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De l'absurde jusqu'au droit

Journal d'un avocat - Eolas, 13/05/2013

Georges Moreas, commissaire de police honoraire et blogueur, écrit son amertume face aux développements en cours dans une dramatique affaire et illustre l’incompréhension encore bien présente chez des policiers sur les conséquences de la réforme de la garde à vue en particulier, et sur les droits de la défense en général.

Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. L’essentiel n’est jamais assez expliqué, et il y a assez de personnes intéressées par la récupération de l’émotion que ce type d’affaires peut causer (le commissaire Moreas n’en fait pas partie, sa bonne foi et sa sincérité sont au-delà du moindre doute, et je ne dis pas ça parce que c’est un excellent tireur) pour que je me fasse un devoir de leur compliquer la vie.

De quoi s’agit-il ?

À Montpellier, la nuit de la Saint-Sylvestre 2010 (donc du 31 décembre 2010 au 1er janvier 2011), une jeune fille de 17 ans se rend à une fête chez des amis de son âge. Ils sont une vingtaine. À l’aube, elle s’éclipse avec un jeune homme de 24 ans rencontré à cette fête. On ne la reverra jamais vivante.

Ses parents, inquiets de ne pas avoir de nouvelles, la cherchent, téléphonent à ses amis et finissent par joindre ce jeune homme, qui dira l’avoir laissée vers 6-7h du matin. La gendarmerie est prévenue, et le père de la jeune fille va à la brigade territoriale avec ce jeune homme pour que sa déposition soit enregistrée. Au moment de signer le PV, il retire le gant qu’il portait et les gendarmes remarquent des traces des griffure et d’ecchymoses sur sa main. Il est pressé de questions par les enquêteurs et finit par s’effondrer en disant “je vais aller en prison, je vais aller en prison”. Il est alors placé en garde à vue, il est 22h45. Ses droits lui sont notifiés, mais à l’ancienne : pas de droit au silence notifié, droit à un simple entretien de 30 mn avec un avocat, qui ne l’assistera pas pendant les interrogatoires et n’aura pas accès au dossier. Il demande un avocat, le barreau en commet un d’office. Mais le jeune homme dit que lorsqu’il a laissé la jeune fille, elle était encore en vie, et est d’accord pour conduire les enquêteurs à l’endroit où il l’a laissée. Vu l’urgence, l’OPJ prévient l’avocat qu’il y a un transport sur place, et que l’entretien est repoussé. Les gendarmes arrivent sur les lieux à 00h35, et découvrent la jeune fille morte. Le procureur de la République, tenu informé des faits conformément à la loi, décide de confier la suite de l’enquête à un service de police judiciaire spécialisé dans les dossiers criminels, qui récupère le dossier et le gardé à vue vers 1h du matin. Le suspect rencontre son avocat pendant 25 mn, et est entendu pour la première fois sur les faits après cet entretien. Et passerait à cette occasion des aveux complets. Ces aveux sont corroborés par des éléments matériels relevés sur les lieux du crime : les traces de lutte relevées sur sa main, sa gourmette, portant son prénom, arrachée par la victime se débattant et retrouvée sur les lieux, des vêtements tachés du sang de la victime retrouvés chez le suspect, et des traces de son sperme retrouvées sur la victime.

Le grain de sable

Le dossier de l’accusation va cependant recevoir un coup quand la défense obtiendra l’annulation de l’interrogatoire du suspect, car il ne s’est pas vu notifier son droit au silence et n’a pu sans raison valable bénéficier de l’assistance d’un avocat tout au long de sa garde à vue. Depuis, interrogé à nouveau, le suspect affirme ne plus se souvenir de rien. Le commissaire Moreas ne digère pas. En effet, explique-t-il, les faits ont eu lieu le 1er janvier 2011, et la loi sur la garde à vue a changé le 15 avril 2011. Comment diable peut-on reprocher aux policiers de ne pas avoir appliqué une loi votée des mois plus tard et mettre ainsi en péril la procédure ? On devine également l’incompréhension de la famille de la victime, et l’angoisse qui peut la saisir à l’idée que celui qui selon toute vraisemblance serait celui qui a tué leur fille dans des conditions sordides puisse échapper à la justice.

Et là je dis : on se calme.

On se calme

Revoyons ce qui s’est passé sous l’angle du droit avant de voir quelles sont les conséquences exactes de ce qui s’est passé.

Tout d’abord, l’argument de la pseudo-rétroactivité de la loi du 14 avril 2011 sur la garde à vue est erroné.

La réforme de la garde à vue est née de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme, de son vrai nom Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CSDH), de son article 6 exactement. Cette convention date du 4 novembre 1950, soit 61 ans avant les faits. Elle a été ratifiée par la France en 1974 et est entrée en vigueur dans notre pays des droits de l’homme le 3 mai 1974. Ce n’est qu’en octobre 1981 que les citoyens ont été autorisés à saisir à titre individuel la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour faire juger que la France a bafoué un des droits reconnus par cette convention. On ne peut pas dire qu’on ait fait preuve de précipitation dans cette affaire.

S’agissant de la réforme de la garde à vue, la CEDH a exigé que l’avocat assiste les personnes en garde à vue dès le début des années 1990. La France a feint de ne pas comprendre et a limité cette intervention à un entretien de 30 mn sans assistance ni accès au dossier (loi du 4 janvier 1993) repoussé à la 21e heure 8 mois plus tard à l’occasion d’un changement de majorité (loi du 24 août 1993) et ramené à la première heure par la loi du 15 juin 2000.

Le 27 novembre 2008, la Cour rend un arrêt Salduz c. Turquie posant qu’une personne en garde à vue doit pouvoir être assistée d’un avocat et qu’à défaut, ses propos ne peuvent être retenus comme preuve. Un certain doute a pu planer sur le sens de cet arrêt, du fait que l’intéressé était mineur, qu’il s’agissait de terrorisme, et que la loi turque excluait toute présence de l’avocat. Mais le 13 octobre 2009, toute ambigüité est levée dans l’arrêt Dayanan c. Turquie :

un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (pour les textes de droit international pertinents en la matière, voir Salduz, précité, §§ 37-44). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer. (§32)

Dès lors, il était évident que la garde à vue à la française ne convenait plus. Certains magistrats en ont tiré les conséquences qui s’imposaient, d’ailleurs.

Mais la France va s’obstiner dans le déni, le garde des Sceaux d’alors affirmant sans rire que les arrêts Salduz et Dayanan ne s’appliquaient qu’à la Turquie, et que le droit français était parfaitement conforme. Voilà la faute, voilà le péché originel. Le déni de réalité. Car les avocats français n’ont pas accepté ce mensonge, et ce fut d’abord la QPC du 30 juillet 2010 qui constatait l’inconstitutionnalité de la garde à vue mais en repoussait les effets (les droits de l’homme à retardement, on aura tout vu), puis l’arrêt Brusco c. France le 14 octobre 2010, disant clairement ce que tout le monde savait déjà : la garde à vue française violait la CEDH, donc était illégale aujourd’hui, pas dans un an.

Donc voici le premier point essentiel : deux mois avant le meurtre de cette jeune fille, on savait que notre procédure était illégale comme contraire à un instrument international supérieur à la loi et d’applicabilité directe. Et pourtant, en connaissance de cause, on a continué à l’appliquer. Notamment au meurtrier présumé de cette jeune fille. Alors à qui la faute ? Faut-il blâmer l’avocat de ce jeune homme d’avoir fait son travail et d’avoir obligé la justice à respecter la loi et à sanctionner une violation des droits de l’homme ? Faut-il qualifier cette démarche de juridisme absurde ? Non, et même la chambre criminelle de la Cour de cassation, que l’on ne peut soupçonner de soutenir à l’excès les droits de la défense, n’a pu que constater cette évidence, et que la loi du 14 avril 2011 n’est intervenue que bien trop tard, à cause de l’aveuglement de l’exécutif.

Et j’ajoute qu’à ce jour, nous ne sommes toujours pas en conformité, du fait du refus, absurde, lui, de donner accès au dossier à l’avocat, entravant ainsi le libre exercice de la défense. C’est à dire qu’en connaissance de cause, la France refuse d’appliquer la CSDH, après s’être pourtant déjà pris les pieds dans le tapis, faisant à nouveau encourir le risque de ce type de déconvenues dans des affaires criminelles qui ont lieu aujourd’hui. Ne venez pas pas geindre sur la rétroactivité de la loi. La violation de la CSDH a lieu en ce moment même, même si la sanction tombera dans un, deux, ou cinq ans.

L’absurde serait d’ignorer le droit

La sanction est simple : les déclarations incriminantes reçues en violation de la CSDH sont nulles. Elles sont cancellées, retirées de la procédure, ainsi que toute pièce s’y référant ou dont elles étaient le soutien nécessaire. Mais rien de plus, le reste du dossier demeure intact.

Pourquoi cette sanction ? La raison la plus communément donnée est la plus fausse. Il s’agirait de dissuader la police de violer la loi. Il n’en est rien.

D’abord parce que, reconnaissons-lui ceci, la police n’a pas besoin de menaces pour respecter la loi. La police est un corps hiérarchisé et obéissant à l’autorité, et les circulaires qu’elle reçoit sur comment appliquer la loi sont reçues avec plus de dévotion que Moïse recevant les Dix commandements sur le Sinaï.

Ensuite parce que dans les cas où la police violerait la loi par erreur, la loi prévoit la sanction sous forme de la nullité de l’acte illégal, et que cette nullité est entourée de mille et un obstacles procéduraux qui font qu’un acte parfaitement illégal peut être parfaitement admissible en justice : citons notamment la forclusion qui intervient 6 mois après chaque interrogatoire en cas d’instruction judiciaire ou dès qu’une défense au fond est présentée devant le tribunal, et l’exigence d’un grief, c’est-à-dire que si le juge estime que cette illégalité n’a pas porté atteinte aux intérêts du prévenu, celui-ci n’a pas le droit de la soulever. C’est pour ça que seule une infime partie des gardes à vue antérieures au 14 avril 2011 a été annulée, quand bien même elles étaient toutes illégales. La France s’est faite une spécialité de simuler le respect des droits de la défense. Dans les faits, soyez tranquilles, la balance est nettement du côté de la répression.

Enfin, parce qu’un policier qui enfreindrait une règle procédurale ne risque rien à titre personnel. Il n’y a pas de remontée des nullités au niveau de la notation ou de retrait de l’habilitation d’officier de police judiciaire. Et c’est heureux.

Si les domaines du légal et de l’illégal sont à peu près clairs, il y a une zone d’incertitude entre les deux, due aux fluctuations de la jurisprudence et à l’appréciation du juge (et un peu aussi au talent de l’avocat). Si le policier risquait une sanction, il n’oserait pas s’approcher de cette zone, et renoncerait à des actes d’enquêtes qui pourtant seraient légaux et pourraient faire aboutir l’enquête mais en cas d’erreur d’appréciation pourrait pourrir sa carrière et sa vie. Le choix qui est fait est de laisser la bride sur le cou au directeur d’enquête, et simplement d’annuler a posteriori les actes étant allés trop loin, et encore si quelqu’un pense à le demander dans les délais, sinon, le juge ne voudra même pas en entendre parler et sera bien content de sa surdité.

De la quasi nullité des conséquences de la nullité

La jurisprudence veille scrupuleusement à limiter les effets des nullités au strict minimum, et de fait, elles n’ont en pratique d’effets que quand elles entrainent le non-respect d’un délai. En dehors de ces cas, l’appréciation du juge peut se faire sur les autres éléments, et curieusement, ils ont tendance à être toujours suffisants pour emporter sa conviction, malgré la disparition des aveux.

Devant le tribunal correctionnel, cela touche au sublime. Supposons que je sois dans un dossier similaire, mais délictuel : mon client a agressé sexuellement une jeune fille et l’a frappée, mais elle a survécu. Je constate que mon client ne s’est pas vu notifier son droit au silence, n’a pas pu bénéficier de l’accès à un avocat qui lui-même n’a pas eu accès au dossier. Je demande la nullité du procès verbal où mon client a avoué. Je vais donc plaider devant le tribunal la nullité d’un PV où mon client a avoué les faits en détail. Donc attirer l’attention des juges sur ces aveux.

Or le Code de procédure pénale oblige le tribunal à joindre l’incident au fond, c’est à dire à statuer sur ma nullité et la culpabilité par un jugement unique. En attendant, le PV reste au dossier. Mon client va donc être confronté à ses déclarations, et on va lui demander s’il les maintient, ou si le tribunal est un peu plus malin, il va directement lui demander de raconter à nouveau ce qui s’est passé, sachant du point de vue du prévenu que ce qu’il a dit figure déjà au dossier et y restera peut-être après le jugement, ce qui rendrait inutiles ses dénégations et aggraverait son cas. Puis en revenant de délibérer, le tribunal pourra constater qu’en effet, ces aveux étaient nuls, mais que puisque le prévenu a reconnu à l’audience qu’il était l’auteur des faits, le condamnera comme si de rien n’était. Voilà comment en France on respecte les droits de la défense, et tout le monde trouve ça normal, sauf les avocats, mais vous nous connaissez, nous sommes des bobos droitdelhommiste, car dans notre pays, on a fait des mots droits de l’homme une insulte.

Revenons-en à notre affaire qui chiffonne notre policier émérite. La cour d’appel a annulé le procès verbal des aveux. Bien fait, on a vu pourquoi. Et que s’est-il passé d’autre ?

Rien.

Les preuves matérielles (sang, sperme, constations médicales, gourmette) et les premières déclarations spontanées (“je vais aller en prison, je vais aller en prison”) faites à un moment où rien ne justifiait le placement en garde à vue, de même que le fait qu’il ait conduit les enquêteurs sur les lieux où le corps a été découvert, tout cela fait encore partie du dossier.

Le mis en examen est toujours mis en examen et détenu, et a fait l’objet d’une ordonnance de mise en accusation le renvoyant devant les assises. Sa défense a fait appel de cette ordonnance, ce qui est quasi systématique, et estime que la nullité de ces aveux devrait entrainer une requalification en délit. La cour devrait statuer le 18 mai, si j’ai bien suivi. Sans sous-estimer le talent de mon excellent confrère en charge des intérêts du mis en examen, ses chances de succès sont quasi-nulles. Tout simplement parce que la cour dira que la défense peut plaider la requalification des faits devant la cour d’assises, qui est compétente pour cela, et qu’à ce stade, la seule question qui se pose est : y a-t-il des charges suffisantes pour accuser le mis en examen d’avoir commis le crime de viol suivi de mort ? Je prends les paris.

Rappelez-vous l’affaire Jérémy Censier. Là aussi, les aveux de son meurtrier ont été annulés. Cela n’a pas empêché son procès de se tenir, et ce jeune homme, qui désormais niait les faits, d’être condamné pour meurtre (il n’a pas souhaité faire appel).

On ne peut que regretter avec les familles que ces recours, qui sont légitimes et participent de la défense, soient si longs à traiter. La lenteur de la justice n’est pas due à sa complexité (vous avez vu qu’en l’espèce, c’est plutôt simple : à tous les coups la défense perd) ou à la paresse des juges mais à l’insuffisance endémique de ses moyens. La famille de la victime a attendu un an ce qui aurait pu être jugé en 2 ou 3 mois, uniquement parce que leur dossier faisait la queue avec les autres sur les étagères de la chambre de l’instruction. Là, nous serons d’accord pour dire que tolérer cette situation comme l’État le fait depuis des décennies relève bel et bien de l’absurde.


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