Infanticides dissimulés et prescription : la décision finale de la cour de cassation
Paroles de juge - Parolesdejuges, 10/11/2014
Nous avons récemment abordé la question de la prescription applicable en cas d'infanticides dissimulés et, de ce fait, découverts bien des années après (lire ici). Il est renvoyé à ce précédent article pour ce qui est de l'analyse de la problématique.
Par ailleurs, nous avons également déjà discuté de la prescription applicable aux délits dissimulés (lire ici, et ici), la problématique d'ensemble étant sensiblement la même.
En résumé la question posée est la suivante : alors que la loi prévoit un délai de prescription au-delà duquel l'auteur d'une infraction même avérée ne peut plus être poursuivi, le point de départ de ce délai, qui est habituellement le jour de la commission de l'infraction ou le jour du dernier acte d'enquête (art. 7 à 9 du code de procédure pénale, textes ici), doit-il être retardé au moment de la découverte de l'infraction quand son auteur a réussi efficacement à dissimuler son acte ?
En clair et concrètement, si un crime que son auteur a réussi à cacher est commis en 2000, sachant que le délai de prescription des crimes est normalement de 10 ans (sauf exceptions, notamment en matière de viols sur mineurs, lire ici, et ici), et si ce crime n'est découvert qu'en 2013, soit on considère que le point de départ est le jour du crime et il est prescrit en 2010, donc l'auteur même identifié échappe à toute sanction en 2013, soit on considère que le point de départ est le jour de découverte du crime, et en 2013 l'auteur même tardivement connu est normalement poursuivi puis jugé.
Dans notre affaire d'infanticides dissimulés, après un premier arrêt de la cour de cassation, un second pourvoi a été formé contre le nouvel arrêt de la chambre de l'instruction.
Et dans son arrêt du 7 novembre 2014 (décision ici) l'assemblée plénière de la cour de cassation, plus haute formation judiciaire, a jugé ainsi :
"Mais attendu que si, selon l’article 7, alinéa 1er, du code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites ;
Et attendu que l’arrêt retient que les grossesses de Mme Y..., masquées par son obésité, ne pouvaient être décelées par ses proches ni par les médecins consultés pour d’autres motifs médicaux, que les accouchements ont eu lieu sans témoin, que les naissances n’ont pas été déclarées à l’état civil, que les cadavres des nouveau nés sont restés cachés jusqu’à la découverte fortuite des deux premiers corps le 24 juillet 2010 et que, dans ces conditions, nul n’a été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat et dont aucun indice apparent n’avait révélé l’existence ;
Qu’en l’état de ces constatations et énonciations procédant de son appréciation souveraine des éléments de preuve, la chambre de l’instruction, qui a caractérisé un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, ce dont il résultait que le délai de prescription avait été suspendu jusqu’à la découverte des cadavres, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision."
Le débat juridique est donc définitivement tranché quand bien même cette décision va certainement être fortement discutée.
Aujourd'hui quelques pistes de réflexion peuvent être esquissées.
- D'abord, comme cela a été mentionné plus haut, il existe déjà, dans les textes, des hypothèses de report du point de départ du délai de prescription. C'est le cas notamment pour les viols sur mineurs. C'est aussi le cas, depuis une loi de 2011, des délits commis sur des personnes vulnérables, le point de départ du délai de prescription étant alors le "jour où l'infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique".
Un tel report, appliqué à l'infanticide, ne peut donc pas, dans son principe, être considéré comme une totale nouveauté juridique.
- Par ailleurs, la cour de cassation avait jugé en décembre 2013 (décision ici) que "un obstacle de droit ou de fait mettant la partie poursuivante dans l'impossibilité d'agir suspend la prescription à son profit." En 2011 (décision ici), dans une découverte tardive d'ossements, elle avait aussi déjà jugé que "en matière de crime, l'action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n'a été fait aucun acte d'instruction ou de poursuite ; que seul un obstacle insurmontable à l'exercice des poursuites peut entraîner la suspension du délai de prescription de l'action publique."
Plus largement, la cour de cassation avait abondemment développé sa jurisprudence concernant le report du point de départ du délai de prescription aux abus de biens sociaux habilement dissimulés dans les comptes d'une entreprise. Elle l'a ensuite élargie à diverses infractions dissimulées.
A plusieurs reprises, à propos de ces délits, elle avait en effet jugé que le point de départ du délai de prescritpions pour ces infractions devait être reporté "au jour où elles apparaissent et peuvent être constatées dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique" (lire ici).
- L'application du principe de la prescription a longtemps été justifié, outre les cas d'inaction non justifiée de la victime ou des autorités, par les problèmes de preuves (preuves matérielles, témoignages) qu'il est difficile de réunir plusieurs annés après les faits. Mais aujourd'hui tel n'est plus le cas. Les expertises scientifiques peuvent, souvent après une longue période, apporter la preuve de l'existence d'un crime et parfois la preuve que telle personne en est l'auteur. L'argument sur la rapide disparition des preuves, valable un temps, ne l'est plus aujourd'hui.
- Il n'est pas aisé d'exposer pourquoi un criminel qui a réussi à cacher son crime devrait, de ce fait, bénéficier de la prescription et échapper à toute sanction. En réalité, pour ceux qui cachent habillement l'infraction qu'ils viennent de commettre, délit et encore plus crime, l'application de la prescription au jour de commission de l'infraction devient une récompense de leur habileté. Ce qui peut troubler.
C'est pourquoi, quand l'auteur d'un délit ou d'un crime veut à tout prix et arrive à dissimuler son infraction, il n'est pas inéluctablement choquant que le point de départ du délai de prescription soit reporté au jour de la découverte de cette infraction.
L'impunité définitive et aussi vite que possible est logiquement l'objectif du délinquant. Ce n'est pas forcément celui de la société.
- L'assemblée plénière de la cour de cassation n'a pas posé un principe applicable à de nombreuses infractions. La condition posée dans son arrêt de l'existence d'un obstacle insurmontable, qui est véritablement restrictive, en réduit considérablement la portée.
Cette jurisprudence ne va donc pas, demain, bouleverser considérablement le droit de la prescription.
C'est pourquoi, finalement, il pourrait être considéré qu'un équilibre raisonnable a été trouvé : un principe de départ réaffirmé, mais, dans des circonstances exceptionnelles, quand un crime a été délibérément et efficacement dissimulé, une absence de prime au criminel habile, et un report du point de départ de la prescription au jour de la découverte du crime.