La loi, l'illusion, et la vraie vie (à propos de la prescription des infractions sexuelles)
Paroles de juge - Parolesdejuges, 30/05/2014
Par Michel Huyette
Le droit, la loi, sont les révélateurs de l’état des relations sociales. Les textes organisent les relations entre les individus, et sont les témoins utiles des mentalités d’une époque. C’est en cela que dans les facultés le cours d’histoire du droit est bien plus important que ne le pensent d’emblée les nouveaux étudiants quand ils découvrent la matière sur leur programme d’enseignements.
Le droit est aussi le révélateur des équilibres recherchés. Les attentes et les demandes des uns et des autres ne peuvent jamais être toutes satisfaites en même temps, car elles sont souvent dissemblables et parfois radicalement opposées. Alors, à travers la loi les élus doivent rechercher les équilibres possibles. Par exemple entre salariés et employeurs, entre locataires et propriétaires, entre conjoints et parents séparés. Au pénal, l’équilibre est sans cesse discuté entre nécessité de poursuivre les auteurs d’infractions et droits de la défense, entre droits de l’auteur et droits de la victime.
La loi doit tendre à un équilibre concret, réel, mesurable. Mais n’est pas là pour, à travers ses paragraphes et ses mots, créer une illusion d’équilibre. Le cadre juridique doit toujours être en lien avec le concret, avec la réalité, avec la vraie vie. Sinon il y a distorsion, déséquilibre, inadéquation. Avec toutes les conséquences négatives qui risquent d’en être la conséquence. Tant en termes de déception au moment de la mise en application de la loi illusoire que de déconvenue quand la revendication du droit mène à une impasse à cause de cette discordance entre la règle et la réalité.
L’actualité récente nous donne l’occasion de revenir un bref instant sur cette problématique. En plus dans un domaine particulièrement sensible. Celui des agressions sexuelles et plus précisément autour de la problématique de leur prescription.
Ce n’est pas la première fois, et probablement pas la dernière, que des parlementaires tentent de modifier le délai de prescription des infractions sexuelles. Le débat est récurrent et, régulièrement, sous la pression de certains mouvements, une nouvelle démarche est entamée afin de permettre aux personnes se déclarant victimes d’abus sexuels de déposer plainte très longtemps après la date avancée de commission des faits.
Rappelons brièvement le cadre juridique actuel.
La prescription, c’est, pour faire simple et sans rentrer dans les détails, le délai au-delà duquel, après la commission d’une infraction, l’auteur ne peut plus être poursuivi quand bien même il serait démontré - tardivement - qu’il est bien coupable.
Les articles 7 à 9 du code de procédure pénale (textes ici) mentionnent les délais de prescription : 1 an pour les contraventions, 3 ans pour les délits, et 10 ans pour les crimes.
Mais il existe aussi des règles spécifiques aux infractions sexuelles, qui, toutes, vont dans le sens d’un allongement du délai de prescription. S'agissant du crime de viol, le délai de prescription est de 20 années quand la victime est mineure, et en plus ce délai ne commence à courir qu'à partir de sa majorité. De ce fait, quand un viol est commis sur une personne mineure, celle-ci peut déposer plainte jusque la veille de ses 38 ans.
Il y a peu de temps, une femme a tenté de faire admettre qu’à cause de son amnésie elle ne s’est souvenue que très tardivement du viol dont elle a dit-elle été victime enfant. A cause du délai de prescription, parce qu’au moment de la dénonciation des faits elle était âgée de plus de 38 ans, sa plainte ne pouvait être admise. Pour contourner la règle juridique des 20 ans à compter de la majorité, elle a demandé aux tribunaux de faire partir le délai non pas à compter de ses 18 ans mais à compter du jour où son amnésie a pris fin, autrement dit du jour où elle s’est souvenue, selon elle, avoir été violée. Cette demande a été rejetée, sans surprise, pour des raisons que nous avons déjà abordées sur ce blog (lire ici).
Ces jours-ci, le Sénat est revenu sur le sujet et a adopté une proposition de loi modifiant la prescription des agressions sexuelles.
Les sénateurs ont dans un premier temps envisagé de retenir que les délais de prescription s’agissant des infractions à caractère sexuel « ne commencent à courir qu'à partir du jour où l'infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d'exercer l'action publique ». Mais devant la fragilité juridique d’une telle proposition qui, outre qu’elle rend ces infractions de fait imprescriptibles, offre à la personne qui porte plainte la possibilité de mettre en avant une date à laquelle le souvenir lui serait revenu sans aucune possibilité de vérification et de contrôle par quiconque, ouvrant ainsi toute grande la porte au mensonge imparable (cf. l’article mentionné plus haut), ils l’ont raisonnablement abandonnée.
Mais, au final, ils ont rajouté 10 années aux délais en vigueur. Ainsi, en matière de viol, le délai de prescription serait de 30 ans, toujours à compter de la majorité, permettant à une victime mineure de porter plainte jusque la veille de ses 48 ans. (cf. ici)
Pourquoi pas.
Le problème, n’est pas dans la loi. On peut discuter à perte de vue des délais de prescription en général. Un peu plus longs, un peu moins longs, il n’existe pas d’argument purement juridique donnant raison aux uns et tort aux autres. Certains soutiennent même que si un criminel est découvert longtemps après les faits, il n’existe aucune raison fondamentale de ne pas le poursuivre, que le temps qui passe ne doit pas être un passeport pour l’impunité. Il n’empêche que de très nombreuses législations retiennent des délais de prescription (lire ici). Le débat ne porte véritablement que sur la durée de ces délais.
Le problème est dans la vraie vie. Cela pour les raisons qui suivent. Et que nous aborderons à propos du viol, agression sexuelle la plus grave.
Les cours d’assises, la plupart du temps, jugent des affaires dans lesquelles les victimes ont déposé plainte peu de temps ou en tous cas seulement quelques années après les faits. Les dépôts de plainte très longtemps après l’agression sexuelle, étonnamment fréquentes il y a quelques temps, sont de moins en moins nombreux.
Quoi qu’il en soit, même quand la plainte est déposée peu de temps après les faits dénoncés, le parcours judiciaire pour la victime est souvent un parcours du combattant. Cela pour une raison très simple : elle doit, puis le ministère public ensuite, rapporter la preuve de la réalité des faits dénoncés.
Sans doute faudra-t-il inlassablement le répéter, et nous ne cesserons pas de le faire ici : Même si tout le monde sait et admet qu’une écrasante majorité des personnes qui déposent plainte pour viol ont bien été victimes de viol, il arrive que de temps en temps une plainte soit mensongère. Ceci est une réalité qui ne peut être écartée quand bien même elle dérange. C'est pourquoi la justice ne peut pas se contenter d’une dénonciation et de la mention du nom de l’agresseur pour que celui-ci soi aussitôt déclaré coupable et puni.
Et c’est bien là le cœur de la difficulté découlant du délai de prescription. Plus la plainte est déposée longtemps après les faits, plus, évidemment, la preuve est difficile à rapporter de la réalité de ces faits. Tant dans leur existence que dans leurs modalités exactes.
Plusieurs dizaines d’années après les faits, il n’est jamais produit le moindre constat médical. Ni prélèvement ni analyse ADN.
Plusieurs dizaines d’années après les faits, la victime la plupart du temps ne sait même plus, à supposer qu’elle ait le souvenir de leurs noms, qui sont et où habitent maintenant les camarades de classe de l’époque avec qui, croit-elle se rappeler, elle en avait peut-être parlé. Et même si un ancien copain ou voisin est retrouvé, comment pourrait-il devant la cour d’assises se rappeler et énoncer les mots exacts prononcés à l’époque, soit des dizaines d’années plus tôt, par la plaignante d’aujourd’hui ?
Plusieurs dizaines d’années après les faits, les instituteurs d’alors qui avaient peut-être repéré un changement de comportement à la même époque que les faits dénoncés seront pour la plupart du temps décédés. Ou, s’ils sont encore vivants bien que très âgés, seront incapables de dire à un enquêteur si, des dizaines d’années avant, un enfant dont probablement ils n’ont plus aucun souvenir avait à tel moment de l’année changé de comportement, et précisément de quelle façon. Et les bulletins scolaires d’une si ancienne époque ne sont pas conservés par l’administration.
Plusieurs dizaines d’année après les faits, le médecin de famille qui avait éventuellement examiné la plaignante mineure et avait peut-être remarqué quelques troubles de la santé autour de la date avancée des faits sera lui aussi décédé ou très âgé. Et s’il est encore en vie, comment se rappellera-t-il les détails d’une consultation médicale ayant eu lieu par exemple trente ans plus tôt ?
Et ainsi de suite dans toutes les composantes de la preuve en matière de viol.
D’où cette seule et unique question à retenir : Par quels moyens une personne se disant victime de viol quand elle avait 8 ans et portant plainte alors qu’elle est âgée de 45 ans pourra-t-elle rapporter en justice la preuve convaincante de la réalité de l’agression sexuelle qui s’est produite 37 ans avant la dénonciation à la police ? Ce ne sera pas toujours impossible. Mais ce sera très souvent extrêmement difficile.
Rapporter cette preuve est plus ou moins aisé quand la plainte est déposée dans les minutes qui suivent l’agression. Parce qu’un médecin constate des lésions physiques, que des psychologues attestent de l’existence d’un traumatisme post-agression révélateur, que des témoins ont vu des choses allant dans le sens des propos de la plaignante et s’en rappellent encore très bien puisque c’était il y a très peu de temps.
Rapporter cette preuve est déjà plus compliqué quand la plainte est déposée quelques mois après les faits, notamment parce qu’il n’existe aucun constat médical juste après l’agression dénoncée.
Rapporter la preuve est difficile quand l’agression a lieu contre une victime mineure et que celle-ci porte plainte juste après sa majorité ou, peu de temps après, une fois qu’elle est autonome comme cela se voit assez souvent en cas d’agression sexuelle dans le cadre familial.
C’est pourquoi tous les professionnels qui interviennent dans le processus policier et judiciaire savent combien il est difficile, c’est peu dire, de prouver la réalité de faits d’agressions sexuelles plusieurs dizaines d’années après qu’ils aient été commis.
Il faut aussi que les personnes concernées aient en tête que devant la cour d’assises, dès qu’il y a la moindre hésitation dans un récit, dans une déclaration, le moindre flou, la moindre contradiction entre deux témoignages, les avocats des accusés, dont c’est le rôle et qui ne font que leur travail, s’en saisissent, malmènent autant que possible ceux qui hésitent et proclament, directement ou par sous-entendus, que les uns et les autres mentent et racontent n’importe quoi. Ce qui est parfois une très douloureuse épreuve pour ceux qui s’expriment, parties civiles ou témoins.
Certains parlementaires n’ont sans doute jamais assisté à un procès criminel, et de ce fait n’imaginent pas l’ampleur de la souffrance de certaines victimes, quand elles ont réellement été agressées par l’accusé qui est non loin d’elles dans le box, et que celui-ci relayé vigoureusement par ses avocats, avec plus ou moins de délicatesse et même parfois avec beaucoup d’agressivité, profite de la moindre hésitation ou contradiction pour affirmer qu’il s’agit d’une fausse victime qui raconte n’importe quoi. Juges et jurés peuvent tous attester de l’ampleur de la douleur de certaines victimes devant la remise en cause minute après minute de la réalité des faits et donc, par ricochet, de leur honnêteté. Alors qu’elles savent qu’elles ont été violées par l’accusé quand tel est le cas. Et que l’accusé le sait, tout en se délectant des hésitations de ceux qui témoignent et en se réjouissant de la façon dont son avocat remet en cause l’honnêteté de sa victime.
Une chose est certaine. Plus la plainte sera déposée tardivement, plus les éléments de preuve seront fragiles. Et celles parmi les victimes qui ne recevront pas du juge d’instruction une ordonnance de non-lieu motivée par l’insuffisance des preuves, ce qui si un tel non-lieu est retenu sera déjà un choc terrible, et qui iront au procès, subiront les assauts répétés de la défense chaque fois qu’un élément pourra être discuté et remis en cause. Ce qui sera d’autant plus le cas quand l’enquête aura été effectuée des dizaines d’années après les faits. Et que les éléments récoltés seront fragiles, quand bien même la plaignante dit vrai si tel est le cas.
Une présidente de cour d’assises a récemment raconté que lors d’un procès la juridiction a condamné l’auteur d’un viol. La victime, reconnue comme telle malgré les permanentes dénégations de l’accusé et les tentatives de son avocat pour la faire passer pour une menteuse psychologiquement perturbée, ce qu’elle n’était en rien, a déclaré avant le réquisitoire et les plaidoiries, alors que la parole lui a été donnée une dernière fois : « Je ne pensais pas que pendant ce procès je serais humiliée à ce point. J’ai failli partir plusieurs fois. En tous cas, si demain une amie se fait violer, je ferai tout pour la dissuader d’aller porter plainte ».
Cela résume, mieux encore que tout ce qui précède, ce que vivent parfois les victimes de viol au cours de la procédure judiciaire.
Et au-delà, un autre effet bommerang tout aussi potentiellement dévastateur est à craindre. Car si l'accusé est acquitté, faute de preuves suffisantes, et cela quand bien même, supposons-le pour les besoins de la discussion, il a bien violé la plaignante ce que eux seuls savent, que penseront les proches de cette plaignante, sa famille, ses amis ? Inéluctablement, certains d'entre eux ne pourront s'empêcher de s'interroger, de douter, ou même de voir dans celle-ci une personne peu équilibrée. Car ils se demanderont pourquoi elle a attendu aussi longtemps pour déposer plainte. Et ils entendront que celui qu'elle a désigné comme son agresseur d'il y a des dizaines d'années a été jugé non coupable. Peut-on exclure totalement que certains des proches, des collègues, des voisins, après que l'accusé ait été acquitté, voient la plaignante comme une personne potentiellement instable, qui, au moins peut-être, a imaginé une agression qui n'a jamais existé. En tous cas que la justice n'a pas reconnue. C'est aussi l'image de la plaignante auprès de son entourage qui est en jeu. Et pour cette personne, voir le doute dans le regard des autres peut être terriblement destructeur.
C’est pourquoi, dans la vraie vie, permettre à des personnes de déposer plainte très longtemps après les faits c’est, d’une certaine façon, préparer le ring sur lequel certaines d’entre elles seront agressées puis anéanties chaque fois que ni elles ni le ministère public ne pourront apporter de preuves suffisamment convaincantes de la culpabilité de l’accusé. Pour une qui arrivera avec le soutien du ministère public à faire condamner l'agresseur, notamment quand d'autres victimes du même agresseur se signaleront, combien se heurteront violemment à un mur à l'issue de la procédure judiciaire, avec toute la souffrance qui en découle.
Cela peut être pour elles terriblement dévastateur.
Est-ce vraiment un service à leur rendre ?
La loi n’est pas faite pour créer de l’illusion. L’illusion que c’est la même chose de porter plainte deux jours ou quarante ans après les faits. L’illusion que dans ces deux cas le processus judiciaire sera le même. L’illusion plus globale que dénoncer les faits très tardivement n’a aucune incidence sur quoi que ce soit.
L’illusion qu’un long délai de prescription est forcément, dans tous les cas, un avantage accordé aux victimes.
C'est bien pourquoi la question doit être posée : En allongeant encore le délai de prescription, les parlementaires sont-ils absolument certains d’œuvrer dans l'intérêt des victimes de viol ?
En tous cas, que la réponse soit affirmative ou négative, et que les parlementaires finalement rejettent ou adoptent l'allongement du délai de prescription, ce qui compte c'est que les personnes concernées aient pleinement conscience de la nature du chemin sur lequel elles s'engagent. Pour les raisons précitées.
Et qu'elles fassent des choix en pleine connaissance de cause.