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Le devoir de réserve du magistrat

Actualités du droit - Gilles Devers, 26/11/2013

Notre excellent ami Courroye Philippe semble avoir quelques menus tracas,...

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Notre excellent ami Courroye Philippe semble avoir quelques menus tracas, si j’en juge par le compte rendu de l’audience qui s’est tenue devant le Conseil Supérieur de la Magistrature, ce 14 novembre. Notre excellent supplément d’âme, Le Monde (Occidental), publie l’intégralité du rapport de la formation disciplinaire du CSM, rédigé par Christian Raysséguier, premier avocat général à la Cour de cassation. La diffusion de ce rapport est un mini-scoop, car le document a été lu à l’audience, qui est publique. Mais si vous n’avez pas eu le temps de vous rendre à l’audience du CSM dans l’affaire Courroye Philippe, je me permets de vous conseiller cette lecture.af-1-full.jpg

Lisez, prenez votre temps, et étudiez : c’est un document rare, et vous allez faire une plongée pas banale dans le monde du Parquet. Je ne ferais ici que deux remarques.

D’abord, cette lecture devrait ouvrir les yeux à ceux qui peinent à croire que les magistrats répondent de leur faute, et imaginent que tout s’arrange entre amis. Ce rapport montre combien est sérieux l’examen de la conduite de ce haut magistrat. Et tout est public.

Ensuite, on peut se faire une idée du dossier, avec une attitude assez en dehors des clous s’agissant de la question, pourtant bien classique, du respect des sources pour la presse. Mais attendons sagement le décision, annoncée pour le 17 décembre.

Au-delà des aspects factuels, le rapport est particulièrement intéressant par ses exposés du droit applicable. Le gros morceau était le secret des sources, fondé sur les bases du droit européen. Un vrai cours. Je vous livre ici un autre aspect, qui est de première importance pratique et renvoie aux usages professionnels : le devoir de réserve des magistrats. C’est le texte intégral, sans commentaire.

*   *   *

Le devoir de réserve constitue pour le magistrat l’une des déclinaisons du devoir de dignité, vertu cardinale qui fonde avec l’indépendance, l’impartialité, l’honneur et la délicatesse, dans une société démocratique, l’autorité et la légitimité du magistrat.

Le devoir de réserve interdit aux juges toute critique et toute expression outrancière de nature à compromettre la confiance et le respect que leur fonction doit inspirer au justiciable.

Il s’agit incontestablement d’une limite à la liberté d’expression, qui « est un droit de l’homme dont les magistrats jouissent comme les autres », rappelle l’instance disciplinaire (Commission de discipline du Parquet, 9 avril 1993).65012.jpg

Son but est de préserver « la dignité, l’impartialité et l’indépendance de la magistrature » (CSM Siège – 9 avril 1993), conception finaliste du devoir de réserve qui correspond à celle retenue par la Cour européenne des droits de l’homme : « On est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause » (CEDH, Wille c/ Liechtenstein, 28 octobre 1999, §64).

Un tel devoir impose au magistrat de s’exprimer de façon prudente et mesurée, de s’abstenir de toute expression outrancière qui serait de nature à faire douter de son impartialité ou de porter atteinte au crédit et à l’image de l’institution judiciaire et des juges ou susceptible de donner de la justice une image dégradée ou partisane (CSM Siège, 11 juin 1996).

Les excès de langage ne sont pas les seuls à faire l’objet de poursuites disciplinaires. Les écrits infamants ou injurieux, agressifs ou excessifs sont également constitutifs de manquements au devoir de réserve et d’autant plus sévèrement sanctionnés que « leurs termes ont été nécessairement réfléchis et que leur outrance traduit une perte totale de contrôle particulièrement inquiétante de la part d’un magistrat » (CSM Siège, 2 juillet 1992).

Les chefs de Cour et de juridiction sont bien évidemment soumis à un devoir de réserve d’une particulière rigueur.

Après avoir rappelé dans une décision du 13 avril 1995 (S84) que « les prérogatives de chef de juridiction ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité qui s’imposent », le CSM a, dans une décision du 31 janvier 1995 (S82), posé pour la première fois les principes déontologiques pesant sur les chefs de juridiction :

« Attendu, selon l’article 43 de l’ordonnance de 1958 que « tout manquement par un magistrat, aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire » ; Attendu que ces termes doivent être entendus de façon particulièrement rigoureuse à l’égard d’un chef de juridiction, dont les fonctions exigent un sens parfaitement aigu de ses responsabilités propres, et à qui incombe, au premier chef, le devoir de préserver une image de l’institution judiciaire portant la marque du sérieux et de la sérénité que les justiciables sont en droit d’attendre d’elle ».citadelle du silence la.jpg

Le principe est posé à l’endroit d’un président de tribunal, qui, plus que tout autre magistrat, se doit de respecter les devoirs de sa fonction ; il vaut également et bien évidemment pour le procureur de la République.

Tous deux incarnent et représentent, à la tête du tribunal de grande instance, la juridiction dans la Cité. Ils en sont l’image et doivent ainsi, en tout cas, être exemplaires. Dans une décision du 20 septembre 2012, le CSM du Siège (S 200) a considéré «que les manquements relevés ci-dessus aux devoirs de dignité, de délicatesse et de réserve de tout magistrat, qui sont particulièrement incompatibles avec les obligations spécifiques incombant à un président de juridiction, qui doit, en tout, donner une image exemplaire de l’institution qu’il représente dans son ressort, sont consécutifs d’une faute disciplinaire. »

Dans une seconde décision rendue le 17 octobre 2012, le Conseil rappelle que le principe posé dans la décision précitée du 31 janvier 1995 : « Attendu que les termes de l’article 43 de l’ordonnance statutaire doivent être entendus de façon particulièrement rigoureuse à l’égard d’un chef de juridiction, dont les fonctions exigent un sens spécialement aigu de ses responsabilités propres et à qui incombe, au premier chef le devoir de préserver une image de l’institution judiciaire portant la marque du sérieux, de la sérénité et de respect d’autrui que sont en droit d’attendre les justiciables… et qui doit, en tout, donner une image exemplaire de l’institution judiciaire qu’il représente. »

Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats élaboré par le CSM en 2010 et adressé à tous les magistrats et que M. Courroye n’a pas pu ne pas parcourir, fait de « la discrétion et de la réserve » l’une des six grandes exigences éthiques de la fonction de magistrat qui sont traitées dans cet ouvrage de référence.

Il est ainsi écrit (pages 39 et suivantes) :

« F.1 Le magistrat, membre de l’institution judiciaire, veille, par son comportement individuel, à préserver l’image de la justice.

F.2 Dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l’image d’impartialité de la justice indispensable à la confiance du public. (...)Le-Pacte-du-silence-affiche-7576.jpg

F.4 Le magistrat, qui reste tenu d’observer ses obligations déontologiques, exerce les droits légitimement reconnus à tout citoyen. (...)

F.6 Le devoir de réserve, qui résulte d’une disposition statutaire, est le même pour les magistrats du siège et pour ceux du parquet. Si les articles 5 du statut de la magistrature et 33 du Code de procédure pénale permettent au magistrat du parquet d’exprimer publiquement à l’audience une position personnelle, cette prise de parole doit être formulée dans des termes propres à ne pas nuire à la dignité de la fonction de magistrat.

F.7 Le magistrat ne commente pas ses propres décisions qui, par leur motivation, doivent se suffire à elles-mêmes. Il ne critique pas, même à l’intérieur de la juridiction, les décisions juridictionnelles de ses collègues dont l’analyse relève de l’exercice normal des voies de recours.

F.8 Le magistrat respecte la confidentialité des débats judiciaires et des procédures évoquées devant lui ; il ne divulgue pas les informations dont il a eu connaissance, même sous forme anonyme ou anecdotique.

F.9 L’obligation de réserve n’exclut pas l’intervention de la hiérarchie judiciaire lorsqu’un magistrat est injustement mis en cause, notamment dans les médias.

F.10 La justice et les juridictions disposent d’outils de communication institutionnels et de possibilités d’expression organisée qui doivent être utilisés. En aucun cas, la communication institutionnelle ne doit être détournée à des fins de promotion personnelle.

F.11 Le magistrat évite de s’exprimer, même avec prudence et modération, sur les causes dont il est susceptible d’être saisi. Le magistrat, individuellement, ne communique pas directement avec la presse sur les affaires qu’il a en charge. Cependant, en application de l’article 11 du Code de procédure pénale, le magistrat du parquet peut rendre publics des éléments objectifs d’une procédure, dès lors qu’il ne porte aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues.

F.12 L’obligation de réserve ne s’oppose pas à la participation du magistrat à la préparation de textes juridiques. Elle ne lui interdit pas, en tant que professionnel du droit, la libre analyse des textes. (...)

F.15 L’expression d’un magistrat ès qualités, quel que soit le support ouvert au public, nécessite la plus grande prudence, afin de ne pas porter atteinte à l’image et au crédit de l’institution judiciaire. Il en est de même de la publication, par des magistrats, de souvenirs professionnels personnels. »

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Gebran Khalil Gebran Murmure du silence, 1914


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