Pourquoi je voterai contre la prolongation à 3 mois d’un état d’urgence, par Pouria Amirshahi
Actualités du droit - Gilles Devers, 20/11/2015
Seuls six députés ont voté contre la loi de renouvellement et d’extension de l’état d’urgence : trois PS, Pouria Amirshahi, Barbara Romagnan et Gérard Sebaoun, et trois écolos, Sergio Coronado, Noël Mamère et Isabelle Attard. La députée PS Fanélie Carre-Conte s'est pour sa part abstenue. (Ici, le débat à l’Assemblée, bâclé en quelques heures).
Eu égard aux dispositifs législatifs existants, à l’immense savoir-faire des services de police et au sens de la décision des autorités judiciaires, aucun motif ne justifie le recours à ce régime d’ordre qui bafoue nos libertés, et donne ainsi une victoire indue aux dirigeants de Daech. Eux qui n’envisagent l’exercice d’aucune liberté voient la France abandonner son fondateur régime des libertés publiques, pour épouser la culture de la domination. L’inconstant, perdu dans un costume définitivement trop grand pour lui, cède devant les criminels : un constat consternant. D’un point de vue objectif, ces projets d’extension de l’état d’urgence et de modifications de la constitution sont des victoires pour les terroristes, et cela m’attriste profondément, car nous avions tous les outils juridiques pour tenir.
Les libertés ne sont pas un luxe, mais la signature de l’État démocratique. La force de nos sociétés est la cohésion que crée le respect de tous dans la loi, et dans les tribunaux pour résoudre les conflits. La seule attitude responsable était de dire aux criminels que la loi va s’occuper de leur cas, avec méthode et professionnalisme, mais que ce n’est pas une poignée de truands, aussi odieux soient-il, qui allait changer notre législation.
Mais il faut voir plus loin. Le renouvellement de l’état d’urgence est, même pour la sécurité, une faute. L’état d’urgence est un régime de police administrative, qui vise à la préservation de l’ordre public. De ce point de vue, les perquisitions et les assignations à résidence sont efficaces. Mais sur un plan judiciaire, c’est juste une catastrophe : quand on a arrêté un trafiquant pour port d’arme, on a gagné ou perdu ? Le travail d’analyse des réseaux qui, par de si patients efforts, vise à discerner les vrais commanditaires est anéanti par la recherche de la sécurité à bref délai. Les commanditaires, qui ne sont ni dans le 9-3, ni à Molenbeek, mais dans leurs palais du golfe persique, ne peuvent que se féliciter de la prolongation de l’état d’urgence.
Ma conviction est claire : si le gouvernement agit ainsi, c’est qu’il sait que le pire est devant nous, et qu’il veut se donner les moyens de tenir le pays. Ce pire, ce sera le prix à payer pour le renversement d’alliance. Pour le moment, la Russie joue tout doux, voyant arriver vers elle l’agneau français, désorienté et apeuré. Mais la Russie est alliée à l’Iran et à la Syrie, trois pays qui ont durement souffert des choix politiques français, à l’époque pas si ancienne – cela date d’une semaine – où la France misait tout sur le Qatar, l’Arabie Saoudite et Israël, leurs ennemis. On comprend dès lors la priorité du gouvernement : les commanditaires, on sait où ils se trouvent, et nous verrons ce qu’ils feront ; le seul point sur lequel le gouvernement a une marge de manœuvre est de mater l’opinion en tenant le pays sous une chape de plomb, d’où les bienfaits de l’état d’urgence.
C’est dire à quel point nous ne pouvons que remercier les six députés. Les premières mesures prises permettront aux avocats de former des questions prioritaires de constitutionnalité, qui viendront se fracasser devant le Conseil constitutionnel, surtout si celui-ci est alors présidé par si affaibli Laurent Fabius, que le gouvernement veut exfiltrer. Il faudra donc contourner ces obstacles juridiques, pour jouer les libertés contre l’ordre, et c’est un long travail qui nous attend.
Chères amies, chers amis, nos libertés sont menacées. Le corps institutionnel politique étant en déroute, il revient à chacun d’agir, avec lucidité, force et conviction, pour défendre notre société fondée sur la primauté du droit. Je remercie infiniment les six députés qui ont donné le premier signal.
Petite touche personnelle, je compte parmi eux deux amis, des gens sur lesquels on peut compter, Pouria et Barbara. Hélas, je ne connais pas les autres. Mais le message est clair : vous êtes parlementaires, et vous avez une longueur d’avance ; alors, organisez-vous, faites signe, et nous serons toujours au rendez-vous.
Voici le texte de Pouria Amirshahi, publié dans Le Monde.
Énième sursaut ? Régressions démocratiques ? Réveil des consciences ? Comment empêcher d’autres morts, d’autres destins brisés par des esprits aussi manipulés que résolus à tuer ? Ce qui se joue depuis janvier 2015 et novembre 2015, c’est-à-dire l’avenir de notre société, se dessine en ce moment. Sur le front extérieur comme intérieur, le président de la République a déclaré la France « en guerre ».
La source de cette « guerre » prend racine d’abord dans la géopolitique : la faillite des Etats, les corruptions et les bouleversements qui font le terreau de croissance des monstres tels Daech. Interroger cette géopolitique, c’est nous interroger nous-mêmes, Français, sur les désordres du monde. C’est à cette échelle qu’il convient d’assécher immédiatement les sources de financement du groupe « Etat Islamique ». C’est à ce niveau que nous devrons réviser nos alliances – y compris de commerce d’armes - avec des Etats pour le moins ambigus si ce n’est directement impliqués dans les troubles actuels.
C’est enfin à cette échelle que doit se conduire effectivement une autre politique de reconstruction et de développement. En gros, traduire en actes une nouvelle doctrine qui pourrait se résumer ainsi : « leur développement, c’est notre sécurité ».
Il y a ensuite les fragilités françaises qui voient des jeunes Français manipulés et endoctrinés sur fond de désamour avec la République, devenir assassins et haineux de leur propre pays. Encore ultra-minoritaires, ils croissent et se radicalisent. Il faudra bien très vite sortir des discours de tribune parlant de nos banlieues pour mettre, dès maintenant, autant de créations de postes nouveaux pour les politiques publiques de la ville, de l’action sociale, de l’éducation que nous en mettons dans la police et l’armée – sans regarder jamais à la dépense, comme si c’était plus important.
Mais pour l’heure, il convient pour le Parlement de se prononcer ce jeudi 19 novembre, sur la prolongation pour 3 mois de l’état d’urgence, c’est-à-dire d’une « loi d’exception », dont le premier ministre avait pourtant dit le 13 janvier 2014 qu’elle n’était pas compatible avec l’esprit de notre République. Le projet du gouvernement - déposé avant même le terme des 12 jours légalement prévus et entamés le 13 novembre - entend renforcer les capacités coercitives de l’administration et des pouvoirs de police et durcir les conditions de détention des personnes suspectées prévues depuis 1955. C’est dans la précipitation que les législateurs vont délibérer d’une restriction sévère de nos libertés publiques, de nos loisirs et sorties, de nos manifestations de solidarité, de notre droit à nous réunir. Conformément à la loi de 1955, ces restrictions pourront intervenir à tout moment, à titre permanent le cas échéant, sur décision du préfet.
Celles et ceux qui assument que les libertés puissent (ou doivent) passer au second plan d’une sécurité première ont le mérite de la cohérence. Vieux débat qui traverse la France depuis 1789. Mais pour celles et ceux qui, nombreux dans les paroles, ont affirmé avec force que la démocratie ne gagnera qu’en étant elle-même, en ne rognant pas un pouce de droit ni de liberté, il y a une grave contradiction à défendre aujourd’hui l’inverse dans la Loi : est-ce assumer notre démocratie que d’interdire potentiellement des manifestations citoyennes ? Est-ce faire preuve d’audace que d’interdire des réunions publiques au moment où les Français ont besoin de parler, de se parler, pour comprendre ? Plus que jamais nous avons besoin que la société mobilisée se mette en mouvement : pour faire vivre la démocratie bien sûr, mais aussi pour entraîner les citoyens contre les dérèglements du monde et les fanatismes monstrueux qu’ils engendrent. On n’assigne pas une société à résidence.
Bien entendu la République doit être en capacité de se défendre. Contrairement à ce qui est affirmé par les tenants d’un virage néoconservateur, nous disposons d’un arsenal judiciaire et répressif très dense, révisé plus de 11 fois en 10 ans. Sait-on par exemple que les investigations qui ont conduit aux opérations de police mercredi à Saint-Denis ont été menées indépendamment de l’état d’urgence, dans un strict cadre judiciaire et d’enquête pénale ? « Oui, mais demain, après-demain… Comment faire ? » entend-on parfois du côté de ceux que l’uniforme rassure, même s’ils sont lucides sur l’effet peu persuasif des dispositions de sécurité de rue sur des terroristes déterminés, jusqu’à se faire sauter.
En premier lieu, il convient d’appliquer le code de procédure pénale qui autorise déjà, dans le cadre de la lutte antiterroriste, le recours à des perquisitions de nuit, mais également l’utilisation de techniques d’enquêtes spéciales que ne permet pas l’état d’urgence (écoutes, micros, surveillances etc.). La chancellerie a d’ailleurs déjà ordonné que les affaires de terrorisme soient prioritaires.
Ensuite, il est temps de changer de stratégie de sécurité, par exemple en déployant quelques milliers de policiers et gendarmes aujourd’hui affectés au peu efficace plan Vigipirate, qui de l’avis de tous les spécialistes vise d’abord à rassurer le quidam, vers des investigations, des enquêtes, des filatures… Ce qu’apprécieront juges et policiers, renforcera notre efficacité, et donnera des preuves aux citoyens.
Les actions de justice et de police ont montré que le besoin prioritaire de moyens et de coordination entre services était plus important sans doute que les dispositifs exorbitants de droit commun accordés aux services de sécurité que constituent par exemple la dernière loi renseignement ou une durée anormalement longue d’un état d’urgence.
Il est enfin un obstacle majeur à mon approbation d’une prolongation pour trois mois (durée d’ailleurs aussi arbitraire qu’inexpliquée par le gouvernement) : l’empressement d’une modification constitutionnelle, de notre Loi fondamentale, alors même que le chef des armées vient de nous déclarer « en guerre » et que la France sera en état d’urgence.
Pas une démocratie moderne ne modifie ses règles les plus précieuses en période où prime la possibilité de dérogation à ces mêmes règles. Sans même entrer dans le contenu des modifications envisagées, dont certaines sont la reprise des vieilles revendications du bloc réactionnaire (déchéance de nationalité, présomption de légitime défense - c’est-à-dire permis de tuer - des policiers), on ne saurait, en pleine conscience républicaine, accepter de procéder à ces modifications substantielles de droit fondamental en pleine application d’une loi d’exception. Cette dernière exigence de séparation des temps de notre démocratie ayant été refusée par le premier ministre je voterai contre la prolongation à 3 mois d’un état d’urgence qui va au-delà des pouvoirs administratifs exceptionnels et s’appliquera sans contrôle démocratique véritable.