Port des signes religieux par les salariés : Pas d’interdit !
Actualités du droit - Gilles Devers, 6/02/2013
La CEDH s’est prononcé ce 15 janvier (Eweida et Chaplin c. Royaume-Uni, n° 48420/10et 59842/10) dans deux affaires intéressant le port de signes religieux, en l’occurrence la croix chrétiennes, par des salariées, l’une agent d’escale à la British Airways, et l’autre infirmière.
Pour la CEDH, la solution ne peut se traduire par un interdit. Il faut, au cas par cas, déterminer le point d’équilibre entre sa liberté religieuse et l’exécution du contrat de travail, ce qui conduit à dire « oui » à l’agent d’escale malgré le port d’une tenue obligatoire et le contact avec la clientèle, et « non » à l’infirmière, pour des raisons liées à l’hygiène et la sécurité. Solution sage, où l’on retrouve les bases de l’arrêt Dahlab (15 février 2001, n° 42393/98),… et les beaux équilibres du droit français, même s’ils sont aujourd’hui ignorés, ou décriés, ou les deux.
A – Droit international
1 – Textes
La base est l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme.
« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; cedroit implique la liberté de changer de religion ou de convictions, ainsi que la liberté demanifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ouen privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
« La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
Sur le volet discrimination, la référence est la Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail interdit les discriminations dans l’emploi et le travail fondées sur la religion ou les convictions.
Enfin, un élément de doctrine internationale. Pour le Comité des Droits de l’Homme et la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le port du foulard pour les femmes en Islam relève de l’accomplissement d’une pratique religieuse, avant d’être l’expression publique de l’appartenance à une religion. Dont acte.
Les principes posés, voyons ce que dit la jurisprudence.
2 – Jurisprudence de la CEDH
a – Analyse de principe
D’une manière générale, la CEDH souligne l’importance de la liberté de religion, « élément essentiel de l’identité des croyants et fondement – parmi d’autres – des sociétés démocratiques pluralistes ». La liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention implique « la liberté de manifester sa religion, y compris sur le lieu de travail ».
Toutefois, lorsque la pratique religieuse d’un individu empiète sur les droits d’autrui, elle peut faire l’objet de restrictions, et les mesures prises doivent ménager un juste équilibre entre les divers droits et intérêts en présence.
Pas d’interdit, mais un juste équilibre… Nous voici au cœur du débat.
b – Les affaires CEDH, Eweida et Chaplin du 15 janvier 2013 c. Royaume-Uni, n° 48420/10, 59842/10
Affaire Eweida
En 1999, Mme Eweida fut recrutée à temps partiel par British Airways en qualité d’agent d’escale. Dans ce cadre, elle devait porter un uniforme. L’uniforme féminin de la British Airways se compose d’un chemisier à col montant et d’une cravate, et le personnel ne doit pas porter de bijoux visibles. Si un employé doit porter quelque chose de particulier pour des motifs religieux, l’élément en question doit être caché par l’uniforme ou, si ce n’est pas possible, l’employé doit obtenir une autorisation.
Jusqu’en mai 2006, Mme Eweida portait une petite croix en argent sur une chaîne passée autour du cou et dissimulée sous son uniforme. Puis, en témoignage de son engagement religieux, elle décida de porter sa croix par-dessus son uniforme.
En septembre 2006, elle fut mise à pied, mesure applicable aussi longtemps qu’elle refuserait de respecter le code vestimentaire de l’entreprise. En octobre 2006, elle se vit proposer un poste administratif ne requérant pas le port d’un uniforme ni de contact avec le public, proposition qu’elle refusa. Elle put finalement réintégrer son poste en février 2007, la politique de l’entreprise ayant changé et autorisant désormais le port visible de symboles religieux ou caritatifs, dont la croix et l’étoile de David.
Mme Eweida a été déboutée par le juge britannique, au motif que le port visible d’une croix n’était pas une obligation que lui imposait la religion chrétienne mais un choix personnel, et qu’elle n’avait pas démontré que la politique de British Airways en matière d’uniforme était défavorable aux chrétiens en général.
L’absence de dispositions réglementaires protégeant expressément le port de vêtements ou de symboles religieux sur le lieu de travail n’emporte pas en soi violation du droit de l’intéressée de manifester sa religion. Cela étant, la CEDH conclut que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le désir de la requérante de manifester sa foi et de pouvoir la communiquer à autrui et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque, ce quelle que soit par ailleurs la légitimité de cet objectif.
Antérieurement, d’autres employés de British Airways avaient été autorisés à porter des vêtements religieux sans aucun effet négatif sur l’image de marque et la réputation de cette société, et l’interdiction n’est pas d’une importance cruciale. En conséquence, les autorités internes n’ont pas suffisamment protégé le droit de Mme Eweida de manifester sa religion, au mépris de l’article 9.
Affaire Chaplin
Mme Chaplin fut employée en tant qu’infirmière qualifiée au Royal Devon and Exeter NHS Foundation Trust d’avril 1989 à juillet 2010. Au moment des faits litigieux, elle travaillait au service de gériatrie. En juin 2007, l’hôpital adopta un nouvel uniforme à col en V. Les supérieurs de Mme Chaplin lui demandèrent alors de retirer la croix qu’elle portait au cou. L’infirmière sollicita l’autorisation de continuer à porter sa croix mais se vit refuser cette autorisation au motif que ce bijou pouvait être source de lésions si un patient tirait dessus ou s’il venait par exemple à entrer en contact avec une blessure ouverte. En novembre 2009, elle fut transférée sur un poste temporaire sans contact avec les patients qui ne fut pas prolongé en juillet 2010.
Mme Chaplin fut déboutée par le juge britannique, au motif que la position de l’hôpital reposait sur des considérations de santé et de sécurité.
Le motif pour lequel Mme Chaplin avait été invitée à renoncer au port de la croix – à savoir la protection de la santé et de la sécurité en milieu hospitalier – était autrement plus grave que celui qui avait été opposé à Mme Eweida. En outre, les responsables d’un hôpital sont mieux placés qu’un tribunal pour prendre des décisions en matière de sécurité clinique. En conséquence, l’obligation faite à Mme Chaplin de retirer sa croix n’était pas disproportionnée.
c – Dahlab c. Suisse, 15 février 2001, n° 42393/98
On retrouve les bases de l’analyse qui avait été retenue dans l’affaire Dahlab de 2001. La requérante, une institutrice musulmane, dénonçait la décision de la direction de l’école, confirmée par le Tribunal fédéral en 1997, de lui interdire de porter un foulard en classe. Elle avait précédemment porté un foulard à l’école pendant plusieurs années sans causer de trouble manifeste.
Pour la CEDH, la mesure n’était pas déraisonnable, compte tenu en particulier du fait que les enfants dont Mme Dahlab était responsable en tant que représentante de l’Etat étaient âgés de quatre à huit ans, âge auquel les enfants sont plus influençables. Ce n’était donc pas un interdit, même pour un agent de l’Etat, mais une mesure tenant compte du jeune Age des enfants, et de leur faible sens critique.
B – En droit interne
1 – Textes
Le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 énonce : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ».
Le Code du travail pose avec l’article L. 1121 une règle claire, qui est très exactement dans l’esprit de la jurisprudence de la CEDH : « Nul ne peut apporteraux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions quine seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au butrecherché ».
La circulaire d’application avait souligné : « L’employeur ne peut apporter des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche confiée au salarié, ni proportionnées au but à atteindre (Circulaire DRT n°5-83 du 15 mars 1983).
Essentiel, l’article L1321-3 du Code du travail, propre à calmer les employeurs psychorigides.
« Le règlement intérieur ne peut contenir :
« 1° Des dispositions contraires aux lois et règlements ainsi qu'aux stipulations des conventions et accords collectifs de travail applicables dans l'entreprise ou l'établissement ;
« 2° Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ;
« 3° Des dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison de leur origine, de leur sexe, de leurs moeurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur situation de famille ou de leur grossesse, de leurs caractéristiques génétiques, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales ou mutualistes, de leurs convictions religieuses, de leur apparence physique, de leur nom de famille ou en raison de leur état de santé ou de leur handicap ».
2 – Jurisprudence
Pour la Cour de cassation, la protection de la liberté individuelle du salarié, dans l’entreprise, est renforcée par le concept jurisprudentiel de vie personnelle, « conçu pour protéger lesalarié et lui garantir une autonomie réelle face au lien de subordination » (Cass. Soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804). Elle a maintes fois rappelé que la liberté d’expression du salarié dans l’entreprise « s’exerce, sauf abus, dans toute sa plénitude »(Cass. Soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804).
Il ne peut être apporté aux libertés fondamentales des salariés que des restrictions justifiées par la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (Cass. Soc., 9 novembre 2004, n° 02-45-830 ; Cass. Soc., 18 novembre 2003, n° 01-43.682).
Le Conseil d’Etat a jugé que le seul port du foulard ne constitue pas, par lui-même, un acte de pression ou de prosélytisme (CE 27 novembre 1996, Jeouit).
La restriction à la liberté de religion peut dépendre des impératifs de sécurité au travail et de santé, ou de la nature des tâches que le salarié est amené à accomplir.
Concernant la relation avec la clientèle, le juge français cherche à concilier la liberté de religion des salariés et l’intérêt des entreprises, en fonction de critères matériels. Le simple fait d’être au contact de la clientèle n’est pas être en soit une justification légitime pour restreindre la liberté de religion et de convictions du salarié. Le juge doit justifier au cas par cas de « la pertinence et de la proportionnalité de la décision au regard de la tâche concrète du salarié et du contexte de son exécution afin de démontrer que l’interdiction du port de signes religieux est, en dehors de toute discrimination, proportionnée et justifiée par la tâche à accomplir » (HALDE Délibération n° 2009-117 du 6 avril 2009, point 49 et 51).
Et quand il faut décider, l’analyse doit être effectuée au regard de l’article 1134 du Code civil selon lequel les contrats « doivent être exécutées de bonne foi ».
Finalement, c’est simple : il faut être de bonne foi quand on pose la question religieuse.