Portalis aux enchères
Le blog Dalloz - bley, 10/12/2012
Samedi 24 novembre 2012, à partir de 14 h 30, s’est déroulé à Marseille un événement exceptionnel. Sans doute ne se reproduira-t-il pas deux fois dans l’histoire du monde juridique. En effet, la maison de ventes Leclère dispersait aux enchères un impressionnant fonds d’archives, correspondances et autres documents ayant appartenu à la famille Portalis. Les cœurs des juristes ont dû se serrer. C’est qu’avec Cujas, Domat et Pothier, Jean-Étienne-Marie Portalis (1746-1807) est sans doute encore un peu notre père à tous, tout autant qu’il est celui du code civil.
Et, nonobstant les déceptions liées à un marché peut-être plus frileux ces temps-ci, la vente a été un succès. Financier, tout d’abord, car les adjudications totalisaient près de 650 000 € de résultat (V. le Journal des Arts – 30 nov. 2011). Ensuite, l’un des mérites de cette vacation est certainement d’avoir pu permettre la divulgation d’un patrimoine d’un intérêt scientifique inestimable pour la communauté des juristes. L’ensemble de ces archives dormait bien sagement au fin fond de la propriété familiale, à Saint-Cyr-sur-Mer, près de Bandol, là précisément où Portalis s’était un temps réfugié pendant la tourmente révolutionnaire. Nul n’en avait vraiment connaissance et la vente marseillaise aura permis d’attirer l’attention sur l’existence de ces pièces majeures de l’histoire du droit. Enfin et surtout, l’événement a permis de figer l’ensemble grâce à l’exceptionnel catalogue de la vente. Le droit n’échappera donc plus à cette règle que connaissent d’autres matières : les catalogues de ventes aux enchères sont parfois source de très précieux enseignements. Désormais, quiconque s’intéressera à Portalis ne pourra faire l’économie de compulser ce document qui fera rapidement référence. Les notices sont fouillées et d’une grande exigence scientifique, les photos sont nombreuses. De même, il n’est pas rare que certaines parties manuscrites y soient retranscrites. La préface de l’expert en charge de la vente, M. Benarroche (Portalis, homme d’État et du Droit. Portalis, homme de courage), ainsi que l’article introductif du professeur d’Onorio (Les Portalis. Une famille au service de l’état et du droit) sont riches d’enseignements. En somme, le catalogue de la vente Portalis n’est pas loin de faire œuvre de doctrine.
La vente concernait la famille Portalis. La précision est d’importance, compte tenu de la haute qualité de ses membres. Aussi, bien sûr, nombreux étaient les objets présentés en rapport avec le père du code civil mais la vacation comportait également toute une série d’éléments concernant son fils, Charles-Joseph-Marie (1778-1858), certes moins connu mais dont la biographie est pourtant digne d’intérêt. L’article du professeur d’Onorio rend justice à cette figure incontournable, qui fut premier président de la Cour de cassation à compter de 1829, pendant près de vingt-trois ans.
Que retenir, donc, parmi les lots adjugés lors de la vente du 24 novembre ? Beaucoup de choses, naturellement, tant la vente paraissait exhaustive et les éléments la composant d’un remarquable intérêt. À côté d’achats directs, la Cour de cassation ne s’y est d’ailleurs pas trompée en préemptant le lot numéro 11. Il s’agissait d’un fort volume in-folio, manuscrit de 953 pages, écrites pour la plupart à l’encre par Portalis lui-même. Le recueil contenait notamment des décisions des procureurs du Pays de Provence, dans des litiges opposant les particuliers aux communes, vigueries et hôpitaux mais, également, des lettres adressées par ces derniers tant aux maires et communes de la région, qu’au roi, à Necker ou Bigot de Préameneu. Les Archives nationales se sont également mêlées de la vente, dans des conditions cette fois-ci plus contestées, via une revendication de certains éléments, environ une trentaine de lots, qui n’ont pu être présentés.
Haute valeur intellectuelle et scientifique, forte charge affective et émotionnelle, voilà les deux catégories dans lesquelles l’on pouvait ranger les objets proposés, quand celles-ci, évidemment, ne se rencontraient pas.
Nul ne contestera, par exemple, le caractère exceptionnel du lot numéro 5, un recueil de plusieurs manuscrits, de la main de Portalis et de celle de son secrétaire, dont la célèbre Consultation sur la validité des mariages protestants de France (1770), commandée par le Duc de Choiseul, et annotée ici par Voltaire. L’association entre le philosophe de Ferney et le célèbre jurisconsulte est extraordinaire. Mais fut également proposé à la vente le manuscrit, en grande partie autographe, De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, rédigé par Portalis alors qu’il s’était exilé à la suite du coup d’État du 18 Fructidor, au Château d’Emckendorf, dans les environs de Kiel. Selon la notice du catalogue, le manuscrit aurait été pour une majeure partie rédigé par Portalis, pour l’autre dicté à son fils (la vue de Portalis déclinait dangereusement au fil du temps). Le lot suivant se révélait tout aussi intéressant : un ensemble de deux manuscrits, dont un premier jet autographe, correspondant à une œuvre inédite de Portalis, Des sociétés politiques en général, puis le manuscrit posthume de l’ouvrage, réorganisé par le fils du célèbre jurisconsulte, en vue d’une publication qui n’eut jamais lieu. Mais il fallait aussi compter sur les multiples recueils de plaidoiries, de mémoires, de correspondances rédigées par Portalis. La Fayette, Talleyrand et bien d’autres auront été ses correspondants. L’intime, bien sûr, était également au rendez-vous. Ainsi, les décorations de Portalis ont atteint des sommets (Grand aigle de la Légion d’honneur du premier type, ou encore le bijou de sa Grande Croix de l’Ordre royal de Hollande). Plus anecdotique, on s’est arraché sa tabatière, laquelle lui aurait été donnée par Napoléon lui-même, de même que son portefeuille à soufflet a été longuement disputé.
Jean-Étienne-Marie Portalis aura donc été à l’honneur. Il faut espérer que cette occasion donnée à la communauté des juristes de se rendre compte une fois de plus, et cette fois-ci au plus près, du caractère exceptionnel de l’homme puisse perdurer. Mais au moins sait-on aujourd’hui que tout cela existe.
Thibault de Ravel d’Esclapon
Chargé d’enseignement à l’Université de Strasbourg, Centre du droit de l’entreprise