Journal d'un justiciable en colère
Journal des greffiers en colère - Eolas, 30/04/2014
Par Astrée, greffier en chef
Chacun de nous a été, est, ou sera un jour, un justiciable.
Et je ne veux pas dire par là que chaque citoyen est un délinquant qui s’ignore (ou non).
Simplement un usager du service public de la justice. Car loin des clichés télévisuels, la justice, ce n’est pas simplement : “Accusé, levez-vous !”.
Un divorce ? Tribunal de grande instance. Un licenciement ? Conseil de prud’homme. Un PaCS ? Tribunal d’instance. Une facture impayée ? Juridiction de proximité. Un parent souffrant d’Alzheimer ? Juge des tutelles. Un certificat de nationalité ? Tribunal d’instance. Une entreprise en difficulté ? Tribunal de commerce. Une adoption ? Tribunal de grande instance. Des travaux mal faits ? Tribunal d’instance. Un voisin injurieux ? Tribunal de police. Un mineur orphelin ? Juge aux affaires familiales. Un accident de la route ? Tribunal de grande instance. Une erreur sur votre acte de naissance ? Service civil du parquet. Une renonciation à succession ? Tribunal de grande instance…
Nous sommes tous des usagers de ce service public qu’est la justice.
Aujourd’hui, je ne suis pas un greffier en chef en colère. Je n’ai pas de revendication statutaire, ni salariale. Je ne demande pas de revalorisation, ni plus de considération. Je ne me sens ni méprisée par les magistrats, ni conspuée par les greffiers, ni ignorée par les avocats.
Je suis un justiciable en colère.
Parce que je suis greffier en chef, je sais que c’est le justiciable en moi qui doit être en colère. Et je sais, car je connais le sens du service public des mes collègues de toutes catégories, que chacune des revendications portées devant le ministère de la justice aujourd’hui a pour raison d’être l’envie de servir au mieux le justiciable.
Parce que je suis greffier en chef, je sais que chaque réforme, chaque “arbitrage budgétaire”, chaque “modernisation”, chaque “simplification” va nous faire grincer des dents, tempêter et maudire ce législateur inconscient, non pas parce qu’il nous sort de notre zone de confort, ou fait trembler notre routine de fonctionnaire, mais parce qu’il nous empêche de satisfaire au mieux, dans des délais raisonnables, en des termes clairs notre “client” : le justiciable.
Abordons la question de l’informatique judiciaire : Maître Eolas a évoqué les affres de Cassiopée. Ce dernier a une grande famille : Minos[1], Appi[2], Chorus[3], Ipweb[4] et j’en passe. Ils sont codés avec les pieds, certes. Mais comme toute tare familiale, on s’y fait, on développe des stratégies, on apprend à ne pas appuyer sur la zone sensible.
Le cauchemar de l’informatique judiciaire réside ailleurs. Il se drape de modernisation, d’échanges dématérialisés avec les huissiers, les avocats, les gendarmeries, le trésor, et que sais-je encore. Car au delà du fait qu’ils sont pédifacturés, ces applicatifs ont surtout un terrible point commun : ils fonctionnent via intranet. Or, de débit, nous n’avons point. C’est comme essayer de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille.
Le quotidien des greffes au XXIème siècle consiste donc à regarder s’égrener les carrés verts de la barre de chargement. A chaque dossier enregistré, à chaque donnée ajoutée, 10 secondes par ci, 30 secondes par là. Multipliées par 50 dossiers par jour, par 250 jours par an, par 30, 50, 70 fonctionnaires par tribunal, par 500 juridictions… Vous êtes en train de faire le calcul de la lenteur de la justice. Pour moi, fonctionnaire de justice, cela ne change rien. Je ne suis pas payée au nombre de dossiers enregistrés. Pour moi, justiciable, c’est peut-être un mois, deux mois de plus sans récupérer la caution que mon propriétaire refuse de me rendre.
Parlons de la réformite aigüe : maladie dont est manifestement atteint notre législateur et qui consiste à réformer, puis à réformer la réforme, puis à simplifier la réforme de la réforme, puis à moderniser la simplification. Le tout, sans regarder ce qui existe déjà, sans se demander si et comment l’existant est appliqué ou applicable. De préférence en omettant d’abroger les dispositions anciennes et en échelonnant les entrées en vigueur de telle sorte que personne ne sache quel texte est applicable à l’instant T. En pratique, dans les greffes, cela donne quoi ? Exemple : une loi du 26 juillet 2013 réforme la procédure de surendettement. Elle entre en vigueur le 1/01/2014. Le décret d’application (qui explique concrètement comment mettre en œuvre la réforme) est publié le 21/02/2014 (cela fait donc 2 mois que la réforme existe sans être appliquée), les instructions au greffe sont transmises par la chancellerie fin avril. Les logiciels informatiques seront adaptés en juin. Ne fonctionneront pas. Les bugs seront peut-être corrigés en septembre… ou pas.
Et de janvier à septembre, on fait quoi ?
Une bonne âme, généralement le greffier en chef, épluche chaque matin le Journal officiel en ligne, puis tel Sherlock Holmes, remonte la piste du texte modifié. Vous avez déjà vu une loi de simplification ? Cela ressemble à cela :
>“Le code des douanes est ainsi modifié :
1° Au 2 de l’article 1033, à l’article 344 et au deuxième alinéa de l’article 468468, les mots : « tribunal d’instance » sont remplacés par les mots : « président du tribunal de grande instance » ;
2° A l’article 185, à la fin du 2 de l’article 186, à la seconde phrase du 3 de l’article 188, aux 1 et 3 de l’article 389 et au dernier alinéa du 1 et à la première phrase du 3 de l’article 389 bis, les mots : « juge d’instance » sont remplacés par les mots : « président du tribunal de grande instance »
3°A l’article 361, le mot : « deux » est remplacé par le mot : « trois » ; “
… et cela peut continuer comme cela sur 10, 20 ou 30 pages. A vous de sortir codes et crayons pour trouver ce qui peut bien vous concerner et découvrir que vous venez de vous voir attribuer une compétence nouvelle. A vous de trouver quelle date d’entrée en vigueur s’applique à quel alinéa. À vous d’en rédiger une synthèse que vous diffuserez aux fonctionnaires. A vous de chercher comment mettre en œuvre la loi nouvelle avec le logiciel ancien. À vous d’aller corriger chaque trame de jugement, de convocation, de notification pour l’adapter aux nouveautés, pour corriger les articles cités, les délais, les voies de recours qui ont changé… 15 minutes par trame, multiplié par 15 ou 20 trames, multiplié par 500 juridictions. Pour moi, greffier en chef, c’est une activité comme une autre. Je répare les chasses d’eau, je peux bien bricoler des trames. Pour moi justiciable, c’est deux mois de plus avant que mon divorce soit prononcé.
Les juridictions sont encombrées, ce n’est rien, simplifions. Transférons aux huissiers les appositions de scellés, aux notaires les actes de notoriété, les consentements à adoption, aux préfectures les nationalités par mariage…
Pour moi, greffier en chef, c’est du travail en moins. Les journées sont moins variées, mais je ne m’ennuie pas, j’ai des réformes à mettre en œuvre. Pour moi justiciable, c’est 500 euros de frais de notaire pour un service auparavant rendu gratuitement par le tribunal.
Le système judiciaire est trop complexe, le justiciable n’y comprend rien : simplifions ! Rayons de la carte 250 tribunaux. Une fois qu’il aura compris que le tribunal est trop loin pour que cela vaille le coup d’entamer une procédure, il aura effectivement tout compris.
Terminons par le nerf de la guerre : le budget. Les juridictions sont pauvres. Mes collègues ont donné assez de détails. C’est un fait avéré. On y coupe les post-it en deux, voire en quatre. Considérons que c’est au moins écologique. Chacun a conscience qu’il est nécessaire de faire des économies.
Là où le bât blesse, c’est que moi, greffier en chef, je sais qu’il faudrait plus de moyens, mais je sais aussi pertinemment comment on pourrait faire des économies. Je sais quelles notifications par lettres recommandées, imposées par les textes, sont inutiles (à presque 4,50€ la lettre recommandée, je vous assure que ce n’est pas une paille).
Je sais combien coûte une audience solennelle de rentrée (chaque année, dans chaque juridiction, avec petits fours et invitation du bottin mondain) et combien coûte l’audience d’installation d’un nouveau président, procureur…
J’ignore combien coûtent les nombreuses brochures sur papier glacé qui nous sont envoyées par la chancellerie, mais je sais parfaitement où elles terminent.
J’ignore combien a coûté, en signalétique, panneaux et feuilles à entête la transformation du ”ministère de la justice” en “ministère de la justice et des libertés”, puis le retour au “ministère de la justice”, mais j’ai dans l’idée qu’il y avait là de quoi faire vivre quelques juridictions pendant quelques années.
Et là, ce n’est plus moi, justiciable, mais moi contribuable qui suis en colère.
Alors, si aujourd’hui, moi, greffier en chef, je suis sur les marches du palais de justice, c’est pour que vous, justiciables, bénéficiiez d’un vrai service public de la justice.
Astrée
Notes
[1] Qui gère les décisions rendues par les tribunaux de police et de proximité. Rappelons que Minos a bâti un labyrinthe où il a enfermé un monstre…NdEolas
[2] Application des Peines, Probation et Insertion, qui fait la liaison entre les Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation et les juges d’application des peines. NdEolas
[3] Application qui gère les dépenses de l’Etat dans toutes les administrations.NdEolas
[4] Système de traitement des données personnelles dans les tribunaux d’instance et de proximité.NdEolas