le 13 janvier 2012, une fin provisoire en raison de l’appel formé par Easyjet, ne nous livre certes pas un film catastrophe, mais néanmoins cette sorte d’histoire peu ragoutante dont le cinéma, comme le droit, se passeraient volontiers.
Sur trois vols distincts échelonnés entre novembre 2008 et janvier 2009, trois passagers handicapés ayant mentionné leur qualité et l’usage d’un fauteuil roulant sur le formulaire de réservation en ligne, se voient interdire l’embarquement à bord d’avions d’Easyjet faute d’être accompagnés par une personne valide. Le premier avait proposé, soit de signer une décharge de responsabilité pour écarter l’argument de sécurité qui lui était opposé, soit un transfert vers une compagnie plus accueillante, sans succès. Le deuxième avait subi la même entrave pour un vol retour, là où l’aller n’avait soulevé aucune difficulté, ce que la compagnie expliquera à l’audience par l’inadvertance de son service d’assistance non respectueux des consignes de refus d’embarquement d’un passager handicapé non accompagné ! Le troisième avait essuyé le même traitement, assorti en outre d’un refus de remboursement de son billet qui semble avoir été opposé aux deux précédents. Tous ont alors déposé contre Easyjet, une société sous-traitante et quatre salariés une plainte avec constitution de partie civile pour délit de discrimination fondée sur le handicap dans l’offre d’un service, soutenus par l’Association des paralysés de France et le Défenseur des droits. Dans son jugement, le tribunal de Bobigny condamne Easyjet à 70 000 € d’amende et à la publication de la décision dans le Monde, son sous-traitant à 25 000 € d’amende, deux salariés mais avec dispense de peine et les mêmes à indemniser civilement les plaignants.
Au fond, les éléments du délit ne souffrent ici d’aucune contestation. En effet, non seulement les prévenus reconnaissent la discrimination, mais le délit relevait d’une démarche systématique formalisée dans un règlement d’entreprise appliqué entre juillet 2008 et juillet 2010 prévoyant soit la présence d’un tiers accompagnateur pour tout passager en fauteuil roulant, soit le refus d’embarquement de ce type de passagers. La systématisation de la discrimination constitue, en l’espèce, un stade supérieur d’un comportement dont l’illicéité eût été pareillement caractérisée dans un acte isolé. L’article 225-1 du code pénal incriminant la discrimination notamment fondée sur le handicap et l’article 225-2 du même code traduisant ce délit dans l’offre de bien ou de service pouvaient donc recevoir application.
Or la compagnie Easyjet invoque la sécurité des passagers handicapés pour justifier son comportement discriminatoire à leur encontre, manière de dégager sa responsabilité pénale en raison d’un état de nécessité lié à la préservation de l’intégrité physique des passagers discriminés. Le débat porte donc non pas tant sur l’existence de la discrimination illicite non contestée, que sur sa possible justification. Pour asseoir cette justification, Easyjet met à contribution le droit de l’Union européenne. En effet, un règlement européen (n° 1107/2006, 5 juill. 2006, JOUE L. 204, 26 juill. 2006) impose assurément aux transporteurs aériens (et aux gestionnaires d’aéroports) de fournir aux personnes handicapées ou à mobilité réduite une assistance sans frais supplémentaire, ainsi que de former efficacement leur personnel à l’exécution de cette obligation. Cette obligation supporte cependant un tempérament autorisant la discrimination à raison du handicap ou de la mobilité réduite du passager pour refuser une réservation ou un embarquement, soit pour respecter une exigence de sécurité prévue par le droit international, européen ou national ou l’autorité délivrant le certificat de transporteur aérien, soit quand la taille de l’avion ou de ses portes rend impossible l’embarquement ou le transport du passager en question. Et même en pareil cas, une solution alternative doit être proposée par l’auteur du refus, le remboursement du billet et le réacheminement du passager étant assurés en tout état de cause. L’exigence d’un tiers accompagnateur posée par Easyjet procède a priori d’un louable souci de sécurité du passager handicapé alors en mesure de se déplacer efficacement et d’user des issues de sécurité le cas échéant.
Cependant, outre la disponibilité aléatoire d’un tel accompagnant, la question du coût de son trajet se pose, et que l’on ne sache pas qu’Easyjet fût disposée à en assurer la charge, ce qui surenchérit singulièrement le transport aérien pour le passager handicapé, si l’on devait suivre ce raisonnement. Là où le low cost se mue en high cost pour le passager handicapé !
Au vrai, l’argument de sécurité, d’appréciation in concreto et non in abstracto comme le voudrait ici Easyjet, masque à peine une autre considération de nature économique. L’enquête préliminaire a révélé en effet que, pour Easyjet, la prise en charge et l’assistance des passagers handicapés ou à mobilité réduite comporte un coût en formation d’équipage que cette compagnie estime incompatible avec l’économie low cost. Curieuse manière de considérer une obligation légale ! Le cynisme le dispute encore à l’indécence quand il apparaît en fin de compte que l’invitation faite par Easyjet aux personnes handicapées de se signaler au moment de la réservation poursuit en réalité l’unique dessein de les discriminer, en violation flagrante du droit de l’Union européenne qui prohibe cette manière de « tri sélectif » de passagers. La démarche apparaît d’autant plus inadmissible que certaines compagnies vont bien au-delà de l’obligation d’assistance, notamment en mettant à la disposition des passagers déficients visuels le plan de l’appareil en relief ou des consignes de sécurité en braille.
En somme, la condamnation appelle une pleine approbation. Le caractère insupportable du comportement délictueux en cause nourrit quelque envie d’introduire les dommages-intérêts punitifs dans notre droit pour en dissuader la récidive par trop fréquente. En attendant, la peine complémentaire de publication de la décision propose une alternative très opportune car les compagnies low cost prospèrent surtout par leur image, et c’est donc par son image qu’il convient de rappeler Easyjet à l’ordre.
Pour conclure, faut-il mettre au crédit d’Easyjet l’abandon de ses pratiques discriminatoires en 2011 ? La pratique quotidienne le dira, sachant que des contentieux subsistent, portant sur des faits similaires au cas d’espèce. Pour la décision d’appel à intervenir et pour tous les autres litiges l’impliquant, on souhaitera à Easyjet le même sort que celui réservé à un propriétaire de cinéma par la Courde cassation dans un intéressant arrêt (Crim. 20 juin 2006, n° 02-85.888 ; Dr. pénal 2006. Comm. 133, obs. M. Véron). Dans cet autre mauvais film, un propriétaire de cinéma essuie une condamnation pour discrimination pour avoir refusé de rendre accessible sa salle aux personnes handicapées en fauteuil roulant, malgré des propositions de la mairie dans ce sens, estimant que la présence de spectateurs handicapés entraverait l’usage des sorties de secours par les spectateurs valides et perturberait considérablement la bonne marche de l’entreprise. Une atroce mais très réaliste ironie consisterait aujourd’hui à voir une personne handicapée pareillement empêchée d’assister à la projection d’Intouchables – grand succès du box-office dont nul n’ignore l’histoire aussi dramatique que truculente – pour défaut d’accessibilité de la salle. N’est-il donc pas regrettable de devoir user de la condamnation pénale pour faire prendre conscience aux hommes de l’irréductibilité de l’humanité à la représentation biaisée qu’ils s’en font parfois ? C’est sans doute le prix à payer pour dissuader certains de transformer cette représentation erronée en pure négation d’humanité. Si notre code pénal l’avait permis, les magistrats de Bobigny pour le passé et ceux de la cour d’appel pour le futur condamneraient les dirigeants d’Easyjet au visionnage d’Intouchables car, en fait de handicap, la pédagogie surpassera toujours en force de frappe tous les arsenaux pénaux.
Augustin Boujeka
Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Centre d’études juridiques européennes et comparées (CEJEC), Président honoraire de l’Association travail et handicap dans la recherche publique (ATHAREP)