Le scandale de la non-réhabilitation des fusillés pour l’exemple
Actualités du droit - Gilles Devers, 3/08/2014
C’est le genre de truc qui me dépasse : l’impossibilité, cent ans plus tard, de dire que l’armée s’est plantée et a fusillé des innocents. Des discours, oui, mais des faits, rien.
Le dossier est archi-connu, l’injustice criante, mais on ne touche pas à l’armée. Allez-vous faire voir, espèces de coincés du kaki…
Pendant la fin de l’année 1914 et au cours de l’année 1915, l’armée française, dirigée par une palanquée de généraux cornichons, ployait sous l’avancée allemande, et le gouvernement avait dû se replier à Bordeaux. A un poil de la débâcle. Le gouvernement faisait dans son froc, et le commandement militaire, dans le cadre de l’état de siège, agissait comme bon lui semblait.
Pour les soldats, l’épreuve était terrible, sauvage, et quelques uns ont craqué, comme quand la force vous abandonne. Les motifs qui ressortent de ces dossiers pourris ? Refus d’obéissance, abandon de poste, révolte, voie de fait sur supérieur, désertion à l’ennemi… Mais dire cela, c’est déjà insulter la mémoire de ces morts, car on ne sait rien des griefs. Les procédures relevaient de conseils de guerre, qui n’avaient ni règle, ni procédure. Le Code de justice militaire avait institué un tribunal mafieux.
Le but était de créer la terreur dans les rangs de la troupe, et Adolphe Messimy, le ministre de la guerre, avait lâché les chiens par courrier du 20 août 1914 : « Il vous appartient de prendre des mesures et de faire des exemples ».
Au cours de la guerre, ces bandits ont prononcé 741 condamnations à mort par fusillade, dont 618 pour manquements à la discipline militaire.
Les mirlitons-tueurs avaient aménagé la procédure pour la rendre expéditive. Par un décret du 10 août 1914, avait été supprimés les recours en révision, et par un autre du 1er septembre 1914 le recours en grâce devant le Président de la République. Le décret du 6 septembre 1914 avait instauré les « conseils de guerre spéciaux » composés de trois officiers, jugeant sans instruction, sans recours et en excluant la prise en compte de circonstances atténuantes. Les droits de la défense étaient réduits à néant et, en l’absence de voie de recours, l’exécution était faite dans les vingt-quatre heures, la fusillade étant confiée à la troupe, qui devait ensuite défiler devant le cadavre ensanglanté. Vive l’armée !
Cette phase de répression a été tellement criminelle qu’a été ensuite adoptée la loi du 27 avril 1916, rétablissant un semblant de procédure.
Dans l’immédiat après-guerre, le débat n’a pas porté, comme écrasé par le poids du terrible bilan : 1 350 000 morts en France. Et puis il ne fallait pas accabler notre gentil commandement.
Le 9 mars 1932, a été péniblement votée une loi créant une Cour spéciale de justice militaire, ayant vocation à réexaminer tous les jugements rendus par les conseils de guerre, et qui ne retiendra qu’une quarantaine de dossiers.
Depuis trente ans, les livres et les films se succèdent pour dénoncer cet arbitraire absolu, et les politiques ont fait de beaux discours.
Jospin, premier ministre, le 5 novembre 1998 :
« Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être des sacrifiés. Que ces soldats, « fusillés pour l’exemple, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. »
Sarkozy, président de la République, le 11 novembre 2008 :
« Je veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. Souvenons-nous qu’ils étaient des hommes comme nous, avec leurs forces et avec leurs faiblesses. Souvenons-nous qu’ils furent aussi les victimes d’une fatalité qui dévora tant d’hommes qui n’étaient pas préparés à une telle épreuve. »
Hollande, locataire de l’Elysée, le 7 novembre 2013, évoquant « ceux qui furent vaincus non par l’ennemi, mais par l’angoisse, par l’épuisement né des conditions extrêmes qui leur étaient imposées. Certains furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes ».
Donc, avec ce beau consensus, tout a été réglé ? Rien du tout : il vaut mieux l’arbitraire que froisser notre belle armée.
Aussi, dégage l’idée de réhabilitation, contre deux hochets : une salle dédiée au Musée de l’Armée aux Invalides, et la mise en ligne sur le site « Mémoire des Hommes » des dossiers des conseils de guerre. Du foutage de gueule en bonne et due forme.
Pour refuser, les arguments sont totalement bidon.
La réhabilitation (Code pénal, art. 133-16) efface les incapacités et déchéances qui résultent d’une condamnation, et cette mesure n’a pas de sens pour une personne décédée. La demande réelle est donc celle de révision du procès, et l’argument pour s’y opposer est génial : comme les dossiers sont vides, sans preuve, on risque de faire des erreurs judiciaires en innocentant des coupables. Vraiment, on se moque du monde : si le dossier est vide, la personne est innocentée. Point.
Un pur prétexte, car c’est une ruse pour renvoyer vers la solution alternative, la réhabilitation législative, qui est générale. Et cela devient aussitôt impossible car parmi les fusillés, il y a eu de vrais espions, 56 cas d’espionnage déclarés, et la loi générale va leur profiter… quelle horreur. Ce qui est un argument débile, car la peine de mort sans procès, sur un dossier vide, par un trio d’officiers, et par fusillade, est une violation du droit existant (Déclaration des droits de l’homme, articles 7, 8 et 9) qui ne devrait avoir aucun effet.
C’est donc nul. Mais il y a plus mesquin encore.
En l’absence de disposition législative contraire, l’inscription des noms des soldats fusillés sur les monuments aux morts est possible. Voilà donc la solution trouvée… Mais il n’est pas possible de mentionner « mort pour la France », et il faut donc porter ces noms à l’écart.
Tout ceci est absolument lamentable, de A à Z.