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Le Corbeau de Clouzot : conséquences juridiques de l’envoi de lettres anonymes

Le blog Dalloz - bley, 6/04/2012

Le Corbeau est un monument du patrimoine cinématographique français. Souvenons-nous de la phrase de son réalisateur, Henri-Georges Clouzot, selon lequel « pour faire un film, premièrement, une bonne histoire, deuxièmement, une bonne histoire, troisièmement, une bonne histoire » : la trame du film souscrit complètement à cette exigence. Une pluie de lettres anonymes injurieuses s’abat sur Saint-Aubin et fournit [...]

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Le Corbeau est un monument du patrimoine cinématographique français. Souvenons-nous de la phrase de son réalisateur, Henri-Georges Clouzot, selon lequel « pour faire un film, premièrement, une bonne histoire, deuxièmement, une bonne histoire, troisièmement, une bonne histoire » : la trame du film souscrit complètement à cette exigence. Une pluie de lettres anonymes injurieuses s’abat sur Saint-Aubin et fournit l’occasion d’un suspense haletant et d’une magistrale satire sociale. Les personnages, dont ce jeune médecin incarné par Pierre Fresnay et cette jolie infirme un peu gouailleuse – Ginette Leclerc –, sont dépassés par les événements. Une atmosphère étouffante s’empare de la petite ville, au fur et à mesure que le mystère s’épaissit. Mais le talent de Clouzot, influencé par l’expressionnisme allemand et Fritz Lang, s’exprime bien au-delà de l’histoire, dans la mise en scène. Les plans d’une exceptionnelle qualité, aujourd’hui cultes, sont nombreux, comme l’ouverture, filmée à Montfort-l’Amaury – la célèbre scène de la lampe et, bien sûr, cette foule à la poursuite du coupable désigné, l’une des meilleures expressions de l’hystérie collective.

Le film a mis du temps à être réhabilité. Bien qu’il connût, en 1943, un réel succès en salle, il fut victime d’une virulente campagne. Tout d’abord, parce que Clouzot l’avait réalisé avec la Continental, une société de production à capitaux allemands. Et, ensuite, parce que, dans le contexte de la Libération, présenter ainsi la population française, dont Saint-Aubin serait l’archétype, avait été mal vu. Clouzot fut contraint par une commission d’épuration d’abandonner le cinéma pendant un certain temps et il ne revint qu’en 1947 avec Quai des Orfèvres. On a depuis fait justice des accusations portées contre le cinéaste (V. not. J.-L. Bocquet et M. Godet, Clouzot cinéaste, La table ronde, rééd. 2011, p. 111s.), comme en attestent les nombreux témoignages en sa faveur. De plus, il est difficile de souscrire à une lecture vichyste du film, celui-ci se trouvant aux antipodes des valeurs portées par le régime pétainiste. (Il fut d’ailleurs très critiqué à l’époque ; V. J.-M. Lafon, Au-delà de l’écran : quelques films français et Vichy (1940-1944), Guerres mondiales et conflits contemporains, 2001/4, no 204, p. 67). Aujourd’hui, nul ne doute que Le Corbeau est, selon Claude Mauriac, l’un « l’un des titres de gloire de notre cinéma national » (J.-L Bocquet et M. Godet, op. cit., p. 136).

Le Corbeau se prête à une lecture juridique et surtout à un problème de qualification. En effet, dans le film, la justice intervient très rapidement, quand le coupable désigné est connu. C’était aussi le cas pour les événements qui servirent de base au scénario rédigé par Louis Chavance, initialement intitulé L’œil de Serpent. L’affaire de Tulle (J.-Y. Le Naour, Le Corbeau : histoire vraie d’une rumeur, Hachette, 2006). De 1917 à 1922, de très nombreuses lettres anonymes furent adressées à des notables de la ville, surtout des fonctionnaires de la préfecture, leur prêtant les habituels poncifs ressorts de la calomnie que sont l’adultère ou les délits financiers : « On en trouve partout, dans les boîtes aux lettres, où on n’osa plus regarder, dans les antichambres, comme amenées par le vent. Même jusqu’au confessionnal ! » (Le Matin, 30 déc. 1921) L’affaire va loin. Les journaux parisiens s’y intéressent. La psychiatrie s’en mêle ; on parle de graphomanie et d’hystérie (V. J. Patarin, Les lettres anonymes et la graphomanie, Le Figaro, 6 janv. 1922). Un décès survient, celui d’un fonctionnaire dont la femme avait été injustement accusée. Comme dans le film, après une dictée collective organisée sous la direction du célèbre professeur Locard, le coupable est identifié et attrait devant les tribunaux.

Si l’on se cantonne à la matière pénale, la question de la qualification de l’envoi massif de lettres anonymes est intéressante. Dans quelle mesure le corbeau est-il justiciable des tribunaux ? Quelle infraction a-t-il commise ?

Sans exhaustivité, plusieurs qualifications sont possibles. En premier lieu, on pense à la diffamation, laquelle se définit, selon l’article 29 de la loi de 1881, comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Certaines des lettres du corbeau correspondent exactement à cette définition. Mais, comme le remarquait un journaliste du Figaro, le 6 décembre 1922, celle-ci devait à l’époque être publique pour être sanctionnée. Or une lettre anonyme n’est a priori pas destinée au public. Il demeure que dans l’affaire de Tulle, comme dans le Corbeau, plusieurs des lettres étaient adressées à la commune : que l’on songe à l’épisode de l’église ou du cimetière. D’autant qu’aujourd’hui, la diffamation non publique est sanctionnée, indépendamment de l’injure, d’une amende prévue pour les contraventions de la première classe (C. pén., art. R. 621-1).

On peut également rapprocher les faits de l’injure, laquelle ne comporte pas d’imputation de faits et constitue une expression outrageante, un terme de mépris ou une invective (art. 29, al. 2). Evidemment, l’injure publique sera plus durement sanctionnée que l’injure non publique, cette dernière relevant aussi des contraventions de première classe, selon l’article R. 621-2 du code pénal.

Même si ce sont sur ces deux fondements que la coupable fut sanctionnée dans l’affaire de Tulle, ils sont une réponse bien faible. La réparation n’a rien d’équivalent à ce que peut générer comme traumatisme, pour une personne, une campagne massive de lettres anonymes au contenu délétère, même si elles lui sont adressées confidentiellement. La qualification de violences volontaires vient à l’esprit. En effet, l’article 222-11 du code pénal punit de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 45 000 € les violences ayant entraîné une incapacité de travail supérieure à huit jours ou inférieure ou égale à huit jours quand elles sont intervenues avec préméditation, ce que traduit l’envoi de lettres anonymes. Selon la jurisprudence, le délit peut être constitué, « en dehors de tout contact matériel avec le corps de la victime, par tout acte ou comportement de nature à causer sur la personne de celle-ci une atteinte à son intégrité physique ou psychique caractérisée par un choc émotif ou une perturbation psychologique » (Crim. 2 sept. 2005, Bull. crim. no 212).

Un choc émotif chez la victime, aux conséquences dramatiques, c’est indéniablement à cela que peut conduire l’attitude d’un corbeau. La lettre anonyme n’est donc pas que l’expression d’une injure, voire d’une diffamation. Elle est aussi l’instrument honteux d’une violence volontaire psychique. À l’ère de l’informatique, qui agit comme une sorte de catalyseur de l’anonymat, il est essentiel de le relever en visionnant le film de Clouzot.

Thibault de Ravel d’Esclapon
Chargé d’enseignement – Centre du droit de l’entreprise
Université de Strasbourg – Faculté de droit


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