Le Sage, le Flic et le Suspect
Journal d'un avocat - Simone Duchmole, 3/01/2012
Par Simone Duchmole, officier de police judiciaire, que mes lecteurs actifs en commentaires connaissent bien, à qui je souhaite la bienvenue comme auteur invitée et que je remercie pour sa participation à ce débat.
Je ne vous le cache pas : je me réjouis de la décision du Conseil Constitutionnel en date du 18.11.2011 sur l’audition dite « libre » des suspects et sur l’impossibilité pour les avocats d’accéder, au moment de la garde à vue, aux pièces du dossier.
J’entends bien ceux qui y voient une démission des Sages de la rue de Montpensier, arguant, consternés, que ces derniers font fi des règles fondamentales pourtant réaffirmées avec force depuis plusieurs années par les magistrats européens de Strasbourg (où l’herbe est si verte). Oui, j’entends tout cela. Mais je ne peux m’empêcher de me réjouir car je constate que cette prestigieuse institution (cela dit sur ce point le doute m’assaille, il suffit notamment de voir son attitude vis à vis des comptes de campagne du candidat Balladur en 1995 pour se rendre compte du malaise)… que cette prestigieuse institution, donc, garde une conception du « procès pénal » proche de la mienne. En tout cas, c’est comme cela que je l’interprète. Et cette joie m’a donné envie de coucher quelques remarques sur le papier. Je remercie donc Maître Eolas de m’avoir ouvert son blog malgré nos avis très divergents sur le sujet.
Pour mieux comprendre mon point de vue, commençons par des choses simples, ce qui, pour une fonctionnaire de police, n’étonnera personne. Nous, les flics, à quoi servons nous exactement, à part bien sûr harceler les automobilistes ou déloger brutalement de sympathiques manifestants ? L’article 14 du Code de Procédure Pénale résume, en quelques mots, notre mission, en tout cas celle de la Police Judiciaire à laquelle j’appartiens : nous sommes chargés de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs, et ce tant qu’une information n’est pas ouverte (donc tant qu’un juge d’instruction n’est pas saisi). Comme vous le voyez, nous n’intervenons que de manière limitée dans le « procès pénal », concept beaucoup plus large comprenant notamment la phase essentiel du jugement. Pour faire simple, nous recherchons, au cours de nos enquêtes, tous les éléments utiles permettant à la Justice de se prononcer d’abord sur les éventuelles poursuites puis sur la culpabilité de la personne poursuivie.
Et dans le cadre de cette recherche, il nous arrive de mettre en œuvre une mesure devenue emblématique : la garde à vue.
Évacuons tout de suite la question des conditions matérielles de cette dernière. On en parle depuis longtemps et c’est bien souvent le premier grief formulé par ceux qui ont la « chance » de passer dans nos locaux, dans ces cellules exigües, inconfortables et bien souvent malodorantes. L’État estime peut-être que la brièveté du séjour ne mérite pas que soit consenti un effort particulier. On s’en tient donc au strict minimum, aussi bien en ce qui concerne le mobilier (le béton redevient cependant tendance) que la propreté (un coup de serpillière quand le personnel en charge du ménage y pense, c’est largement suffisant). Voilà un chantier qui aurait du être engagé depuis longtemps.
Évacuons ensuite son caractère d’« indicateur d’activité ». C’était le cas il y a encore quelques mois mais la politique en la matière a changé. Il y a peu, plus vous faisiez de gardes à vue, plus vous montriez le dynamisme de votre service. Aujourd’hui, tout cela est bien fini. En caricaturant un peu, je dirais qu’il ne faut dorénavant faire de la garde à vue que lorsque vous ne pouvez pas faire autrement. Convoquer votre mis en cause pour le lendemain, en vue d’une audition libre, au lieu de régler le problème immédiatement est l’attitude préconisée, du moins pour les plus petits délits… même si cela complique votre tâche. Et tout cela pourquoi ? Parce que l’augmentation du nombre de gardes à vue a fini, assez logiquement, par marquer les esprits et parce que, très certainement, la présence accrue des avocats au cours de ces mesures a un coût que l’administration compte bien minorer.
La réforme adoptée en 2011 et entrée en vigueur en juin dernier a posé les bases suivantes : Ne peut faire l’objet d’une garde à vue que la « personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement ». Il s’agit d’une mesure de contrainte décidée par un Officier de Police Judiciaire, seul (mais pas de façon arbitraire) ou sur instruction du Procureur de la République. Cette mesure doit constituer l’unique moyen de parvenir à l’un des six objectifs énumérés par l’article 62-2 du Code de Procédure Pénale2 du Code de Procédure Pénale (1-Permettre l’exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne, 2-Garantir sa représentation devant le procureur afin que ce dernier puisse apprécier la suite à donner à l’enquête, 3-Empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices, 4-Empêcher la personne de faire pression sur les témoins ou les victimes, 5-Empêcher que la personne ne se concerte avec les éventuels co-auteurs ou complices, et enfin 6-Garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit).
Très souvent, j’entends que les policiers se contentent de vagues soupçons pour placer en garde à vue leurs clients alors qu’ils feraient mieux de pousser un peu leurs investigations avant de les passer à la question. Cette attitude s’expliquerait par leur probable fainéantise et surtout le culte sans pareil voué aux aveux. Non, les enquêteurs ne se disent pas en recevant leurs dossiers : « Il y aurait bien quelques trucs à faire pour démontrer l’infraction et confondre son auteur, mais je vais me contenter de placer en garde à vue le suspect et lui faire avouer son forfait. »
Ce sont les circonstances qui l’emportent bien souvent. La plupart des dossiers donnant lieu à des gardes à vue sont a priori traités en flagrance, c’est à dire quand le crime ou le délit se commet au moment de l’intervention des forces de l’ordre ou quand il vient de se commettre. Et là c’est l’urgence qui prédomine. Le suspect est interpellé puis interrogé en même temps que sont récoltés les éléments de preuve. Il est difficile de remettre une convocation pour la semaine suivante à une personne poursuivie par la clameur publique et « accusée » d’avoir commis dix minutes plus tôt un vol avec violences, un viol ou un meurtre. Oui, de simples soupçons suffisent pour que l’on décide de vous retenir un moment afin d’y voir plus clair. Comment faire autrement lorsqu’une femme de ménage sort d’une chambre d’hôtel en accusant un client de l’avoir agressée ? Comment faire autrement lorsqu’un jeune homme connu pour agression sexuelle présente des griffures au visage et a été aperçu en compagnie d’une camarade de classe peu de temps avant que celle-ci ne disparaisse mystérieusement ?
Nos dossiers permettent heureusement parfois que soient engagées de multiples investigations avant l’audition du suspect. Mais l’absence d’élément probant, en raison par exemple de l’ancienneté des faits, ou l’existence d’un simple faisceau d’indices, ne rend pas pour autant injustifiées les auditions sous le régime de la garde à vue. Et il arrive de devoir précipiter une garde à vue parce qu’un événement inattendu bouleverse le déroulement normal de l’enquête.
Privé de liberté (rassurez vous, pour une durée très limitée), contraint de rester à la disposition des policiers pour tous les actes qu’ils jugeront utiles à la manifestation de la vérité (cette fameuse vérité que les avocats nous présente toujours comme une chimère), le suspect dispose néanmoins (et fort heureusement) de droits. Ils ne sont certes pas très nombreux mais permettent de ne pas se sentir isolé, seul face à l’oppresseur. Le suspect peut donc (n’est évoqué ici que le régime de droit commun, histoire de ne pas compliquer mon propos), et ce depuis le 01.06.2011 (ne revenons pas sur les régimes antérieurs), après avoir été avisé de la nature et de la date des faits reprochés :
- faire prévenir un proche (et non pas passer un coup de téléphone lui-même, nous ne sommes pas aux États-Unis)
- être examiné par un médecin qui se prononcera sur la compatibilité de son état de santé avec la mesure de garde à vue et administrera des soins si nécessaires
- s'entretenir avec un avocat au début de la mesure ainsi qu’au début de l’éventuelle prolongation, de manière confidentielle et pendant 30 minutes (Une demi-heure durant laquelle aborder le fond de l'affaire n'est pas interdit. Néanmoins le suspect ayant la fâcheuse tendance à mentir, même à son avocat, nous comprenons la difficulté de la tâche de ce dernier) et se faire assister au cours des auditions (mais pas des autres actes, comme les perquisitions par exemple). Cette assistance est bien sûr gratuite, laissée à la charge des contribuables, et ce quels que soient les revenus du suspect. Bien évidemment, si celui-ci choisit d’être assisté par un avocat particulier, ce sera à lui de régler les honoraires. D’où parfois la réticence de certains avocats à se déplacer et/ou rester pour des clients qu’ils connaissent peu ou pas et dont ils redoutent l'insolvabilité.
L'assistance de l'avocat au cours des auditions est donc la grande avancée de la dernière réforme sur la garde à vue. Cette dernière, adoptée dans la difficulté sous la pression des instances judiciaires nationales et supra-nationales, laisse cependant les avocats toujours aussi insatisfaits. En effet, si les portes de nos bureaux leur sont désormais ouvertes, ils enragent de ne pouvoir intervenir au cours des auditions (peur du syndrome de la plante verte ?). Certes ils peuvent toujours rédiger des observations sur ce qu'ils voient et entendent, et même poser des questions à la fin de chaque audition (ce qui n’est pas rien), mais ils voudraient prendre la parole pour orienter, au fur et à mesure de l'audition, leurs clients.
Ils exigent aussi et avant tout de pouvoir prendre connaissance du dossier pour organiser la défense. C’est le nœud principal de la discorde et un des objets de la récente décision, négative (mais très positive) du Conseil Constitutionnel. Les avocats s'estiment particulièrement floués puisque selon eux l'accès au dossier est un élément fondamental dans l'organisation de la défense, défense qu'ils doivent pouvoir exercer librement. « Comment défendre mon client si je ne sais pas ce qui lui est reproché ? » En réalité, en s'entretenant avec leurs clients puis en écoutant les questions posées par les enquêteurs, il leur est certainement possible de se faire une idée plus ou moins précise de la nature exacte des faits reprochés, des circonstances dans lesquelles ils ont été commis et des éléments en possession des enquêteurs.
La Cour Européenne des Droits de l'Homme, dans son interprétation du « procès équitable », exigerait, selon eux, que les suspects bénéficient d'une défense sans entrave, et ce dès le début de l'enquête. C’est oublier que la Cour a eu l’occasion d’indiquer que cette équité s’apprécie au regard de la procédure pénale dans son ensemble. C'est aussi refuser de voir dans le procès pénal un processus complexe composé de plusieurs phases. Et celle qui nous intéresse ici, l'enquête policière, doit être distinguée, selon moi, des phases d' « inculpation » et de jugement. Comme l'ont rappelé les Sages, lors de la garde à vue, qui n'est qu'un acte d'enquête parmi d'autres au moment où les policiers et gendarmes tentent de recueillir tous les éléments utiles à la manifestation de la vérité, l'avocat présent n'a pas vocation à plaider et à discuter du bien-fondé des actes accomplis. Les bureaux des forces de l'ordre ne sont pas des prétoires. Nous agissons dans une phase qui ne laisse sciemment pas le contradictoire prendre sa pleine mesure. Il le fera éventuellement par la suite (notamment au moment du jugement, du moins en théorie). Nos investigations sont certes attentatoires aux droits et aux libertés, mais c'est la nature même de notre mission qui l'exige. Les preuves, il faut que nous allions les chercher, les débusquer et parfois les arracher.
L'égalité des armes à ce stade des investigations est une vaste plaisanterie. Il ne faut absolument pas « juridictionnaliser » la garde vue, ni d’ailleurs l'enquête de police dans son ensemble. Certains exigent en effet que la garde à vue, et d’une manière générale la phase d’enquête, devienne pleinement contradictoire. Cette volonté provient certainement du fait que le contradictoire semble aujourd’hui malmené au cours de nombreuses procédures de jugement (notamment celles dites simplifiées). Le voir, pour pallier cette situation, s’installer dans les bureaux des enquêteurs peut paraître séduisant mais ce serait une erreur. La phase d’enquête n’a pas à souffrir des problèmes liés à l’engorgement des tribunaux.
Je le répète, je suis donc contre l'accès au dossier à ce stade des investigations Le mis en cause n'a pas à prendre connaissance de l'intégralité des éléments à disposition des enquêteurs. Pour arriver à savoir ce qu'il s'est vraiment passé, il faut parfois mettre le suspect face à ses contradictions, ses incohérences, ses élucubrations, en passer par des questions auxquelles on sait pertinemment qu'il mentira pour ensuite lui présenter, de manière calculée, les éléments qui démonteront son discours. Lui présenter dès le départ les pièces du dossier par le biais de son conseil, c'est l'éclairer totalement sur ce que nous savons (et donc ce que nous ne savons pas encore), c'est lui permettre d'élaborer un discours adapté.
Je suis également contre l'accès aux dossiers car certains d'entre eux contiennent des informations qui ne peuvent être divulguées, à ce stade de l'enquête. Je fais référence ici à tous les actes en cours ou à venir qui seraient mis en danger en cas de « publicité ».
Et ce n’est pas jeter la suspicion sur les avocats que de leur refuser, à ce stade du processus pénal, l’accès à notre procédure. Mais tout bon avocat utilisera les éléments qui lui seront présentés (tous, y compris et surtout ceux qui pourraient réduire à néant l’enquête) pour mener à bien sa mission, à savoir défendre les intérêts de son client (intérêts qui n’ont parfois rien à voir avec la manifestation de la vérité), et ce, sans enfreindre la moindre règle déontologique.
Alors, certes, beaucoup de dossiers ne contiennent pas grand chose et leur caractère confidentiel ne rime pas à grand chose. Mais accepter un accès total et sans condition à la procédure c'est potentiellement mettre en péril des dossiers complexes et/ou sensibles.
Maître Eolas a évoqué un compromis, à savoir un système dans lequel l’accès au dossier serait de droit mais susceptible de faire l’objet d’un report sur décision des autorités judiciaires. C'est une solution envisageable (mais que je ne souhaite pas) même si je reste persuadée que les avocats monteront au créneau à chaque fois que cet accès leur sera refusé.
La garde à vue ne concerne, faut-il le rappeler, qu'environ un mis en cause sur deux. 50% des suspects sont donc entendus en « audition libre ». Comme chacun sait, cette question me tient à cœur car c'est une vieille pratique que je défends ici depuis longtemps. Mes dossiers ne nécessitent pas souvent la mise en œuvre d'une garde à vue. Et cela n'a rien à voir avec le fait que l'audition se déroule hors présence d'un avocat. Contrairement à ce que sous-entend souvent le Maître des lieux, on ne choisit pas l'audition libre pour se débarrasser des avocats (c’est une vision assez nombriliste de la situation), on le fait parce qu'elle s'adapte mieux aux circonstances. La lourdeur et le caractère infamant (entre autres) de la garde à vue me paraissent suffisamment importants pour que je n’use de cette mesure qu’avec parcimonie.
Bref, le Conseil Constitutionnel a défendu l’existence d’une telle audition, malgré le contexte actuel, au grand désespoir des avocats qui ne se voient toujours pas invités à y assister. Les Sages exigent néanmoins que soit réelle la liberté dont jouissent ceux qui sont ainsi interrogés hors du régime de la garde à vue par les forces de l’ordre. A titre de garantie, les informations suivantes doivent être délivrées aux mis en cause avant toute question sur le fond :
- nature et date de l’infraction que la personne est soupçonnée avoir commise
- droit de mettre fin à tout moment à l’entretien en quittant les locaux de police ou de gendarmerie.
Pour info, je n’ai pas attendu la décision des Sages pour informer mes convoqués de leur possibilité de mettre fin à tout moment à l’entretien. Je le fais depuis plusieurs mois, et jusqu’à présent personne ne s’est levé pour quitter mon bureau. Personne n’est monté sur ses grands chevaux pour exiger la présence d’un avocat à ses côtés. Et tous, avec plus ou moins d’entrain, ont bien voulu répondre à mes questions. Le désir de donner leur vision des évènements était visiblement plus fort que le reste.
Alors, bien sûr, j’entends d’ici ceux qui prétendent que notre suspect n’a pas vraiment le choix, que, malgré ces petites garanties procédurales, il n’acceptera son sort qu’en raison de la menace sourde qui pèse sur lui (serait-ce la présence de mes bottins, négligemment posés sur le bord de mon bureau ?). Pourtant, que risque le suspect qui n’apprécie pas ce choix ? Au mieux, rentrer tranquillement chez lui. Au pire, se retrouver en garde à vue et donc bénéficier de ces droits dont il rêvait tant et que le fourbe enquêteur n’avait pas voulu lui accorder. Je précise, en ce qui me concerne, que seule la première option trouve grâce à mes yeux. En effet, si j’ai choisi d’entendre librement mon suspect, ce n’est pas pour changer d’avis en chemin uniquement parce que celui-ci ne veut pas répondre à mes questions. Si j’avais voulu le contraindre à passer quelques heures en ma compagnie, je l’aurais placé en garde à vue tout de suite. La poursuite de mes investigations m’obligera cependant peut-être à le recroiser dans des circonstances moins agréables pour lui.
Malgré cette sage décision du Conseil Constitutionnel, nous constatons que la mobilisation des avocats reste entière. Ils continuent de demander l’accès au dossier et estiment que tout suspect, privé ou non de liberté, doit pouvoir être assisté d’un conseil. Bien que de nombreux parlementaires semblent aujourd’hui prêter une oreille attentive à ce discours, les espoirs de ces auxiliaires de justice reposent toujours sur les magistrats de la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui, espèrent-ils, condamneront la France pour être restée sourde à leurs revendications. Mais attention, de grands espoirs peuvent parfois déboucher sur de grosses déceptions.