Au procès Bonnemaison, chagrins intimes et débat de société
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 13/06/2014
Ils ont entre 40 et 60 ans, ils sont parents, peut-être même sont-ils déjà devenus grands-parents. Mais à la barre de la cour d'assises où ils ont été appelés à témoigner, ils ne sont que les enfants d'une mère, d'un père, morts à l'hôpital. L'agonie de Fernand, les convulsions de Madeleine, le dernier souffle de Marguerite, la souffrance de Jacqueline, les dernières minutes de Christine ou celles de Pierre, leur appartenaie,t. Ils sont désormais couchés dans un dossier d'instruction, disséqués devant des juges et des jurés. Et à eux, les fils, les filles, on demande de les raconter. Alors ils racontent, et c'est tout un monde qui entre dans la salle d'audience.
La route que l'on emprunte de nuit, l'angoisse au ventre parce qu'on vit loin, après avoir reçu un coup de fil d'un proche, du service d'urgence de l'hôpital, de la maison de retraite, de la voisine, la fille qui demande à sa propre fille de l'accompagner au chevet de la mère et grand-mère au nom de cette transmission tacite entre femmes de la famille, le fils qui arrive une demi-heure trop tard et qui ne se le pardonne pas, la belle-mère qui s'écarte du lit quand ses beaux-enfants qui la détestent entrent dans la chambre, le fils unique sexagénaire qui ne retient pas son trop lourd chagrin d'enfant, la voix du président de société internationale qui tremble et vacille à l'évocation des mêmes images que celles qui ont envahi, juste avant lui, l'ancien enfant de l'assistance publique élevé par celle qu'il appelait "maman".
Et on les écoute, un peu curieux, un peu gêné, parce que leurs chagrins intimes sont devenus un sujet de société. A côté, il y a un dossier criminel. Ce vieux père malade, cette vieille mère démente sont morts dans le service du docteur Nicolas Bonnemaison, et sur ces décès pèse une suspicion d'euthanasie active. La plupart d'entre eux ont eu les mêmes mots lorsqu'ils ont appris que leur parent était en fin de vie. "Pas d'acharnement thérapeutique." Mais que met-on dans ces mots là ? L'implicite : "J'ai dit au docteur que je ne voulais pas qu'il souffre." L'explicite : "Dans le couloir, je lui ai demandé de faire une injection. A un moment, il est venu nous voir dans la chambre. Il m'a fait un signe de tête pour me demander si c'était le moment. Je lui ai répondu par un autre signe de tête."
Dans l'interstice, il y a le gouffre qui sépare l'accompagnement de fin de vie et la mort active, l'injection lentement dosée et la seringue poussée un peu plus fort. Les produits autorisés – morphine, Hypnovel – et ceux qui ne le sont pas, le curare. D'un côté le respect du droit, de l'autre la palette infinie des situations cliniques de ces corps en fin de vie.
Dans ce procès, une seule famille s'est constituée partie civile pendant l'instruction. Une deuxième s'est constituée au début du procès. Les autres ont choisi de n'être que témoins et sont venus apporter leur soutien au docteur Bonnemaison. "Il a agi en son âme et conscience. Je lui suis reconnaissant de ce qu'il a fait", dit l'un. "Je tiens à le remercier de ce qu'il a fait pour mon père, il lui a permis de mourir dans la dignité", déclare une autre. "Le docteur, je ne comprends pas ce qu'il fait là", lance une troisième en désignant le box.
L'avocat général Marc Mariée, lui, construit méthodiquement son réquisitoire au fil des jours. Et cela donne cet extrait de dialogue, cru, entre Nicolas Bonnemaison et lui.
– Le Norcuron (un curare qu'il est reproché à l'accusé d'avoir utilisé sur certains patients), ce n'est plus de la sédation.
– On est là pour mettre fin à une terrible agonie.
– Il entraîne bien une paralysie des voies respiratoires ?
– Il entraîne un ralentissement progressif de la respiration.
– C'est-à-dire un étouffement.
– Le patient n'en a pas la sensation.
– Vous êtes bien d'accord que le curare n'est pas autorisé par la loi?
L'un des deux avocats de la défense, Me Arnaud Dupin, se lève d'un bond.
– Quelle loi ?
– La loi qui, dans le code pénal, interdit de tuer, tout simplement.
L'avocat général reprend son questionnement.
– Vous êtes d'accord qu'en injectant du Norcuron, vous allez tuer?
– Mon rôle est de soulager la souffrance.
– Je reformule : si vous injectez du Norcuron à une personne, cette personne va-t-elle ou non mourir ?
–- Oui, elle va décéder.
Reprise des débats la semaine prochaine.