Juristes d’antan, grandes affaires : l’histoire judiciaire par l’écrit
Le blog Dalloz - bley, 20/07/2012
Le Blog Dalloz s’intéresse aux grandes affaires des siècles passés, au cours desquelles intervenaient souvent les noms les plus célèbres du Palais, avocats comme magistrats, parmi bien d’autres : Dupin, Berryer, Chaix d’Est Ange, Favre, mais également Claude Érard, Loyseau ou plus récemment Maurice Garçon, Jacques Isorni et Henri Torrès. Tous ont contribué à façonner l’histoire judiciaire française.
Pour cette série, les textes écrits et prononcés à l’occasion de ces affaires seront notre porte d’entrée : plaidoiries, bien sûr, mais aussi réquisitoires et conclusions. Constituant souvent de grands moments d’éloquence et de rhétorique, fourmillant de références érudites, ces textes volontiers engagés sont le meilleur moyen pour expliquer une affaire, saisir une atmosphère, comprendre un débat, et surtout favoriser une meilleure connaissance de notre milieu judiciaire.
Débutons aujourd’hui cette série avec Dupin, homme politique de la monarchie de Juillet et magistrat historique de la Cour de cassation, puisqu’il en fut l’avocat général de 1830 à 1857. La question du duel vint à être portée à sa connaissance.
Dupin, la Cour de cassation et les duellistes
On aura beau écrire, non sans une certaine forme de cynisme, que « le duel est la formalité préalable à la réconciliation entre deux ennemis » (A. Bierce, Dictionnaire du Diable), il faut bien constater que cette pratique, dont les Français furent très friands au cours des siècles, ne permettait souvent pas d’aller jusque-là. En effet, nombreuses furent les victimes parmi les duellistes. Et pourtant malgré l’extrême dangerosité du procédé, trop fréquemment marqué par une conception exacerbée du sens de l’honneur, la France a toujours eu une certaine attirance pour le duel, au point que l’on peut vraiment y voir là une tradition hexagonale bien ancrée.
Le duel est très souvent rattaché, du point de vue de son origine, aux anciens combats judiciaires, nés de l’idée que la vérité de la justice pouvait ressortir plus sûrement de la domination de l’un sur l’autre que de l’exactitude des faits et des allégations (V., par ex., A. Chauveau et H. Faustin, Théorie du Code pénal, 4e éd., Paris, 1863, t. 3, no 1105, p. 467). Il s’est ensuite progressivement détaché de cette première version « probatoire » pour devenir l’arme de l’honneur. Très largement utilisée aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette pratique étrange connut un essor exceptionnel au XIXe (V. l’excellent livre de J.-M. Jeanneney, Le duel : une passion française. 1789-1914, Seuil, 2004). Nombreux sont les journalistes et écrivains qui s’y intéressaient, parfois après y avoir eux-mêmes participé. Maupassant retranscrit, sans doute avec l’authenticité la meilleure, la nuit précédant un duel dans plusieurs de ses écrits : Bel-Ami, bien sûr, mais également cette tragique nouvelle, Un lâche. Le duel est la grande question de l’époque : l’incursion d’un combat primaire dans un réel léger et mondain.
À la faveur d’un arrêt de la cour d’appel de Bourges, Charles Dupin allait connaître de ces affaires qui débutaient dans un salon et qui bien souvent s’achevaient dans une plaine environnant Paris. En tant que procureur général, il lui fallait se prononcer sur cette décision dont avait été saisie la Cour de cassation.
Après tout, si le duel est une question philosophique, morale, voire religieuse, il est également une question juridique. Il peut y avoir mort d’homme. Aussi, quelles sont les conséquences du décès ou des blessures infligées en duel ? Celui-ci était-il sanctionné à l’époque ? C’est à cette interrogation primordiale que répondent les conclusions de Charles Dupin.
Tout d’abord, pourquoi doit-on se poser cette question ? Nul besoin de revenir ici sur la succession d’édits royaux, au moins depuis Louis VII, qui ont tenté de proscrire cette pratique. Dupin remarque que le duel a toujours été entendu comme un crime de lèse-majesté, comme une rébellion de la noblesse contre l’autorité du roi qui voulait à lui seul l’exercice de la justice. L’interdiction du duel, qui ne fonctionnait quasiment jamais en pratique, était plus un choix politique que juridique. Mais il n’empêche qu’à la veille de la Révolution, l’on disposait de textes spéciaux prohibant et punissant sévèrement le duel. Ils disparurent avec les événements de 1789 et ne furent jamais repris dans les textes de droit pénal ultérieurs. Ainsi, une fois adopté le code pénal, l’on pouvait s’interroger : l’homicide commis en duel, bien sûr dans des conditions loyales – sinon la situation relève du guet-apens –, est-il compris, et donc réprimé à ce titre, dans les dispositions concernant l’assassinat et les blessures volontaires ?
Deux positions pouvaient être soutenues. On pouvait considérer qu’en abolissant les textes spéciaux prohibant le duel, le législateur l’avait indirectement permis. Mais on pouvait également estimer que la conséquence nécessaire de la disparition des textes spéciaux était que le duel devait retourner sous l’empire du droit commun. La définition de l’assassinat étant générale, le duel y correspondait sans aucun doute. Dupin se rangea à cette dernière position. Certes, la Cour de cassation avait pu se montrer favorable à la première position, conférant ainsi aux duellistes une certaine impunité. Mais ces arrêts sont, pour Charles Dupin, des erreurs : « c’est que, comme toutes les choses humaines, la jurisprudence est sujette à erreur. Il n’y a en pareil cas qu’une vertu, c’est revenir à la vérité quand on s’est trompé ; et la Cour n’a jamais manqué à ce devoir ».
Les conclusions de Dupin ne laissent que peu de chance aux défenseurs du duel. La doctrine la plus autorisée est convoquée : Barbeyrac, Pascal. Des exemples tirés des droits étrangers sont avancés. Mais surtout, ce que démontre parfaitement le procureur général, c’est qu’à dessein, en 1810, l’on a voulu que le duel soit compris dans le droit commun. « C’est parce qu’il n’y a plus eu qu’un seul code pénal, un code unique, uniforme, applicable à toutes les personnes que le duel a disparu de la législation ».
Revenant sur sa jurisprudence précédente, dans un arrêt du 15 décembre 1837, la Cour de cassation suivit les conclusions de Dupin, prenant en compte la mesure de son avertissement, lequel illustre bien toute sa pensée libérale : « Il ne faut plus que chez nous le duel reste en quelque sorte un honneur. Il ne faut pas que celui qui tire passe pour un héros, et se présente partout la tête haute, avec la prétention de se faire applaudir ». Pour la Cour, l’on ne saurait induire de l’abolition de la législation spéciale pour les duels une exception tacite en leur faveur. Cette ligne n’évolua plus.
La pratique fut-elle pour autant abandonnée ? Pas tout de suite. Au contraire, le XIXe siècle a continué à demeurer le siècle du duel. Toute une littérature s’est écrite pour organiser ces combats, comme si une réglementation d’origine privée se développait face à l’interdiction publique, sans vraiment se soucier de ce que pensaient Dupin et la Cour de cassation. Publié pour la première fois en 1836, L’Essai sur le Duel du comte de Chateauvillard, véritable « législateur du point d’honneur », devrait, pour les spécialistes, avoir force de loi (A. Croabbon, La science du point d’honneur, Paris, 1894, p. 5). Dans la foulée de cet ouvrage, on ne compte plus les livres consacrés à la question jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les conclusions de Charles Dupin auront réussi à convaincre la Cour de cassation, mais elles n’imprimèrent par leur force de persuasion sur les comportements. Ce n’est finalement que le temps qui mit un terme à cette pratique d’une autre époque. Une fois n’est pas coutume, le droit avait précédé le fait.
Thibault de Ravel d’Esclapon
Chargé d’enseignement à l’Université de Strasbourg – Faculté de droit – Centre du droit de l’entreprise