Marie-Odile virée : Une chance pour le droit de la santé
Actualités du droit - Gilles Devers, 19/03/2013
La question n’est pas de savoir pourquoi Madame Marie-Odile Bertella-Geffroy se fait débarquer du pôle santé du TGI de Paris, mais pourquoi, vu le bilan, cela vient si tard… La réponse est : « le statut ». Certes. Mais voir le système judiciaire se laisser à nouveau, et aussi facilement, embarquer dans une campagne populo-crapoteuse à deux balles pose de sérieuses questions pour qui aime la justice.
Protégée par le statut,… et virée par le statut
La base de l’indépendance des juges du siège est le principe de l’inamovibilité. En gros : tu ne peux pas me virer de mon poste, sauf faute disciplinaire ou incapacité le justifiant. C’est donc parfait.
Mais la pratique a observé que les juges spécialisés ne doivent pas rester trop longtemps en fonction. C’est valable pour tous les fonctionnaires d’autorité, et très fort pour les magistrats. Leurs conceptions propres peuvent finir par peser au-delà ce qui est admissible, alors que la justice est œuvre de contradiction. Et puis, un juge d’instruction est en situation de tension avec maints interlocuteurs – parquet, police, avocat, experts – de telle sorte que passé un temps, les rapprochements ou les rivalités prennent le pas sur la distance nécessaire à l’œuvre de justice.
Aussi, la loi a sagement prévu que les magistrats spécialisés sont « déchargés automatiquement de leurs fonctions spécialisées à l'échéance des dix ans », cette règle s'appliquant aux nominations intervenues après le 1er janvier 2002. C’est simple, voire limpide : si tu es nommé en 2003, tu as jusqu’en 2013 pour faire le job, sans que personne ne puisse rien te dire. Mais tu prépares tes valises pour 2013. C’est bien le seul exercice professionnel ainsi protégé.
Madame Bertella-Geffroy a été nommée vice-présidente chargée de l'instruction au TGI de Paris en 2003, et elle était donc au courant. 2003 - 2013 : t'as pigé ?
Taubira a interrogé le secrétaire général du gouvernement, qui a confirmé cette évidence par un avis du 24 décembre 2012. Elle a ensuite interrogé le Conseil Supérieur de la Magistrature, qui a écarté toute dérogation à la règle.
Le décret de mutation sera bientôt signé, mais Madame Bertella-Geffroy a déjà annoncé son intention de former un recours devant le Conseil d’Etat. Elle a bien raison, car les conseillers d’Etat ne rigolent pas si souvent, et c’est bien d’avoir des attentions pour eux.
L’argument serait que sa nomination de 2003 était une promotion au titre de vice-présidente mais qu'elle occupait déjà les fonctions spécialisées de juge d'instruction depuis les années 90, et donc antérieurement à la loi de 2002. Aussi, elle estime échapper à la loi des 10 ans. L’argument est limpide : vu que je suis là depuis 20 ans, la règle des 10 ans ne joue pas. Super, non ?
C’est déjà assez drôle, mais ce qui l’est plus encore, c’est que Madame Bertella-Geffroy avait demandé une dérogation au Président de la République. Donc, je conteste l’application de la loi des 10 ans, mais je demande quand même une dérogation…
La légende pour pas cher, et par temps de brouillard
Ah mais voilà. Je n’ai rien compris…
Si Madame Bertella-Geffroy a été virée, c’est parce qu’elle inquiétait les puissants qui sont les boss de la santé. La preuve ? C’est Eric Favereau, star fatiguée de Libération (de mon adolescence) qui le dit. Plus fort que la Cour de cassation… Autre preuve ? Le génial Politis a honoré la divine juge du titre d’« emmerdeuse de la République ». La classe ! Et déjà, on prépare les photos des associations de patients pleurnichant devant l’injustice du départ de leur héroïne (Précision : sont nommés en remplacement deux juges d’instruction, avec deux assistants spécialisés, tous a priori non lobotomisés).
Bien entendu, avec ce gouvernement englué dans la sauce hollandaise, Taubira ne va pas assumer. Elle va jouer les dix ans, et basta. Elle ne répondra à rien, comme si l’émotion dans l’opinion n’existait pas. Or, cette émotion est sincère. Le rôle des politiques est d’expliquer et de convaincre, mais là, j’ai l’impression de parler d’histoire ancienne…
Tout le monde se tape au dernier stade de la règle des 10 ans, alors que la thèse - la volonté politique de mettre au pli un juge qui dérange - va faire des ravages.
Alors, il faut mettre les choses au net.
Madame Bertella-Geffroy instruisait très correctement les affaires courantes de droit de la santé, qui sont toujours faites de passions, car le médecin bienfaiteur devient accusé.
Mais pour ce qui est des affaires de santé publique, c’était un naufrage juridique, avec des enquêtes programmées pour finir dans le mur.
Dans les titres de gloire médiatique, on trouve trois dossiers, qui ont été trois carnages.
L’affaire du sang contaminé. Madame Bertella-Geffroy, après des années à patauger dans les qualifications juridiques, a signé une ordonnance de renvoi contre une kyrielle de « puissants », comme dirait le lunaire Favereau. Le parquet a fait appel. La chambre d’instruction a annulé la décision, et la Cour de cassation a confirmé l'annulation. Il n’y avait même pas la matière d’un procès… Affligeant, quand on pense à la masse des passions entretenues, chez les accusés et les victimes, par pur artifice.
En deux, c’est l’affaire de l’hormone de croissance. Cette fois, l’affaire est venue jusqu’au tribunal, mais s’est terminée par un jugement de relaxe, confirmé par la cour d’appel. Du vent.
En trois, l’affaire de l’amiante… Seize ans d’instruction et rien ne sort… Ah bien sûr, les mises en examen tombent, mais après, rien. Et il n’en sortira jamais rien, car la loi ne le permet pas.
Le juge va nous jouer la musique : « Le dossier flanche car on ne m’a pas donné les moyens d’enquêter ».
La réalité est d’abord que les flics n’en peuvent plus des commissions rogatoires de Madame Bertella-Geffroy, qui obligent à un travail fou et ne conduisent à rien. Pourquoi ? Parce que cette illusion de « juge des victimes » repose sur un droit fantasmé.
Un juge applique la loi. Or, la loi, c’est l’article 121-3, alinéa 4 du Code pénal selon lequel en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité, « les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer ».
Pour coincer les « puissants », il faut apporter la preuve d’une faute caractérisée, donc du registre de la faute grossière. C’est loin d’être évident.
Il faut aussi prouver l’existence d’un lien de causalité certain entre cette faute « caractérisée » et le dommage, soit donc la maladie, ou le décès, non pas globalement, mais dans une relation individualisée avec telle ou telle victime. Le doute profite à l’accusé, et pour que la procédure tienne, il faut démonter, avec une rigueur scientifique exempte du doute, le lien entre la décision du « puissant », et la pathologie de chaque victime. Bien difficile pour des affaires de santé publique, et surtout quand ce qui est en cause, c’est l’abstention. Il faudrait prouver scientifiquement, examens à l’appui, que l’absence de telle mesure a indiscutablement participé à la réalisation du dommage. Et il faut ensuite prouver, avec la même certitude, que cette absence est le fait de tel « puissant », et pas d’un autre…
Ce sont ces considérations élémentaires du droit. Leur ignorance a conduit au naufrage des instructions conduites dans les affaires du sang contaminé et de l’hormone de croissance, et on retrouvera le même scénario avec l’amiante.
Je peux l’affirmer pour connaître, un peu, la réalité de la jurisprudence. Bien sûr, il est plus facile de faire un couplet sur la petite juge courageuse contre les méchants… Sauf que c'est nul.
Changer la loi
Ne racontons pas d’histoires.
Le droit de la santé est défaillant, au pénal, sur les grandes affaires de santé publique, et il l’est car la loi ne permet pas aux juges de se saisir de ces affaires.
Alors, faut-il changer la loi ? Pourquoi pas ? C’est un débat honorable.
Mais entretenir l’illusion par des procédures déconnectées du réel, c’est une triple faute. Faute vis-à-vis des victimes embrouillées par des illusions. Faute vis-à-vis des personnes mises en accusation, par une application erronée du droit. Faute vis-à-vis de l’opinion, amenée à focaliser sur le courage du juge-justicier, alors qu’est en cause la loi.
De nécessaires poursuites disciplinaires
Une dernière chose.
Le 14 février dernier, Madame Madame Bertella-Geffroy, juge d’instruction et vice-président du TGI de Paris, a déclaré sur France Inter : «Je suis entrée dans la magistrature car je croyais en la Justice. Je vais en sortir, j'y crois plus».
Je suis, comme vous tous, viscéralement attaché à la liberté d’expression. Mais cette liberté, qui peut s’exprimer par tant de moyens, de la presse aux syndicats, n’a pas fait disparaître l’obligation de réserve des fonctionnaires, qui doit être appréciée avec une particulière rigueur pour des magistrats chargé de rendre la justice, et protégé par le statut. Aussi, le propos d’un magistrat du siège qui, avec autorité et sans nuance, porte via un média grand public, un discrédit grave au service public de la justice, relève du disciplinaire.
Nos « dirigeants » se gargarisent volontiers de discours sur la défense de la République. C’est le moment de passer aux actes.