Le CSM dans l’affaire Courroye : La responsabilité en solde, et la magistrature perd
Actualités du droit - Gilles Devers, 30/01/2014
Aujourd’hui, ça rigole pas. Le menu du jour, c’est l’avis motivé de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet sur les poursuites engagées contre Philippe Courroye, avocat général près la cour d'appel de Paris, précédemment procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre. Avis rendu sous la présidence de Jean-Claude Marin, Procureur général près la Cour de cassation.
- Alors que reproche-t-on à notre ami Philippe ?
- On lui reproche d’avoir, alors qu'il était procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre, en septembre 2010, d’avoir a prescrit aux enquêteurs de l'Inspection générale des services (IGS) d'identifier et d'examiner nominativement, de manière exhaustive, auprès des opérateurs de téléphonie, sur une période de 42 jours, l'ensemble des appels reçus et émis ainsi que des messages courts appelés « SMS » relatifs aux numéros de téléphone professionnel et personnel de Messieurs Gérard Davet et Jacques Follorou, journalistes au quotidien Le Monde.
- Ah bon, les journalistes devenus des cibles privilégiées… Comme Erdogan quand il s’énerve ?
- Et oui, tout comme.
- Mais pourquoi il s’est énervé Philippe ?
- Ce sont les miasmes de l’affaire Liliane, ce drame de l’exclusion sociale par la richesse. Tu as perdu le fil ? C’est sûr que François le Daft Punk sur son scooter à trois roues, c’est plus sexy. Mais à l’époque, le truc, c’était le fric. Alors, je te raconte.
Françoise, la fille de Liliane, qui avait un œil sur l'argent de Liliane, laquelle Liliane était une amie de Nicolas, qui est un peu ami de Philippe, s’était fâchée avec François-Marie, qui avait les deux mains sur l'argent de Liliane, et elle lui avait fait délivrer une citation directe pour abus de faiblesse, la faiblesse étant Liliane. La présidente de la chambre correctionnelle du TGI de Nanterre, qui était un peu fâchée avec Philippe, avait ordonné à la maréchaussée de faire une perquisition le 1er septembre 2010 au domicile de Liliane, et le lendemain Le Monde (Occidental) publiait un article de Gérard et Jacques intitulé « Les policiers sont à la recherche de petits papiers de Liliane ». Cet article rendait compte, en détail, d'une audition effectuée le 31 août, et de la perquisition du 1er septembre. Bref, un sacré problème : si les journalistes publient des informations, alors que Nicolas n'a pas trop envie qu'on parle de son chaleureux voisinage avec Liliane, où va-t-on ?
L'avocat de Liliane a déposé le même jour, par fax, auprès de Philippe, une plainte pour violation du secret professionnel et violation du secret de l'enquête, plainte qui était fondée.
Le lendemain, Philippe a chargé un chef à plumes de la police, le Directeur de l'Inspection générale des services de la préfecture de police de Paris, d'une enquête sur ces faits et lui a adressé des instructions écrites aux fins de procéder à des investigations, en faisant application, « en tant que de besoin », de « l'article 77-1-1 du code de procédure pénale pour obtenir, par voie de réquisitions, de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou toute administration publique, les documents intéressant l’enquête ».
Bref, Philippe demandait de commencer l’enquête par les appels téléphoniques et SMS des deux journalistes. C’est l’exploitation des fameuses « fadettes », les relevés de factures détaillées. Philippe voulait que ça « aille vite », donc genre insistant.
- Très bien, c’est touchant, ce Philippe qui devient Manon des Sources.
- Pas du tout, c’est illégal comme griller un feu rouge.
- Ah bon, mais pourtant il faut bien que la justice enquête. On sait pas, peut-être que la cohésion nationale était en cause…
- Tout faux, camarade, et il suffit d’appliquer la loi, ce qui est recommandé quand on est procureur. La France s’était fait remonter les bretelles par la CEDH sur le secret des sources des journalistes, et notre excellent Législateur avait adopté la loi du 4 janvier 2010, modifiant l'alinéa 3 de l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 : «Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources». Le texte ajoute « au cours d'une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l'atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l'importance de l'information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d'investigation envisagées sont indispensables ci la manifestation de la vérité ».
- Houlala, ça c’est pas bon pour Philippe ! « L’impératif prépondérant d'intérêt public »… il peut aller se gratter. Et il y a d’autres procédés d’enquête…
- C’est exactement ce qu’a jugé la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Bordeaux qui, par arrêt du 5 mai 2011, a annulé les réquisitions ayant ordonné les investigations sur les téléphones des journalistes, annulation confirmée le 6 décembre 2011 par la chambre criminelle de la Cour de cassation. Motif : « L'atteinte portée au secret des sources des journalistes n'était pas justifiée par l'existence d'un impératif prépondérant d'intérêt public et que la mesure n’était pas strictement nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi ».
- Houlala, ça c’est pas bon pour Philippe !
- C’est sûr : c’est une violation caractérisée de la loi… Et un professionnel qui commet des fautes en violant la loi, il est bon pour le conseil de discipline…
- Houlala, ça c’est pas bon pour Philippe !
- Et les deux journalistes ont déposé une plainte disciplinaire devant le CSM.
- Houlala, ça c’est pas bon pour Philippe !
- Ben,… si en fait.
- Comment, comment ! La Cour de cassation a tranché que Philippe a violé la loi et la liberté de la presse… Ça, ça sent le sapin disciplinaire.
- Le problème est que Philippe est magistrat, alors sa faute disciplinaire n’est pas la faute de tout le monde. Là, c’est la robe taille XXL : « Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision devenue définitive ». C’est l'alinéa 2 de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, dite le statut de la magistrature, modifié par la loi n°2010-830 du 22 juillet 2010
- Donc, il faut trois conditions cumulatives : la violation d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des personnes, constatée par une décision devenue définitive ; une violation grave ; une violation délibérée.
- Ah mais dis donc, c’est un autre monde !
- C’est la loi, camarade. Il faut être logique : comme le droit est d’interprétation complexe, on ne peut sanctionner disciplinairement toute violation des règles. S’il devait y avoir un conseil de discipline après chaque arrêt de cassation, il faudrait vite recruter. Aussi, il est logique de ne sanctionner que les violations qui garantissent les droits des personnes, et que si elles sont graves. Mais le caractère délibéré reste en travers de mon gosier de justiciable.
- Alors que s’est-il passé pour Philippe ?
- Sur l’atteinte à une garantie essentielle des droits des parties, le CSM rappelle l’importance de la liberté de la presse, posée par la jurisprudence de la Cour avec les arrêts Handyside (7 décembre 1976) et Guardian (26 novembre 1991), selon lesquels la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et avec l’arrêt Goodwin (27 mars 1996), soulignant que « la protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse (...)». Des arrêts qui datent de quinze ans, et que Philippe avait eu le temps d’apprendre.
Pour le CSM, la violation du secret des sources porte atteinte à une garantie essentielle des droits des parties. Aussi, Philippe « magistrat expérimenté, ne pouvait méconnaître, ce qu'il n'a d'ailleurs pas soutenu, la valeur et la portée de cette garantie fondamentale ».
- Houlala, ça c’est pas bon pour Philippe !
- Vient le second critère, sur la gravité de la violation. Le CSM rappelle que Philippe recherchant un « impératif d'efficacité », avait décidé, dès l'ouverture de l'enquête, de « solliciter les factures détaillées » des journalistes. Le CSM estime que d'autres actes d'enquête auraient dû être préalablement ordonnés, ce qu’avaient d’ailleurs suggéré les enquêteurs. Pour le CSM, Philippe a « gravement méconnu le principe de proportionnalité des actes d'enquête » au regard de la protection due aux sources des journalistes telles que protégées par la loi et la jurisprudence européenne « dont il ne pouvait ignorer les termes, d'autant que la circulaire de la Chancellerie en date du 20 janvier 2010 avait immédiatement appelé l'attention des parquets sur les dispositions nouvelles issues de la loi du 4 janvier 2010 ».
- Donc, la condition de gravité est remplie. Notez bien au passage : « dont il ne pouvait ignorer les termes ».
- Houlala, ça c’est pas bon pour Philippe !
- On arrive au troisième critère, le caractère délibéré de la violation.
Devant le CSM, Philippe avait soutenu, qu'« on se trouvait dans un domaine juridique qui était relativement nouveau, très imprécis, flou et que j'ai interprété ». Il reconnaissait avoir « sans doute mal interprété la loi du 4 janvier 2010 », en visant une jurisprudence antérieure et isolée. Nul.
On pense que Philippe va se faire ratatiner, car le CSM vient de dire « dont il ne pouvait ignorer les termes ». Mais le ton change.
Le CSM rappelle d’abord qu’aux termes de l'alinéa 2 de l'article 43 du statut, « la faute s'apprécie pour un membre du parquet (...), compte tenu des obligations qui découlent de sa subordination hiérarchique » et, de fait, le procureur général près la cour d'appel de Versailles n’avait pas rendu d’avis bien tranché et n’avait pas réagi pour faire constater l'irrégularité des actes. Ce qui est vrai.
Et là, c’est le morceau de bravoure :
« La précipitation avec laquelle Monsieur Courroye a agi, dans un domaine sensible régi par un texte récent à l'époque des faits, est manifestement critiquable. En ne recherchant pas le nécessaire équilibre entre les actes d'enquête mis en œuvre et la protection du secret des sources des journalistes, Monsieur Courroye a commis une grave erreur d'appréciation, qui ne permet toutefois pas, à elle-seule, d'établir le caractère délibéré de la violation par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties constatée par une décision définitive ».
Donc, le grief n’est pas retenu, mais le CSM, qui ne craint rien, ajoute : « même si la méconnaissance des dispositions de la loi du 4 janvier 2010 et de la jurisprudence constante et parfaitement établie de la Cour européenne des droits de l'Homme ne laisse pas de surprendre de la part du chef du 3ème parquet de France ».
- Ça donne quoi, quand on traduit en français ?
- Les critères « grave » et « délibéré » résultent de la loi, pas du CSM. Le critère « grave » se défend vu les difficultés d’interprétation du droit, avec des lois plus ou moins bien faites et les influences de la jurisprudence de la CEDH. On peut commettre des violations du droit de toute bonne foi, et le critère de gravité, qui peut choquer, est admissible s’il est interprété de manière contextualisé.
Le critère « délibéré », c’est autre chose. Il signifie que si le magistrat n’a pas violé délibérément la loi, ça reste cool pour lui. C’est un critère qui devrait être supprimé. On peut songer à ce qu’est la responsabilité disciplinaire d’un médecin, engagée pour toute faute, même légère.
- Oki, mais ça c’est la loi…
- Oui, et le Législateur va devoir s’en occuper dare dare car la jurisprudence du CSM permet d’anéantir tout dossier. La loi sur le respect des sources était récente et claire, précisée par une circulaire, mais parce que le parquet général n’a pas bondi et que Philippe dit qu’il s’est trompé dans l’interprétation de la loi, la faute disciplinaire est écartée !
Avec tout le respect que l’on doit à cette noble assemblée, c’est intenable. D’abord, comment dire « dont il ne pouvait ignorer les termes », et ensuite retenir qu’il ignorait peut-être les termes. Surtout, c’est un boulevard pour le discours sur la magistrature qui ne répond pas de ses fautes. Haut magistrat, travaillant en équipe, je viole gravement la loi, je ne tiens compte de rien, et ensuite je dis « désolé, je ne savais pas »…. C’est l’idée même de décision du parquet qui est atteinte. Décider, et ne pas assumer ? Quand les libertés sont en cause ? Allons…
- Surtout pour balancer ensuite que cette méconnaissance du droit « ne laisse pas de surprendre de la part du chef du 3ème parquet de France ».
- Oui, mais le morceau de bravoure est tout à la fin de la décision. Le CSM examine d’autres griefs, et les écarte tous, mais conclut, accrochez-vous :
« Si le conseil est d'avis, en l'état des développements qui précèdent, de ne pas infliger de sanction disciplinaire à Monsieur Courroye, il lui est apparu au vu de l'ensemble des éléments du dossier qui lui ont été soumis, que l'intéressé, dont le projet de nomination à la tête d'un des plus grands parquets de France a fait l'objet le 28 février 2007 d'un avis défavorable et pour lequel le Conseil a également émis le 31 juillet 2012 un avis favorable à sa mutation dans l'intérêt du service, ne disposait pas des qualités requises pour diriger un parquet ».
Donc, pas de sanctions disciplinaires car on n’a pas déniché les fautes graves et délibérées,… mais Philippe n’a pas les qualités requises pour diriger un parquet... On perd la responsabilité, pierre angulaire de l’esprit de décision, et Philippe, rétrogradé soldat de la troupe, perd le moyen de défendre son honneur professionnel.
A moins que Madame la Garde des Sceaux, qui n’est pas liée par l’avis du CSM, estime que répondre de ses fautes est le meilleur pour avancer. Philippe pourrait échapper à cette ouate du mépris, et défendre ses droits.