Le Conseil d’Etat et la loi
Actualités du droit - Gilles Devers, 15/04/2012
Le Conseil d’Etat est à la fois le Conseil de l’Etat, donc son conseiller juridique pour la préparation des lois, et… le Conseil d’Etat, donc son juge, compétent pour se prononcer sur la manière dont le gouvernement met en œuvre de la loi. Et alors comment çà marche ? A l’occasion des 10 ans de la loi du 4 mars 2022 sur les droits des malades, Jean-Marc Sauvé, le vice-président du Conseil d'État – donc le président de fait, car le président de droit est le Premier Ministre – a publié en vue d’un colloque une longue analyse du rôle du Conseil d’Etat sur ces deux volets.
La loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades
Jean-Marc Sauvé développe une approche assez enthousiaste des bienfaits de cette loi, approche à laquelle, par le constat du réel, je n’adhère pas.
Le principal apport a été la création de l’ONIAM, qui crée, à coté des mécanismes assuranciel, un processus d’indemnisation pour les préjudices corporels les plus importants. C'est un grand acquis.
Mais pour le reste, il faut tout de même beaucoup de bonne volonté pour applaudir les grandes améliorations dues à cette loi… Lesquelles, alors que la loi et la déontologie permettait déjà tant de faire ? Nous aurions gardé le droit écrit antérieur, les évolutions seraient largement venues de l'expérience et de la jurisprudence, compte tenu du renouveau des pratiques professionnelles et des demandes des citoyens.
Une grande avancée serait la capacité reconnue au patient d’accéder directement à son dossier. Certes. Mais cela a changé quoi ? Les patients pouvaient très bien accéder à leur dossier auparavant, en discutant avec le médecin, ou en demandent à un médecin tiers de venir en prendre connaissance. Les centres hospitaliers expliquent que ces demandes d’accès direct restent très marginales, et sont souvent le préalable à un procès. Auparavant, on obtenait le dossier en même temps que l’expertise par le juge des référés. Désormais on l’obtient avant par un simple courrier et avant l'expertise. Bon…
Surtout, l’un des buts de la loi était de donner un régime législatif précis aux données clés : la faute médicale, le consentement éclairé, les infections nosocomiales. Il faut bien avoir à l’esprit que les soins sont prodigués par les mêmes professionnels et avec la même demande de qualité dans les établissements publics et privés. Dans la pratique, on trouvait des différences jurisprudentielles sensibles entre les juridictions administratives ou judiciaires qui étaient amenées à se prononcer. D’où le besoin d’unification par la loi… Mais les juges n’en ont pas tenu compte. Rien n’a changé ! On trouve toujours les mêmes différences d’interprétation notamment sur la faute médicale, le consentement éclairé, les infections nosocomiales… Il est bien dommage que Jean-Marc Sauvé passe cette question, essentielle, par pertes et profits. Mais un haut magistrat du Conseil d’Etat est aussi un diplomate…
Loi normative ou loi instrument politique ?
L’explication se trouve peut-être dans ce passage du texte.
« La lecture des débats d’assemblée générale frappe par la différence de conception entre le Conseil d’État, selon lequel la loi doit être pleinement normative, et le Gouvernement, pour qui la loi est un instrument juridique de mise en œuvre d’une politique. Or la politique procède aussi par affirmation, voire proclamation de principes, et même, dans certains cas, par répétition de principes dispersés dans des normes déontologiques ou inscrits dans le code civil. Le Conseil d’État a ainsi critiqué l’affirmation de droits déjà présents dans l’arsenal législatif ou normatif, dont la formulation différait peu de celle des dispositions existantes ».
Donc, pour faire moins diplomate que Jean-Marc Sauvé, je traduirais par :
- Il y a ce qui, dans la loi, fait le droit ;
- Il y a ce qui, dans la loi, relève de la politique, avec de la guimauve phraséologique ;
- On se passe de la soupe politique et on applique ce qui est le droit, donc les vraies lois, normatives ;
- Ca conduit à mettre de côté les répétitions législatives et assaisonnements de principes que le parlement glisse dans la loi pour faire le malin ;
- On en reste donc à la jurisprudence chaque fois que c’est possible.
Finalement, le Conseil d’Etat se moque des lois bavardes et donneuses de leçons politiques, et il les marginalise. Comme çà, tout le monde est content : le Parlement fait mumuse et les juges appliquent les vraies règles, normatives, et rodées par la jurisprudence.
La nécessité des décrets d’application
Deuxième question abordée, les décrets d’application. Et tout d’abord sont-ils toujours nécessaires ? Ben oui, compte tenu du caractère technique de la loi.
« Sauf dans des domaines limités, comme le droit pénal ou civil, les lois, pour entrer en vigueur, exigent le plus souvent des textes réglementaires d’application. Il en va ainsi en particulier en matière sociale, les principes fixés par le législateur impliquant le plus souvent pour s’appliquer des mesures réglementaires. Pour le dire autrement, les dispositions législatives sont, en ce domaine et compte tenu du partage opéré par la Constitution entre la loi et le règlement, rarement assez claires et précises, pour que les autorités compétentes puissent prendre immédiatement les mesures matérielles ou individuelles d’application de la loi sans qu’aucun décret ne soit intervenu. »
Si les dispositions législatives sont imprécises, le Conseil d’État a jugé qu’en l’absence de décret d’application, elles ne peuvent entrer en vigueur (CE, 30 mai 2011, Melki, n° 336838).
L’obligation de publier les décrets d’application
Que faire si le gouvernement ne publie pas les décrets, laissant la loi inapplicable ? Les personnes intéressées, souvent via un syndicat ou une association, peuvent saisir le Conseil d’Etat et demander à ce que le gouvernement soit condamné sous astreinte à publier les textes.
« Le juge administratif ne s’en tient pas toujours au simple constat d’une impossible application. Compte tenu de son office, il est parfois conduit à condamner l’inaction de l’administration. En effet, l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi (CE, ass, 27 novembre 1964, Dame veuve Renard, Rec. p.590). C’est ainsi que faute de traduction réglementaire de l’article 75 de la loi du 4 mars 2002, issu d’un amendement parlementaire se rapportant aux activités d’ostéopathe et de chiropracteur, le Conseil d’État a condamné, respectivement quatre et six années après le vote de la loi, la carence de l’administration à assurer la pleine application de cet article et il lui a adjoint de prendre le décret d’application dans un délai déterminé (CE, 19 mai 2006, Syndicat national des ostéopathes de France, n° 287514, Rec. p. 706 et CE, 7 mars 2008, Gruny, n° 299240) ».