Inculture des avocats : L’état d’alerte
Actualités du droit - Gilles Devers, 28/11/2012
Un confrère lyonnais, Alexis Dubruel, que je ne connais pas, vient de s'illustrer par un grand n’importe quoi, soutenant qu’existe un risque de partialité si un Juif juge un Juif. Aussitôt, le système s’emballe, tapant sur ce confrère, sans se poser la question de la responsabilité collective. Comme si cet avocat était de la culture hors-sol…
L’affaire
Les faits sont relatifs à une procédure très commune, le non-respect du droit de visite concernant un enfant. L’enfant n’est pas disponible quand le père vient exercer le droit de visite, et le père dépose une plainte pénale contre la mère pour non-représentation d’enfant, qui est un délit correctionnel.
Le père qui porte plainte a pour prénom Moïse, et l’avocat de la mère s’aperçoit que le magistrat qui doit juger l’affaire a pour nom Levy. Et ça monte au « cerceau » de notre ami : il y a un risque de partialité ! Et notre avocat forme gaillardement une demande de récusation devant le président de la cour d’appel de Lyon, avec comme références les articles de Wikipedia sur le mot « Moïse » et le mot « Levy ». On rêve…
Bien sûr, le président de la cour d’appel a rejeté cette demande, ajoutant l’amende civile maximale prévue, de 750 €.
Le procureur général, partie à la procédure, a annoncé dans la foulée qu’il allait saisir le Bâtonnier d'une procédure disciplinaire à l'encontre de l’avocat. Le Bâtonnier de l’Ordre, a fait savoir qu’il avait décidé d’engager une procédure disciplinaire.
Oki. Essayons de regarder ça avec calme.
Un fond discriminatoire
L’avocat ne met pas en cause le juge en lui imputant des griefs au motif qu’il est juif. Il manie deux arguments de gros bourrin : en un, une personne qui s’appelle Levy est juive, et en deux, un juif ne peut pas juger impartialement un juif, comme un noir ne pourrait le faire pour un noir, ou un homo pour un homo. Il explique s’en tenir aux éléments « objectifs »… Mais, il ne se pose pas la question pour un juge ayant un nom gaulois-chrétien, qui pourrait juger un prévenu gaulois-chrétien. Le raisonnement repose donc sur un fond discriminatoire.
L’immunité pénale des écrits judiciaires
La garde des Sceaux Christiane Taubira a exprimé dans un communiqué « sa plus vive réprobation à l'égard de toute mise en cause de l'impartialité d'un magistrat dans l'exercice de ses fonctions du fait de ses origines, de son patronyme, ou de son appartenance ou sa non appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, ou une religion déterminée », rappelant « les dispositions de l'article 225-1 du code pénal définissant la discrimination ».
Très beau, excellente Christiane,… mais tout faux.
Les écrits d’avocats sont protégés par une immunité pénale, et de plus, cette requête n’était pas publique. Le délit d’audience n’existe plus, alors évoquer la réponse pénale comme une évidence fait un gros plouf. De plus, une sanction a déjà été prononcée, avec cette amende civile de 750 €.
Retour vers le disciplinaire
Le droit disciplinaire est autonome comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel en sa décision Q.P.C. n° 2011-178 : « la détermination des règles de déontologie, de la procédure et des sanctions disciplinaires applicables à une profession ne relèvent, ni du droit pénal, ni de la procédure pénale au sens de l'article 34 de la Constitution » et « s'agissant de la loi du 31 décembre 1971, elle organise la profession d'avocat et fixe la compétence des barreaux pour administrer et veiller au respect par leurs membres des règles déontologiques »
A ce titre, les écrits de l’avocat, s’ils contreviennent aux principes de dignité, de délicatesse, d'honneur, ne bénéficient pas de la protection accordée aux écrits judiciaires par la loi et les conventions internationales (Cour d’appel de Paris, C1, 10 mai 2012, n° 11/066627).
Le conseil de l’Ordre, statuant comme conseil de discipline, est donc compétent. A lui d’instruire et de juger.
Responsabilité collective
Maintenant, il serait facile d’en rester à la responsabilité individuelle de cet avocat, car la question est aussi celle de la responsabilité collective : qu’en est-il de la formation universitaire, puis professionnelle, pour ne pas avoir su filtrer des raisonnements aussi aberrants ? Qu’en est-il de la qualité des examens infligés au cours de ces longues années d’études ?
Les études de droit sont cannibalisées par le culte de l’ordre et l’enferment dans la technicité.
Il est urgent de débaptiser les facultés de droit pour en faire des « facultés de la culture et des libertés ».
Une doctrine juridique à la ramasse
Il faut sans tarder déboulonner la statue de Jean Carbonnier, toujours idolâtré comme la référence des juristes. Jeune agrégé, il cherchait la gloire sous le soleil de Vichy et il a publié des écrits cent fois plus pourris que la requête débile de notre pauvre avocat, sur lequel le pays entier s’apprête à tomber.
La faculté de droit s’est inventée une conscience faite de bric et de broc, et elle refuse toujours de tourner la page de Carbonnier, expert pour les enfilages de syllogismes à la petite semaine, incapable d’analyser le moindre rapport de forces sociales. La doctrine juridique n’a jamais rien anticipé : la décolonisation, l’Europe, le mouvement social, les nouveaux modes familiaux… Non, elle préfère formater les esprits au commentaire d’arrêt. Le plus neutre et le plus rétréci gagne.
Vive la culture, vive la liberté
La culture générale devrait être le grand enseignement dans les centres de formation d’avocats, pour essayer d’ouvrir à la compréhension du monde et montrer comment on croit savoir, alors qu’on sait si peu. Hélas, les primes vont systématiquement à la technique et à la dictature du monde des affaires.
Ce pauvre confrère mérite une bonne remontée de bretelles, et le Barreau va s’en charger. Mais au lieu de stigmatiser cette errance, il faudrait s’attaquer à une formation inepte qui s’attache à produire des techniciens incultes.
Il faut dire qu’apprendre à se servir de son cerveau semble insupportable à notre société de l’ordre et de l’obéissance. Le vrai programme : parfaire sa culture, cultiver la liberté.