Le procès du buraliste de Lavaur, vu de l’autre côté du fusil
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 31/03/2015
Jusqu'à mardi 31 mars, ils étaient la Peur majuscule. Un sentiment partagé, familier ou fantasmé, qui faisait son petit bout de chemin en chacun de nous, qu'on se l'avoue ou pas. La nuit, le réveil brusque à cause du bris d'une vitre, l'intrus, le voleur qui pénètre chez soi alors que la vieille mère dort à l'étage, ils étaient tout cela, ils n'étaient rien que cela, Jonathan Lavignasse et Ugo Bernardon, les deux jeunes de 17 ans sur lesquels Luc Fournié, le buraliste de Lavaur, a tiré à deux heures du matin lundi 14 décembre 2009, atteignant mortellement l'un d'entre eux d'une balle à bout portant dans l'abdomen.
La Peur qui, selon l'article 122-6 du code pénal, accorde une "présomption de légitime défense" à celui qui accomplit un acte pour "1) repousser, de nuit, l'entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ; 2) se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence."
Mardi matin, Ugo Bernardon est venu témoigner à la barre de la cour d'assises du Tarn à Albi et, pour la première fois, on a regardé de l'autre côté du fusil. Il a raconté le jeune homme qu'il était alors, élève de terminale S au lycée d'Albi, passionné de littérature policière et de récits de truands, qui se destinait à des études de criminologie. "J'étais en quête de quelque chose, je vivais dans une espèce de film, c'était puéril" , dit-il.
C'est long, dix minutes
Ses mots sont précis, choisis, quand il raconte comment, un mois plus tôt, il a eu l'idée d'un premier cambriolage dans une pizzeria de Lavaur, puis d'un second, au bar tabac Le Saint-Roch. Il fait ses repérages, se munit d'une scie à métaux pour scier le barreau d'une fenêtre, le recolle grossièrement avec du scotch marron "pour cacher mon méfait. J'étais astucieux, pas minutieux", dit-il. Il avait prévu d'y retourner, seul, dans la nuit de dimanche à lundi. Mais cet après-midi là, son copain Jonathan est venu rendre des écouteurs à son petit frère, Ugo lui a raconté son projet, ils ont décidé d'y aller ensemble, "pour les cigarettes et le fonds de caisse, mais surtout pour l'appât du succès", poursuit-il.
Comme il l'avait lu dans les romans policiers, il fixe du scotch sur la vitre "pour qu'elle s'éparpille le moins possible en tombant", puis il tape dedans, elle fait du bruit en se brisant. Les deux garçons reculent, se cachent dans une rue en face et attendent. "On a décidé de rester cachés pendant dix minutes. Comme on n'a vu aucune lumière et que rien ne bougeait, on a décidé de rentrer." C'est Jonathan qui, en avançant en tête dans la pénombre, a buté sur le piège artisanal installé par Luc Fournié dans la salle du bar, un fil de pêche tendu entre une chaise et une table. Quelques secondes plus tard, la première balle a sifflé. Ugo s'est enfui, la deuxième balle a atteint le mur voisin de la fenêtre qu'il était en train d'escalader. Quand il s'est retourné, une fois arrivé dans la rue, il s'est aperçu que Jonathan ne l'avait pas suivi. Ugo raconte la suite d'une voix sourde. Il s'est tapi dans l'ombre, a vu les pompiers arriver et ressortir en aidant quelqu'un à marcher. "Je me suis convaincu que c'était Jonathan. Je suis rentré chez moi. Ma mère m'a surpris et elle m'a engueulé. Je suis allé me coucher. Le lendemain matin, mon petit frère m'a annoncé la mort de Jonathan. Bizarrement, je n'ai pas pleuré tout de suite. Je me suis levé et j'ai marché jusqu'à la gendarmerie pour tout raconter."
Dans ces dix minutes d'attente se joue une part du verdict sur la condamnation ou l'acquittement de Luc Fournié. Les deux avocats de la famille de Jonathan, Mes Simon Cohen et Patrick Maisonneuve, le savent qui insistent : c'est long, dix minutes. Cela aurait pu donner à l'accusé le temps d'allumer la lumière, d'appeler la gendarmerie, de crier pour donner l'alerte au lieu d'attendre dans la pénombre pour tirer.
"Du jour au lendemain, on ne me connaissait plus"
On en était là quand la présidente de la cour d'assises a appelé la mère de Jonathan à la barre. Estelle Lavignasse est une femme toute menue, vêtue d'un strict tailleur pantalon marine. Elle est née au Gabon il y a 49 ans, ses deux enfants sont nés en France, elle les a élevés seule après la mort de leur père, Jonathan avait deux ans, sa sœur Elsa en avait neuf. "A l'époque, je ne travaillais pas, j'ai dû reprendre mes études. Aujourd'hui, je suis adjoint administratif dans l'éducation nationale". Elle répète ce titre comme si elle voulait en faire claquer chaque syllabe, "adjoint administratif dans l'éducation nationale".
Avec la même fierté tendue, âpre, elle évoque Elsa, assise derrière elle au banc des parties civiles, "bac plus 5, qui travaille comme cadre dans une grande société américaine à Paris." Puis elle parle de Jonathan et de son adolescence difficile, qui l'avait conduite à demander de l'aide auprès d'un éducateur. "Je n'ai jamais baissé les bras, jamais ! J'ai toujours fait en sorte qu'il y ait un cadre pour mes enfants." En 2009, l'adolescent s'était repris, il était en CAP au lycée professionnel d'Albi, elle le croyait sorti de la zone de danger. "Jonathan a fait une grosse bêtise et je ne suis pas fière de cela. S'il avait été pris, j'aurais été la première à lui donner une rouste. Mais j'aurais voulu que ce soit la justice qui le punisse, pas qu'il finisse au bout d'une arme."
Estelle Lavignasse raconte la suite, surtout. "Lavaur, c'était chez moi. Du jour au lendemain, on ne me connaissait plus. J'étais la mère du cambrioleur, les commerçants ne me disaient plus bonjour, on recevait des lettres d'insultes. Le facteur est allé déposer directement certaines d'entre elles à la gendarmerie. On était devenus les sales Noirs, les négros. La seule commerçante qui a baissé son rideau le jour des funérailles de Jonathan a subi des représailles."
Soudain, le ton change, sa voix se charge de colère, elle se tourne vers le box des accusés. "Où met-il ses regrets, Monsieur Fournié ? Dans le journal ! Vous m'avez vu pendant cinq ans venir déposer des fleurs devant votre bar pour Jonathan. Vous ne m'avez jamais regardée ! Vous ne m'avez jamais parlé ! De quels regrets parlez-vous quand vous dites que vous étiez dans votre bon droit ?
Le visage de l'accusé blêmit, il murmure:
- J'étais dans la peur...
- Prenez vos responsabilités, comme je prends les miennes ! Acceptez de dire que vous n'étiez pas en légitime défense.
Elle pointe son doigt vers la carabine de chasse posée à quelques centimètres d'elle, parmi les pièces à conviction.
- C'est ça que vous avez pointé sur mon fils ! Il ne méritait pas ça !
Estelle Lavignasse reste quelques secondes prostrée à la barre, en larmes. Elle se redresse soudain et dans la cour d'assises jaillit son cri.
- On a parlé du cambrioleur. Mais mon fils, c'est Jonathan, Martin Lavignasse. Il s'appelle Jonathan, Martin Lavignasse. Pas 'le cambrioleur'!"