Cour Internationale de Justice : Ca va chauffer pour les tortionnaires
Actualités du droit - Gilles Devers, 21/07/2012
Papy Wade, qui avait été un excellent opposant, a été un très mauvais dirigeant, ce qui est un modèle bien connu : une fois assis dans le fauteuil, le lion devient une nouille. De fait, le Sénégal s’est pris hier une méchante toise devant la Cour Internationale de Justice (20 juillet 2012, Belgique c. Sénégal). En fait, je dois remercier Papy Wade car son incurie permet à la CIJ de rendre une décision qui va grandement faciliter les poursuites contre tous les chefs d’Etat et responsables militaires impliqués dans des faits de torture.
Le Sénégal et Hissène Habré
Regardons d’abord les faits, qui sont simples.
Hissène Habré a pris le pouvoir en juin 1982 à la tête d’une rébellion, et il a présidé le Tchad pendant huit années, marquées par des violations permanentes des droits fondamentaux. En décembre 1990, il a été chassé comme un malpropre, et a obtenu l’asile politique au Sénégal.
Les plaintes se sont multipliées, notamment pour torture, au Sénégal et en Belgique par des victimes binationales belgo-tchadiennes. Pour Wade, des plaintes pour torture, c’était sans intérêt, et il a enseveli l’affaire. En Belgique, la réaction a été bien différente. En 2005, un juge d’instruction belge a décerné un mandat d’arrêt international contre Hissène Habré, pour divers crimes dont la torture. Or Papy Wade n’a rien fait : ni jugement, soutenant que son droit interne n’était pas prêt, ni extradition. Aussi, la Belgique s'est fâchée et a saisi la CIJ.
Le problème est que les poursuites visaient le crime de torture qui relève en droit international, d’un régime spécifique. C’est l’application de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, du 10 décembre 1984, signée par 149 Etats. Même les US, la Chine et la Russie... Convention ratifiée par le Sénégal en 1987.
Le crime de torture : le triomphe du jus cogens
Selon la Cour, l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens). Ce qui signifie que le crime de torture n’est défini que par le droit coutumier, et la non-signature de la Convention contre la torture ou les jurisprudences bizarres de juridictions nationales serviles qui s’opposeraient à cette lecture du droit n'ont aucune valeur en droit international.
Pour retenir cette qualification de jus cogens, la CIJ résume : « Cette interdiction repose sur une pratique internationale élargie et sur l’opinio juris des Etats ». Et elle liste plusieurs points.
Elle figure dans de nombreux instruments internationaux à vocation universelle, notamment :
- la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ;
- les conventions de Genève pour la protection des victimes de guerre de 1949 ;
- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 ;
- la résolution 3452/30 de l’Assemblée générale sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants, en date du 9 décembre 1975
Elle a été introduite dans le droit interne de la quasi-totalité des Etats.
Enfin, les actes de torture sont dénoncés régulièrement au sein des instances nationales et internationales.
C’est le seconde reconnaissance par une juridiction internationale, après l’arrêt Furundzija du Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, du 10 décembre1998 (JL/PIU/372-E).
Quand on connaît la réticence la CIJ à l’égard de la notion de jus cogens, disons que nous avons atteint un sommet.
Aussi, dès aujourd’hui, les analyses des excellents duettistes Bush-Obama sur l’admission de la torture pour les enquêtes contre Al-Qaïda et ses succursales plus ou moins fantasmées, ou les jurisprudences de la « Haute Cour de Justice » d’Israël sur la légitimation d’une certaine dose de torture sont du vent absolu, et la signature de crimes.
Ne rien faire, poursuivre, extrader ?
S’applique ici l’article 7 paragraphe 1 de la Convention. L’Etat partie sur le territoire duquel l’auteur présumé de torture est découvert « s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale.»
Ce qui conduit à distinguer l’obligation de poursuivre et la possibilité d’extrader.
1/ L’obligation de poursuivre
En pratique, le problème se pose pour l’Etat qui découvre sur son territoire une personne accusée de torture, et cette personne sera souvent un non-national venu chercher la tranquillité.
La CIJ distingue la définition du crime et l’obligation de poursuivre CIJ, et là réapparait cette butée du droit international qu’est la souveraineté des Etats. L’obligation de poursuivre les auteurs présumés d’actes de torture ne s’applique qu’ « aux faits survenus après son entrée en vigueur pour l’Etat concerné ». Compte tenu des dates de ratifications, cela concerne la grande majorité des Etats pour les crimes de torture commis ces dernières années.
L’Etat concerné a l’obligation de soumettre l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, indépendamment de l’existence, au préalable, d’une demande d’extradition à l’encontre du suspect. L’Etat doit procéder immédiatement à une enquête préliminaire, aussitôt que le suspect se trouve sur son territoire (Convention art. 6§2).
L’obligation de saisir les autorités de poursuites peut déboucher ou non sur l’engagement de poursuites en fonction de l’appréciation par celles-ci des éléments de preuve à leur disposition, relatifs aux charges qui pèsent sur le suspect.
2/ La possibilité d’extrader
L’Etat concerné « peut se libérer de son obligation de poursuivre en faisant droit à la demande d’extradition ». Le choix entre l’extradition ou l’engagement des poursuites ne revient pas à mettre les deux éléments de l’alternative sur le même plan. En effet, l’extradition est une option offerte par la convention à l’Etat, alors que la poursuite est une obligation internationale, prévue par la Convention, dont la violation engage la responsabilité de l’Etat pour fait illicite.
En droit, il s’agit d’un fait illicite à caractère continu, et le Sénégal est tenu d’y mettre fin, en vertu du droit international général. Le Sénégal doit ainsi prendre sans délai les mesures nécessaires en vue de saisir ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, s’il n’extrade pas M. Habré.
Et la Cour conclut que le but de la Convention est « d’éviter l’impunité des auteurs présumés d’actes de torture, en faisant en sorte qu’ils ne puissent pas trouver refuge auprès de l’un quelconque des Etats parties ».
C’est vraiment une bonne nouvelle : parmi les 147 Etats signataires, ceux qui hébergent des personnes accusées de torture sans saisir les autorités de poursuites engagent leur responsabilité de l’Etat pour fait illicite.
On encourage beaucoup les jeunes avocats à se tourner vers le droit du business. Ils devraient aussi s’intéresser au droit international humanitaire qui, dès lors qu’on quitte les discours frelatés et qu'on pratique la technique juridique, s’annonce comme une grande voie d’avenir. D’autant plus que la France connaît, pour le crime de torture, un régime de compétence universelle (Code de procédure pénale, art. 689-22 ; CEDH, 17 mars 2009, Ely Ould Dah c / France, requête n° 13113/03).