De la durée des droits exclusifs du journal d’Anne Franck
Paralipomènes - Michèle Battisti, 2/01/2016
En ce qui concerne les œuvres d’Anne Frank, tout semblait a priori fort simple : Anne Franck étant morte en 1945, selon l’article L 123-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), « au décès de l’auteur », « le droit exclusif d’exploiter son œuvre (…) persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ». Son journal entrerait donc dans le domaine public le 1er janvier 2016. Oui, mais …
Le cas le plus simple … ou presque : les traductions
Ce serait le cas de la version originale du journal, publiée en néerlandais par Anne Frank. Comme le précise la députée Isabelle Attard sur son blog, on peut, dans ce cas, copier cette version, la modifier, la diffuser, voire la traduire et la vendre sous réserve du respect du droit moral, ce qui implique notamment qu’il faille indiquer le nom de l’auteur et veiller à avoir un usage « respectueux » de l’œuvre.
Ce n’est pas forcément le cas de la version française qui ne serait dans le domaine public que 70 ans après la mort du traducteur. Si la traduction française semble avoir été publiée en 1950, je n’ai pas trouvé le nom de ce dernier et j’ignore s’il est encore en vie ou s’il est mort depuis plus de 70 ans. Il y a, certes, de fortes chances pour qu’il ait cédé ses droits à une maison d’édition, mais 70 ans après son décès, celle-ci ne peut plus revendiquer de droits sur la traduction faite à l’époque.
Plus complexe … Plusieurs versions du journal
Une première version avait été publiée en 1947. « Retravaillée » par Otto Frank, père de l’auteure, celui-ci aurait fait une œuvre de création à partir de l’œuvre de sa fille, soit une « œuvre composite », « œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière », selon l’article L 113-2 du CPI. Otto Frank étant décédé en 1980, ceci repousserait l’entrée dans le domaine public de cette version à 70 ans après sa mort, soit le 1er janvier 2051.
Une version complète a été publiée en 1986 dans une « édition critique ». La version initiale du journal, jamais divulguée auparavant, entrerait dans le domaine public, comme toutes les œuvres posthumes inédites, 70 ans après la mort de l’auteure, soit le 1er janvier 2016, et non, me semble-t-il, 50 ans après la date de sa parution, soit le 1er janvier 2037, comme l’indiquent les avocats de la fondation gérant les droits d’Anne Frank.
Selon l’article L 123-4 du CPI, en effet, la durée du droit exclusif des œuvres posthumes est celle prévue à l’article L. 123-1, soit, comme nous l’avions déjà indiqué, après le décès de l’auteur, au « bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ». On y précise que « le droit d’exploitation … appartient aux ayants droit de l’auteur si l’œuvre est divulguée au cours de la période prévue à l’article L. 123-1 », ce qui fut le cas de l’œuvre initiale publiée, si j’ai bien compris, dans la version critique de 1986.
Ce n’est que si la divulgation est effectuée à l’expiration de cette période (de 70 ans après la mort de l’auteur, ce qui n’est pas le cas qui nous préoccupe) que l’œuvre posthume a un statut différent. Dans ce cas, « le droit d’exploitation exclusif appartient au propriétaire, par succession ou à d’autres titres, de l’œuvre pendant 25 ans à compter de l’année civile qui suit sa publication ».
La lettre envoyée à Olivier Ertzcheid par les avocats du Fonds Anne Frank donne des explications très claires sur la prolongation de la durée des droits accordée aux œuvres d’Anne Frank, fixée (au moins) jusqu’au 1er janvier 2016, et non jusqu’au 1er janvier 1996, ce qui aurait été le cas avant l’application d’une directive européenne qui prolonge la durée des droits de 50 à 70 ans post-mortem. Mais je crains de ne pas comprendre pourquoi le calcul de la durée des droits sur cette œuvre inédite – jusqu’en 1986 – est effectué à partir de la date de publication. La période posthume n’avait pas été dépassée et il ne s’agit pas non plus d’une œuvre anonyme, pseudonyme ou collective, trois cas où la durée des droits se calcule à partir de l’année civile qui suit la date de publication.
Ill. Journal entry. Joel Montes de Oca. Flickr CC BY-SA
Sources
- Le «Journal d’Anne Frank» librement disponible en ligne, Erwan Cario, Libération, 1er janvier 2016
- Le journal d’Anne Franck est un cadeau, Olivier Ertzcheid, Affordance, 1er janvier 2016
- Vive Anne Frank, vive le domaine public, Le blog d’ Isabelle Attard, 31 décembre 2015