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Loi sur le patrimoine : Open data ? Silence, on ferme

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Virginie Delannoy, Laurent-Xavier Simonel, 15/04/2014

L’avant-projet de loi relative au patrimoine culturel (APL), tel qu’il est aujourd’hui disponible sur internet, est ambitieux par l’ampleur du champ qu’il veut couvrir, des archives à la qualité architecturale. Son objectif annoncé relève de la même ambition : simplifier pour mieux protéger. Mais sa véritable ambition est, probablement, autre. En effet, à l’observer de plus près, l’on y décèle le parti d’un bouleversement des conditions d’accès et, donc, de réutilisation, des informations publiques contenues dans les documents détenus par les services publics d’archives.
Rappel sur l’état du droit : la liberté d’accès aux documents administratifs a été consacrée par la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 (Loi CADA). Elle figure au panthéon des libertés publiques constitutionnellement garanties (CE, 29 avril 2002, Ullmann, RFDA 2003, p. 135, concl. Piveteau). Sa mise en œuvre est laissée « au choix du demandeur » mais sous réserve « des possibilités techniques de l’administration », par consultation gratuite sur place, délivrance d’une copie ou transmission dématérialisée (art. 4 Loi CADA). La Loi CADA consacre, depuis 2005, le droit de réutilisation des informations publiques, y compris à des fins commerciales. A l’évidence, l’exercice effectif du droit de réutilisation nécessite la mise en œuvre préalable du droit d’accès aux informations publiques et leur appréhension matérielle ou immatérielle. Nos lecteurs n’ignorent plus la levée de boucliers qu’a suscitée la consécration de ce nouveau droit au sein du milieu archivistique public et les réactions des autorités administratives et juridictionnelles en faveur de ce droit dans le respect de la protection des données à caractère personnel (voir sur Kpratique « L’open data innerve sans restriction les archives publiques » ; et « Open data : nouvelles précisions sur les délais de recours et sur les obligations pesant sur les organismes publics »).

A ce stade de reconnaissance et d’encadrement du droit de réutilisation issu de la norme européenne, on ne pensait pas que la riposte pourrait venir du législateur national par le biais d’une restriction à la liberté d’accès. Tel est pourtant la réelle ambition des auteurs de l’APL.

L’APL prévoit, en effet, à son article 10-9°, une transformation radicale de la rédaction de l’article L. 213-1 du code du patrimoine. Son dernier alinéa modifié limiterait le droit d’accès aux archives publiques, dès qu’elles sont transférées au service d’archives compétent. Ce droit serait cantonné à la seule consultation gratuite sur place, sans droit à l’obtention d’une copie ou d’une communication dématérialisée, pourtant impératives pour une réutilisation commerciale. Ce n’est que si l’accès est motivé par « les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques et des personnes morales », que l’article 4 de la Loi CADA redeviendrait applicable.

Oui à l’envoi d’une copie à l’héritier en quête de preuve. Non à la transmission de fichiers sur disque externe à un réutilisateur commercial voulant exercer son droit à réutilisation des informations publiques, à des fins commerciales. Même s’il est démontrable que la première tâche pourrait, souvent, être en pratique plus lourde que la seconde.

L’excès de la démarche est, en apparence, tempéré par la faculté reconnue aux services d’archives de fixer librement d’autres modalités d’accès, alternatives à la consultation sur place.

Deux motifs sont affichés pour justifier cette restriction du droit d’accès (voir l’exposé des motifs de l’APL p. 6 et l’étude d’impact de l’APL,pp. 33-36 en pièces jointes).

Aucun ne convainc : (i) « le recentrage de l'activité des services publics d'archives sur l'exercice de missions d'intérêt général », ce qui est pour le moins paradoxal car l'accès des citoyens à l'information administrative étant reconnu comme une mission d’intérêt général assurée par les archives, il est étrange de le limiter au motif que son exercice porterait atteinte aux missions d’intérêt général des services d’archives ; et (ii) la protection des données personnelles que ces documents peuvent comporter (c’est le cas le moins fréquent) contre les risques potentiels de transfert dans des pays ignorants du régime protecteur de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés loi IFL »).

Ce dernier motif ne laisse pas de surprendre. La Loi IFL, la CNIL et l’arsenal répressif dont est dotée cette autorité indépendante seraient-ils à ce point inefficaces qu’il soit nécessaire, pour protéger d’un mal hypothétique, de porter atteinte à une liberté publique et de substituer les services d’archives à la CNIL dans le rôle de gendarme des données personnelles ? L’on ne se dirige pas instinctivement vers cette voie lorsque l’on se rappelle la capacité de ces mêmes services à osciller, apparemment sans rompre, entre une protection vétilleuse du patrimoine archivistique, renforcée par une foi nouvelle dans la protection des données personnelles et le transfert massif et continu, depuis plus de 50 ans, de la mémoire des Français à une association religieuse américaine qui microfilme, en pleine propriété, des documents d’état-civil à la fin avouée de ses pratiques liturgiques de baptême des défunts.

A regarder de plus près l’étude d’impact de l’APL (p. 33, notamment), le vrai motif de la restriction du droit d’accès envisagée est de faire obstacle à la libre réutilisation à des fins commerciales des informations publiques détenues par les services d’archives. Il faut discriminer entre les motifs de réutilisation, selon qu’ils sont à finalité commerciale ou non.

Si la jurisprudence constitutionnelle dite de "l’effet cliquet" a été atténuée, encore faut-il que les atteintes législatives portées à une liberté publique ne privent pas son exercice de garanties légales. Tel ne pourra être le cas que si ces atteintes répondent à un but légitime et sont proportionnées à l’objectif que s’est fixé le législateur. Il est loin d’être acquis que le Conseil constitutionnel identifie un but légitime dans les motifs, affichés et sous-jacents, de la restriction du droit d’accès. Ceci ajouté au fait, qui n’est pas neutre pour la position de la France au sein de l’Union européenne, que la modification envisagée par l’APL contrevient manifestement au principe de primauté du droit communautaire (en méconnaissant ouvertement le droit de réutilisation des informations publiques, y compris à des fins commerciales, dont la force contraignante a été affirmée par la directive 2013/37/CE du 26 juin 2013 Kpratique « Un pas en avant vers l’Open Data ? l’adoption de la directive 2013/37 modifiant la directive 2003/98 »).

Autant de raisons pour que le projet de ces dispositions de l’APL, qui ne pourront que devenir litigieuses, soit abandonné. Au lieu de les pousser, ne vaudrait-il pas mieux faire face de manière responsable, sans dogmatisme, sans préjugé, aux véritables questions d’intérêt général et collectif : comment organiser la coopération harmonieuse entre les détenteurs d’informations publiques et les réutilisateurs commerciaux, dans l’intérêt bien compris de l’ensemble des opérateurs publics et privés, pour un meilleur service à l’usager et au consommateur final, avec une création de valeur économique et d’emplois en France ?




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