Dernière salve liberticide avant une refonte de la législation des fichiers de police ?
Le blog Dalloz - bley, 18/05/2012
À la suite des dispositions introduites par la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (C. pr. pén., art. 230-6 s.), trois décrets d’application relatifs aux fichiers de police viennent d’être publiés au Journal officiel. Le décret n° 2012-652 du 4 mai 2012 fusionne les fichiers STIC et JUDEX dans un traitement d’antécédents judiciaires (TAJ), initialement développé sous l’acronyme ARIANE. Si les durées de conservation des données, les infractions et les personnes visées évoluent peu, ce traitement ne constitue pas une stricte réplique des fichiers antérieurs. À la différence du STIC et du JUDEX, le TAJ contiendra un dispositif de reconnaissance faciale permettant de procéder à des comparaisons biométriques des visages, y compris sur la base d’images collectées via des dispositifs de vidéosurveillance. De façon à faire ressortir les liens et similitudes entre fiches, bien d’autres critères pourront donner lieu à des requêtes spécifiques ou périodiques et automatisées (signalement, mode opératoire, mobile, etc.). L’ancienne majorité n’a pas jugé utile d’introduire, comme l’y invitait la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) (délibération n° 2011-204, 7 juill. 2011), l’interdiction de sélectionner une catégorie particulière de personnes à partir de données « sensibles » (orientation politique, sexuelle, religieuse, etc.).
Les décrets n° 2012-689 et n° 2012-687 du 7 mai 2012 concernent, quant à eux, les conditions de mise en œuvre des fichiers d’analyse sérielle, ainsi que des fichiers et logiciels de rapprochement judiciaire. Alors que tous les crimes et délits punis d’une peine d’emprisonnement pourront donner lieu à de tels rapprochements, autant dire la quasi-totalité des qualifications autres que contraventionnelles, le précédent gouvernement n’a guère accordé d’attention à la réserve d’interprétation posée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 mars 2011. Ce dernier a subordonné l’utilisation de ces logiciels à une autorisation du parquet ou du juge d’instruction, dans le cadre d’une procédure ou d’une enquête déterminée. Si cette autorisation figure bien dans le nouvel article R. 40-40 du code de procédure pénale, le projet initialement soumis à la CNIL donnait au parquet la faculté d’accorder des autorisations plus générales par le biais d’instructions permanentes. Le texte publié va encore plus loin dès lors qu’en matière d’enquête de flagrance, « l’autorisation est réputée acquise sauf décision contraire du procureur ». Il faut ajouter que les fonctionnalités de rapprochement du TAJ ne sont pas régies par ces dispositions légèrement plus restrictives.
De prime abord, ces dispositions semblent contre-balancées par l’accroissement des contrôles judiciaires et administratifs. Pour le TAJ, comme pour les fichiers de rapprochement et d’analyse sérielle, les trois décrets confortent les maigres garanties issues de la LOPPSI 2 : traçabilité des consultations pendant cinq ans, accès proscrit aux données conservées malgré l’absence de condamnation pénale lors d’enquêtes de moralité, magistrat « référent » chargé de vérifier l’apurement et la mise à jour des fichiers. En pratique, ce contrôle sera facilité par l’interconnexion prévue avec Cassiopée en 2012, dont l’accès vient d’ailleurs d’être abusivement étendu à certaines associations d’aide aux victimes (décr. n° 2012-680, 7 mai 2012). Cette chaîne pénale informatique doit permettre des échanges interapplicatifs, avec une alimentation en amont par les services de police, et en aval une mise à jour du TAJ par les acteurs judiciaires. Or nombre d’erreurs constatées dans le STIC et le JUDEX s’expliquent par le défaut de transmission des suites judiciaires. Toutefois, ces interconnexions ne corrigeront pas les anciennes fiches, qui sont à près de 80 % inexactes (83 % des fiches STIC en 2009, 79 % en 2010). Il faudra plusieurs décennies, sinon plusieurs siècles, pour que le « magistrat référent », même assisté de trois collaborateurs, épuise ce stock d’enregistrements (plus d’un million de fiches).
Le sursaut citoyen occasionné en 2008 et 2009 par les polémiques « ardoise » (V. art. de ce blog du 24 avr. 2008) puis « edvige » (V. art. de ce blog du 10 sept. 2008) pouvait pourtant laisser espérer une véritable prise de conscience politique. D’autant qu’à l’exception des conclusions du groupe (dit) de contrôle des fichiers policiers, présidé par l’omniprésent Alain Bauer, plusieurs rapports (CNIL, 2009 ; Batho, Bénisti, 2009 et 2011) ont recensé des dysfonctionnements scandaleux : victimes malencontreusement transformées en dangereux délinquants, consultations illégales, refus d’embauche ou licenciements injustifiés à la suite d’enquêtes de moralité, absence de réponse aux demandes d’accès indirect dans les délais légaux (12 à 18 mois pour le STIC, 2 ans pour les fichiers de renseignement), manque criant de moyens de la CNIL et des juridictions pour effectuer des contrôles effectifs. Pendant ce temps, dans le cadre des dispositifs de traitement en temps réel, ces antécédents policiers deviennent l’un des principaux critères mobilisés par les parquets pour décider de l’opportunité des poursuites et des voies procédurales, avec tous les effets induits sur la nature et la sévérité de la sanction.
Si l’avenir d’un homme n’était pas en jeu, il faudrait presque se réjouir que le sujet réapparaisse sur la scène médiatique et politique, à l’occasion des débats judiciaires qui s’ouvriront le 22 mai 2012 devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. En 2008, après de multiples alertes auprès de sa hiérarchie, faute d’être entendu, en désespoir de cause et au prix de sa carrière, un commandant de police a décidé d’en informer l’opinion publique, en divulguant par un geste citoyen transgressif les fiches STIC de deux célébrités (lire notamment deux tribunes publiées sur les sites du Monde et de Mediapart). Tout en reconnaissant que « l’administration s’est affranchie depuis de nombreuses années des règles de gestion de ce fichier, notamment celles relatives à l’effacement des données, ceci sans qu’aucune mesure ne soit prise par les autorités concernées », le tribunal administratif de Melun a étonnamment confirmé, le 8 décembre 2011, sa sanction disciplinaire de mise à la retraite d’office. Privé d’emploi et de ressources, P. P… risque désormais une condamnation pénale pour violation du secret professionnel, détournement et accès frauduleux à des données confidentielles. Espérons que nos institutions sauront reconnaître qu’il n’a eu d’autre choix que de s’affranchir de son devoir de réserve, dès lors que « l’administration » s’est « affranchie » depuis des lustres de son devoir de respecter les règles de gestion gouvernant le STIC. Espérons que nos institutions, comme l’ensemble des citoyens, comprendront que le moment est venu d’engager une véritable réflexion sur ce que peut et doit être l’encadrement des fichiers policiers dans un État de droit, avant de procéder à une véritable refonte de la matière, aussi urgente que nécessaire (AJ pénal 2007. 57, obs. V. Gautron ; AJ pénal 2010. 266, obs. V. Gautron).
Virginie Gautron
Maître de conférences à la faculté de droit de Nantes
Laboratoire « Droit et Changement social », UMR CNRS 3128