Arrêt de la Cour de Cassation du 31 mai 1949
- wikisource:fr, 4/11/2009
du 31 mai 1949
Révision du jugement du Tribunal correctionnel de la Seine du 25 août 1857
ayant condamné
Charles BAUDELAIRE
pour délit d'outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs
à raison de la publication du recueil « Les Fleurs du Mal »
COUR DE CASSATION (Chambre criminelle)
31 mai 1949
Présidence de M. Battestini
La Cour de cassation, Chambre criminelle, a été saisie par son procureur général, d’ordre du ministre de la Justice agissant à la requête du président de la Société des Gens de Lettres, en vertu de la loi du 25 septembre 1946, d’une demande en révision du jugement du Tribunal correctionnel de la Seine du 25 août 1857 qui a condamné Charles Baudelaire à 300 fr. d’amende, et Poulet-Malassis et de Broise à 100 fr. d’amende chacun pour délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs à raison de la publication des Fleurs du Mal jugement rapporté à la Gazette des Tribunaux du 21 août 1857.
M. le conseiller Falco a présenté le rapport suivant :
La demande en révision du procès Baudelaire sur laquelle vous êtes aujourd’hui appelés à statuer repose sur des faits beaucoup trop connus pour qu’il soit nécessaire que je m’y attarde longuement.
Il me suffira de vous rappeler que l’année 1857 fut une année de grande pudeur judiciaire, pudeur qui choisit bien mal ses victimes puisque Flaubert et Baudelaire, après s’être assis, à quelques mois de distance, sur les bancs de la correctionnelle entrèrent dans l’immortalité, tandis que la renommée du magistrat auquel incomba la tâche de soutenir ces deux accusations n’en recueillit, c’est le moins que l’on puisse dire, qu’un lustre très passager.
Ne soyons pourtant pas trop sévères à l’égard du substitut Pinard et de ses collègues du Second Empire insensibles au charme des vers chantant « les jeux latins et les voluptés grecques » ... Comment leur reprocherait-on d’avoir obéi au rigorisme d’une législation qui réprimait non seulement l’outrage aux bonnes mœurs, mais, encore l’outrage à la morale publique et à la morale religieuse ? Comment leur ferait-on grief, lorsqu’ils furent choqués par l’éclosion des « Fleurs du Mal » de n’avoir pas prévu que leurs successeurs demeureraient insensibles à la poussée des « fleurs du pire » qui depuis lors ont envahi la littérature ?
Sans doute le temps a-t-il fait son œuvre, et devant « Lady Chatterley », respectée de la justice tandis que « Madame Bovary » avait été traînée dans le prétoire, constatons simplement que nous sommes parvenus aujourd’hui, en matière d’outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre, à une période de grande indifférence judiciaire.
Si bien qu’au milieu de la marée montante d’une pornographie à prétention littéraire, on éprouve un peu, en défendant Baudelaire et les « Fleurs du Mal » du reproche d’obscénité, l’impression paradoxale de plaider pour un livre de la « bibliothèque rose », et d’attribuer un prix de vertu. Aussi pouvons-nous nous demander si cette procédure était vraiment nécessaire et si elle ne risque pas d’apparaître moins comme destinée à laver le poète d’une décision déjà cassée par le jugement des lettrés et par l’arrêt de la postérité qu’à réhabiliter la justice de la condamnation qu’elle a prononcée.
Quoi qu’il en soit, vous êtes régulièrement saisis par votre procureur général, d’ordre exprès du Garde des Sceaux, agissant à la requête du Président de la Société des Gens de Lettres, dans les conditions fixées par la loi du 25 septembre 1946.
Cette loi, qui comporte un article unique, est ainsi conçue : « La révision d’une condamnation prononcée pour outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre pourra être demandée 20 ans après que le jugement sera devenu définitif. Le droit de demander la révision appartiendra exclusivement à la Société des Gens de Lettres de France agissant soit d’office, soit à la requête de la personne condamnée, et si cette dernière est décédée, à la requête de son conjoint, de l’un de ses descendants ou à leur défaut du parent le plus rapproché en ligne collatérale. La Cour de cassation, Chambre criminelle, sera saisie de cette demande par son procureur général, en vertu de l’ordre exprès que le ministre de la Justice lui aura donné. Elle statuera définitivement sur le fond comme juridiction de jugement investie d’un pouvoir souverain d’appréciation. »
Ainsi, Messieurs, cette loi a pour objet de permettre, sous certaines garanties, l’annulation de décisions que l’œuvre impartiale des années et l’évolution des esprits feraient apparaître comme entachées d’erreur. Une réhabilitation morale, dit l’exposé des motifs, « fût-elle consacrée par l’unanimité de l’opinion, ne constitue pas la réparation qu’il peut convenir d’accorder à l’écrivain injustement frappé, à sa mémoire, à ses héritiers ». Et l’auteur de cet exposé ajoute que si la tolérance des parquets prouve que les magistrats sont les premiers à tenir pour précaire l’autorité qui s’attache à certaines condamnations prononcées à tort en cette matière, il n’en est pas moins vrai que contre les ouvrages ainsi condamnés, des interdictions et des poursuites restent juridiquement possibles.
Le but qu’a voulu atteindre la loi est donc de faire disparaître cette menace en mettant le droit d’accord avec la réalité, et la décision, qu’en vertu de ce texte, le Procureur général vous demande aujourd’hui de casser, est le jugement rendu le 20 août 1857 par la 7ème chambre du Tribunal correctionnel de la Seine contre Baudelaire et contre ses éditeurs, Poulet-Malassis et de Broise. La minute de ce jugement et le dossier de la procédure ont été détruits en 1871 lors de l’incendie du greffe du Palais de justice de Paris, mais vous en trouverez la trace dans le numéro du 21 août 1857 de la « Gazette des tribunaux » , qui donne le texte du jugement.
Quant aux pièces principales du procès, c’est à dire les poésies condamnées, malgré leur condamnation et l’interdiction dont elles sont encore frappées, elles figurent aujourd’hui à la place d’honneur avec les « Fleurs du mal » dans toutes les bibliothèques. Vous possédez donc les documents nécessaires pour vous prononcer en connaissance de cause après un rappel historique que vous me permettrez de faire succinctement.
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C’est au début de juillet 1857 qu’apparut pour la première fois l’œuvre dont Victor Hugo a dit qu’elle avait créé « un frisson nouveau ». Presque aussitôt après, certains articles d’une âpreté et d’une violence extrême, parus dans le journal « Le Figaro », déjà fort respectable, mais devenu depuis plus modéré, donnèrent le signal de la tempête. Le ministre de l’Intérieur s’en émut. Songeant peut être à prendre sa revanche de l’acquittement de Flaubert, en obtenant la condamnation d’un poète à défaut de celle d’un romancier, il s’attaquera au nouveau scandale. En vain Baudelaire écrivit-il à un membre de ce gouvernement vertueux pour affirmer que son livre « ne respirait que la terreur et l’horreur du mal » ; le glaive de la justice s’abattit sur l’auteur de cette abomination et sur ceux qui l’avait mise au jour.
Le jeudi 20 août 1857, les délinquants comparurent en correctionnelle. Des débats proprement dits, nous connaissons peu de choses puisque la loi interdisait le compte rendu des procès de cette nature, mais, par le réquisitoire et la plaidoirie qui ont été publiés, (Revue des grands procès contemporains, 1885 p. 387), on sait qu’assagi par son récent échec contre « Madame Bovary », le substitut Pinard, après avoir lu les passages de l’œuvre qu’il jugeait les plus audacieux, montra en termes modérés mais non sans emphase, les dangers du parfum issu de certaines fleurs et qui, dit-il, « monte à la tête, grise les nerfs, donne le trouble, le vertige et peut tuer aussi ! ». Vainement Me Chaix d’Estanges, fils du procureur général, et peut être un peu écrasé par ce grand nom, fit-il, sur les conseils de Sainte-Beuve, appel à l’exemple des libertés déjà prises avec la pudeur par Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Béranger, Musset, voire même par Montesquieu et Lamartine. Rien n’y fit. Une peine de 300 fr. d’amende fut infligée au poète et de 100 fr. à chacun de ses complices pour avoir en écrivant et en publiant « les Fleurs du Mal » commis le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. La suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil fut ordonnée. Enfin, les prévenus furent condamnés aux. frais liquidés à 17 fr. 35, plus, heureux temps, 3 fr. pour droit de Poste !
Par la suite, l’amende, trop lourde pour la bourse de Baudelaire, fut réduite à 50 fr. et depuis lors les poèmes proscrits ont fait une lente mais glorieuse carrière. D’abord supprimés dans la seconde édition des « Fleurs du Mal », du consentement de l’auteur, pourtant meurtri dans sa fierté, malgré la lettre que lui avait adressé du haut de son rocher l’exilé de Guernesey pour le féliciter de sa condamnation, ils apparurent 9 ans plus tard en Belgique dans une plaquette intitulée « Les épaves », dont Poulet–Malassis, en mauvaise situation financière, avait pris l’initiative, et qui lui valut devant le Tribunal de Lille une condamnation à un an de prison et 500 fr. d’amende. Mais finalement, après la mort du poète et un certain temps de purgatoire, les poèmes infernaux réapparurent au ciel littéraire, tantôt en chapitre séparé, et, le plus souvent à leur place originelle dans les éditions et les réimpressions successives de l’ouvrage, sans que la justice songeât désormais à s’en inquiéter.
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Aujourd’hui, Messieurs, malgré le jugement qui a condamné ces pièces pour leur perversité, vous êtes, si je puis dire, devant un terrain vierge. La loi de 1946 fait de vous, en la matière, une véritable juridiction de jugement, investie, pour statuer définitivement sur le fond, d’un pouvoir souverain d’appréciation.
Contrairement à vos habitudes, vous n’avez pas ici à dire uniquement le droit, mais à juger aussi le fait. Les poèmes condamnés constituaient-ils véritablement des outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs, voilà ce que l’on vous demande, délaissant la prose austère de votre « Bulletin criminel » pour les licences de la poésie érotique, d’examiner à nouveau, mais cette fois irrévocablement.
Certes, je n’aurai pas la candeur d’analyser devant vous les six poèmes que tout le monde connaît, que vous ayez déjà lus et que vous relirez encore avant de rendre votre arrêt. Tout a été dit de l’œuvre de Baudelaire et de sa spiritualité ardente cachée derrière le réalisme de ses vers. Aussi, qu’il s’agisse des « Bijoux », du « Léthé », de « À celles qui sont trop gaies », de « Lesbos », des « Femmes damnées » ou des « Métamorphoses d’un vampire », je crois, qu’au risque d’encourir le reproche baudelérien de vouloir « aux choses de l’amour mêler l’honnêteté », nous pouvons proclamer aujourd’hui que ces poèmes ne dépassaient pas en leur forme expressive, les libertés permises à un poète de génie, qu’au fond, loin d’outrager la morale, ils étaient d’inspiration probe et comportaient, sous leur apparente audace, la leçon qui se dégage des contradictions d’une âme inquiète et d’un esprit tourmenté, qu’enfin certains d’entre eux, devenus immortels, ont pris définitivement place parmi les plus beaux morceaux de la langue française et les chefs d’œuvre poétique de tous les temps.
Rien ne subsiste donc des éléments que votre jurisprudence a toujours considérés comme nécessaires pour constituer l’outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre, c’est à dire outre la publication, l’obscénité de l’écrit et l’intention coupable de l’écrivain (Cass.crim. 7 novembre 1879, Bull.crim. n°342 ; 14 mars 1889, Bull.crim. p.159 ; 17 novembre 1892, Bull.crim. p. 449 ; 28 septembre 1911, Bull.crim. p. 870).
Les juges de 1857, par une singulière contradiction des motifs, loin d’affirmer cette volonté délictuelle dont la constatation semble cependant exigée par vos arrêts, avait au contraire déclaré qu’en dépit des intentions du poète et des efforts déployés par lui pour atténuer l’effet de ses peintures, elles « conduisaient nécessairement à l’exaltation des sens par un réalisme grossier et offensant la pudeur », mais cette grossièreté et ce pouvoir aphrodisiaque, les hommes de notre temps, sans doute plus blasés, ne peuvent les y découvrir, si bien que le délit reproché à l’auteur des « Fleurs du mal » et à ses éditeurs, ne peut plus, ni sur le terrain des faits, ni sur celui des intentions, être considéré comme juridiquement établi.
Je vous demande en conséquence de faire droit à la requête qui vous est présentée en cassant le jugement du 20 août 1857 et en déchargeant la mémoire de Baudelaire, de Poulet-Malassis et de de Broise, de la condamnation prononcée contre eux.
Ce faisant vous rectifierez l’erreur commise par des magistrats trompés par l’esprit de leur époque sur une œuvre dont le temps a sculpté le vrai visage, vous montrerez aux mânes du poète qui, sans attendre vingt-quatre heures pour les maudire, écrivait à la veille de sa comparution : « J’ai vu mes juges, ils sont abominablement laids et leur âme doit ressembler à leur visage », que la justice est tout au moins sans rancune ; et vous restituerez enfin leur véritable parfum à ces « fleurs maladives », objet malheureux d’une poursuite injuste dont le grand artiste ulcéré avait coutume de dire qu’elle lui apparaissait surtout comme « l’occasion d’un malentendu… »
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M. l’avocat général Dupuich a développé ensuite les conclusions suivantes :
Le 20 août 1857, il y a de cela 92 ans ou presque, la 6ème chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, sous la présidence de M. Dupaty et sur les réquisitions de M. le substitut Pinard, condamnait Baudelaire à 300 fr. d’amende, MM. Poulet-Malassis et de Broise en 100 fr. chacun, pour « outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre », plus suppression d’un certain nombre de poèmes, à l’occasion de la publication d’un recueil de poèmes intitulé « Les Fleurs du mal »… qui est peut-être le plus célèbre, certainement le plus connu des livres de la poésie française… Un seul volume a suffi à faire de Baudelaire l’un des premiers poètes de notre langue et dont la notoriété a de beaucoup dépassé nos frontières…
Et cependant, dès la publication, à l’été de 1855, de certains des poèmes qui allaient figurer dans le recueil au titre étrange « Les Fleurs du Mal », la revue de Buloz (« Les Deux-Mondes ») qui les avait fait paraître, croyait devoir excuser certaines « outrances verbales » en y voyant « l’expression vive et curieuse — même dans sa violence – de douleurs morales que l’on doit tenir à connaître puisqu’elle sont le signe de notre temps… », ajoutant que leur publication avait pour objet et pour but « d’aider un vrai talent à se dégager et à se fortifier ».
Ces précautions feutrées n’empêchèrent point l’éclat qu’allait produire la publication du livre. Baudelaire s’était donné pour but la peinture des misères de l’existence humaine ; peinture dégagée de toute convention de style. Dans la langue aux sonorités rythmées où il est maître, sans fard, sans voiles, avec toutes ses tares, ses hideurs, ses pièges, ses vices, ses beautés aussi… . « Enfer et ciel… qu’importe… », il veut porter à chacun son message. Et pour mieux atteindre, le mot ne l’effraie pas.
Cependant, il fallait un « éditeur ». Ce fut à Ploulet-Malassis, curieux personnage, élève de l’école des Chartres, érudit, écrivain à ses heures et qui ne manquait pas d’élégance, que Baudelaire s’adressa. Ce Poulet-Malassis, que la malveillance des échotiers de l’époque avait pourvu d’un « sobriquet » caricaturant son nom (Poulet-mal-Perché), était éditeur à Alençon. Il avait 32 ans, s’était lié d’amitié avec Baudelaire, de quelques années son aîné. Il avait un « associé », de Broise, qui apportait l’indispensable élément financier. Un contrat fut signé. Il devait être tiré 10 000 exemplaires qui parurent en juin 1857 au prix de 3 fr. l’unité, sur lesquels l’auteur percevait 0 fr. 25.
Et l’orage éclata… . « Le Figaro » qui se posait en défenseur de la « morale » invita le Parquet à se saisir. Certes, Baudelaire, qui avait connu à l’occasion de la publication, à l’été de 1855, de certains de ses poèmes quelques vives attaques, n’était point sans s’attendre à ce que le « recueil » fit quelque éclat. Mais l’expérience Bulloz n’ayant point été, après tout, si mauvaise, il est à présumer qu’il n’envisageait point que son livre dût « déclencher les foudres judiciaires ». Je me suis laissé dire qu’un des tenants majeurs de cette École nouvelle qu’on appelle l’Existentialisme, professerait « qu’il n’osait pas les espérer ». Ce n’est peut-être qu’un mot cruel, mais au surplus, je n’ai pas eu la possibilité de le contrôler, faisant à cet égard confiance à notre rapporteur de qui je le tiens.
Cependant tel n’est point mon avis, si je retiens les efforts qui furent entrepris pour épargner à Baudelaire les bancs de la Police correctionnelle. Le numéro du 14 juillet 1857 du « Moniteur » publiait, sous la signature d’Edmond Thierry, un article favorable au poète. Mais MM. Abbatucci et Billault, respectivement ministres de la Justice et de l’Intérieur, estimaient que c’était « consolider le régime que défendre la morale bourgeoise… ». Et Baudelaire dut se choisir un défenseur. Ce fût Me Chaix d’Estange qui, au lendemain du procès – ou presque – allait coiffer la toque aux quatre minces galons d’or du procureur général.
On rapporte également que Baudelaire avait pensé « émouvoir ses juges » ou les « adoucir » en leur faisant « hommage » d’une « plaquette » réunissant quelques-uns de ses poèmes, assortis des commentaires favorables de quelques critiques de l’époque. Sainte-Beuve lui-même, critique officiel et bien en cour aux Tuileries, avait « promis son aide ». Promis seulement... Flaubert, logé à la même enseigne que Baudelaire, lui marquait toute « sa solidarité », écrivant – ou à peu près – ceci : « Pas de danger que pareille mésaventure soit arrivée à ce sale bourgeois de Béranger » (qui mourait en cette même année 1857). Et pourtant il en écrivit bien d’autres... et combien plus suggestives… à commencer par « sa grand-mère, qui le soir à sa fête, de vin pur ayant bu deux doigts, nous disait en hochant la tête… que d’amoureux j’eus autrefois… Mais à ce chantre des amours faciles, honneur, gloire et argent… ».
Et l’affaire vint devant le Tribunal. Le Parquet n’avait « incriminé » que 13 poèmes sur une centaine. « Néfaste indulgence, disait Baudelaire. Dix mots d’un homme, et je le fais pendre. C’est la totalité de l’œuvre qu’il fallait juger, l’ensemble de l’édifice. C’est de la masse qu’il constitue que se dégage l’idée qui l’a fait naître, la leçon qu’il veut donner, la moralité qui l’éclaire. Vous me faites grief d’un meneau mal ajouré, d’une architrave mutilée. Quelle injustice. Elle vous masque la terrible leçon que j’ai voulu mettre dans mon œuvre. Et combien de livres n’avez-vous pas poursuivis, qui ne respirent pas comme le mien, l’horreur du mal. Et la liberté du poète, voire la licence de son verbe, pourquoi voulez-vous les atteindre et punir en moi. A côté de la « morale » de la vie courante, il y a celle de l’art. Et l’agitation de l’esprit dans le Mal, pourquoi voulez-vous la priver de sa libre expression, aussi osée qu’elle vous semble. Votre « morale prude et bégueule », où conduit-elle ? À faire croire que tout est bien, que tout est bon, que tout est beau… Quelle abominable hypocrisie… ».
Voilà – ou peu s’en faut – ce que l’on peut lire dans les « notes » (ou ce qu’il en reste) établies par Baudelaire pour sa défense, notations que, non sans habileté, Me Chaix d’Estange allait reprendre et développer, Me Lançon plaidant pour MM. Poulet-Malassis et de Broise.
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Cependant notre « prédécesseur », médiat au Parquet de la Seine, M. Pinard, poussait son « attaque ». Oh ! en magistrat fort parisien, n’ignorant pas la valeur de l’encens d’un compliment. « L’auteur, disait-il, arrive devant vous protégé par des écrivains de valeur ; des critiques sérieux, dont le témoignage complique ma tâche. Et pourtant, poursuivait-il, je n’hésite pas à la remplir. Ce n’est pas l’homme que nous jugeons, mais son œuvre… Baudelaire n’appartient pas à une École. Il ne relève que de lui-même. Son principe, c’est de tout dire, de tout peindre, de tout mettre à nu. Il fouille la nature humaine dans ses replis les plus intimes. Ses tons sont vigoureux et saisissant ; il les exagère, les grossit outre mesure à seule fin de créer l’impression, la sensation… Cela est-il possible ? Et suffit-il, pour tout faire admettre, de parler ensuite du dégoût né de la débauche ? Croit-on que certaines fleurs, au parfum vertigineux, soient bonnes à respirer ? Le parfum qu’elles dégagent n’éloigne pas d’elles, il grise monte à la tête… ».
Et, tout en abandonnant implicitement l’inculpation d’outrage à la morale religieuse que la prévention visait en vertu des lois de 1819 et 1822, mais en citant un certain nombre de poèmes, ceux précisément que le Tribunal allait retenir, M. Pinard demandait la condamnation de Baudelaire, le juge étant, selon son expression, « une sentinelle qui ne doit pas laisser passer la frontière ».
Cette condamnation, il l’obtint nonobstant la défense de Me Chaix d’Estange dont j’ai dit qu’elle ne manquait point d’habileté, encore que certains commentateurs l’aient critiquée. Il montra la « hauteur » de la poésie de son client, évoqua Béranger, Gautier et bien d’autres, depuis Rabelais, en passant par Casanova et Restif de la Bretonne, et réclama l’acquittement de Baudelaire. Le Tribunal écarta l’inculpation d’outrage à la morale religieuse et retint celle d’outrage à la morale publique, prononçant une amende de 300 fr. contre Baudelaire ; Poulet-Malassis et de Broise « recueillaient » 100 fr. chacun. De plus, 6 poèmes : « Les bijoux », « Le Léthé », « A celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Les femmes damnées », « Les métamorphoses du vampire » devaient disparaître des éditions ultérieures de l’œuvre.
Baudelaire se « résigna ». Il ne fit même point appel. Et l’Impératrice, à la requête de l’avocat devenu procureur général, fit ramener l’amende à 50 fr.
Certes, ce « procès » ne fut pas, somme toute, une si mauvaise affaire pour l’œuvre qui prit l’attrait du fruit défendu et se vendit sous le manteau à beaucoup plus que 3 fr. l’exemplaire. Mais l’activité de Baudelaire se transforma. Anglicisant remarquable, il fit paraître d’excellentes traductions des œuvres d’Edgar Poe. Mais Poulet-Malassis n’abandonna pas la partie. Réfugié en Belgique, il fit paraître, sous le titre « Les épaves », une édition corrigée et accrue des « Fleurs du Mal » et qui comportait, bien entendu, les 6 poèmes susvisés. Mal lui en prit. Le Parquet de Lille intenta de nouvelles poursuites contre Poulet-Malassis seul, lequel fut condamné le 6 mai 1868 à un an d’emprisonnement et 500 fr. d’amende par le Tribunal correctionnel de Lille. Baudelaire venait de mourir à 46 ans.
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Et « Les fleurs du Mal » ont poursuivi leur chemin. Louées par les uns et de moins en moins censurées par les autres, jamais elles n’ont rencontré « l’indifférence », maladie mortelle de toute œuvre littéraire. Et je retiens le mot de notre rapporteur qui, il n’y a qu’un instant, nous disait qu’il n’est point en France de bibliothèque, si modeste fut-elle, dont elle n’orne les rayons.
Cependant, les admirateurs de Baudelaire ont voulu plus. Reprenant, pourrais-je dire à leur compte l’apostrophe de Victor Hugo qui, au lendemain du procès écrivait à Baudelaire : « Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Vous venez de recevoir une des plus rares décorations que le régime actuel puisse accorder. Ce qu’il a appelé « sa justice » vient de vous condamner au nom de ce qu’il appelle « sa morale ». C’est une couronne de plus. Je vous serre la main, poète. » Ils ont voulu que même la trace de cette condamnation disparût.
Un fin lettré de la Troisième République, M. Louis Barthou, présentait, le 29 octobre 1929, à M. Gaston Doumergue, pour lors président de la République, un « projet de loi » ayant pour objet d’ouvrir à la Société des Gens de Lettres un recours en révision des condamnations prononcées pour « outrages aux bonnes mœurs » commis par la voie du livre. L’exposé des motifs indiquait que la compréhension d’une œuvre littéraire n’était pas toujours immédiate, que si nos « gens » des siècles passés admettaient, sans être choqués la verdeur de la plume et du langage, des temps moins éloignés de nous avaient été lus sévères et avaient qualifié d’attentatoires à la morale des œuvres dont les auteurs n’avaient nullement cherché à la blesser, qu’en définitive, et au regard des œuvres de l’esprit, le pouvoir d’appréciation du juge du fait était « précaire et instable », condamné qu’il était par le jugement de la postérité, que cependant une réhabilitation morale, pour être opérée qu’elle fut déjà dans les esprits, était insuffisante, même en se « doublant » de la « bénévolence des Parquets » qui s’abstiennent en cas pareil de poursuivre la réédition d’œuvres condamnées ; que c’était encore trop que « pareille menace demeurât suspendue et qu’il convenait, dans un soucis de moralité supérieure, de faire disparaître, par le moyen de la procédure de « révision » régulière, limitée aux seules décisions judiciaires prononcées pour outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre, la trace même de ces condamnations. L’opinion de la postérité favorable à l’œuvre condamnée, et le jugement également favorable des lettrés constituant « le fait nouveau » justifiant semblable procédure, étant entendu qu’elle ne serait possible que 20 ans révolus après le jour où la condamnation avait acquis le caractère définitif.
Ce projet ne vit pas le jour. Il n’était cependant qu’en « sommeil ». Il était repris 17 ans plus tard. Sur la proposition de M. Cogniot, au rapport de M. Guillon, l’Assemblée Nationale, dans sa séance du 12 septembre 1946, l’adoptait sans la moindre dissension. (Ass. Nat. 12 septembre 1946, 2ème séance, JO 13 septembre 1946, débats parlementaires p. 3693). Et c’est tout juste si « l’analytique » lui consacre une demi-colonne en précisant que la loi nouvelle permettra de réviser les condamnations prononcées « contre les ouvrages qui ont enrichi notre littérature et que le jugement des lettrés a déjà réhabilités ».
Et c’est ainsi que fut promulguée la loi qui porte la date du 25 septembre 1946, accordant « exclusivement » à la Société des Gens de Lettres le droit de demander la révision d’une condamnation prononcée pour outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre. Cette loi, publiée au Journal Officiel du 25 septembre 1946 (Gaz.Pal. 1946 2357) ne comporte qu’un unique article, divisé en 3 alinéas. Le premier dispose que la « révision » d’une condamnation prononcée pour outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre peut être demandée 20 ans après l’époque à laquelle le jugement est devenu définitif. Le second décide que le droit de demander la révision appartient exclusivement à la Société des Gens de Lettres, agissant soit d’office, soit à la requête des intéressés, du conjoint, des descendants ou du parent le plus rapproché en ligne collatérale. Le troisième enfin, et c’est à mon avis le plus redoutable, fait de votre Chambre criminelle, saisie par le procureur général agissant d’ordre exprès du garde des Sceaux, la « juridiction de jugement » investie d’un pouvoir souverain d’appréciation quand au « mérite » du pourvoi.
C’est un honneur, dont je perçois la charge, que celui de vous soumettre les conclusions du Ministère public. Le principe « sacro-saint » de l’autorité de la chose jugée, dont nos anciens disaient qu’il est essentiel fondement de la stabilité des États, inscrit aux articles 1350 et suivants de notre Code civil, ne risque-t-il pas d’être quelque peu mis à mal ? Et pourtant, n’est-il pas équitable, lorsque les voies de recours ont été épuisées et que s’acquiert la conviction de la vraisemblance de l’innocence du condamné, qu’un procédé juridique régulier offre à l’innocence, reconnue ou présumée, la possibilité de se faire jour ? Certes, et ce n’est point à vous, Messieurs, qui chaque semaine faites l’application des articles 443 et suivants du Code d’instruction criminelle, survivance de certaines parties de l’ordonnance de 1670, qu’il est séant de le rappeler. Et c’est pourquoi, au défaut d’un texte « normal », le législateur est intervenu.
Il lui est apparu que, parce que les livres durent plus que les hommes, il y avait quelque iniquité à ce que les sanctions dont leurs auteurs avaient pu être l’objet dans le passé, ne bénéficiassent pas, sous certaines conditions, du « revirement » du sentiment public à leur égard. Et comme les lois sont « la conscience publique de la Nation », l’extériorisation (au moins dans le principe) du vœu majoritaire du pays, nous avons le devoir de les accepter et de nous y soumettre. C’est votre tâche de tous les jours de veiller à leur stricte, exacte et correcte application.
Vous voilà donc « les juges de fait » d’un nouveau procès Baudelaire, introduit dans le « recul » de près d’un siècle, ayant à décider de l’innocence ou de la culpabilité au regard de la législation régissant l’outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre, du poète qui écrivit « Les Fleurs du Mal ». Car, au lendemain, ou presque, de la promulgation de la loi du 25 septembre 1946 et très précisément le 21 octobre 1946, le Comité de la Société des Gens de Lettres décidait à l’unanimité moins une voix de demander « la révision » du procès Baudelaire. La Chancellerie, saisie dès le début de l’année 1947, échangeait des lettres avec la Société des Gens de Lettres, et, le 3 novembre 1947, invitait le procureur général près la Cour de cassation à introduire un « pourvoi en révision » du jugement du 20 août 1857.
Je succède donc à M. Pinard. Et cela m’inquiète fort. Nos professions qui, depuis de longues années, nous mettent au contact des réalités, souvent fort sombres, de la vie, ne nous conduisent guère dans les jardins de Muses. Je vous laisse donc le soin de relire les poèmes censurés. Mon prédécesseur avait été plus « complet » et peut-être devrais-je suivre son cheminement, donner, comme il le fit, lecture des pièces jugées offensantes pour la morale publique. Cette dernière, disait-il, étant particulièrement atteinte et la culpabilité de leur auteur invinciblement démontrée.
Sur ses réquisitions, qui atteignaient 13 poèmes sur une centaine, le Tribunal retint, en les citant, les six qu’il jugeait attentatoires à la morale publique. C’était dire, par voie de retranchement, que les 94 autres méritaient la lecture de l’honnête homme et qu’ils rejoignaient le « but moral » que le poète prétendait avoir poursuivi puisque, disait-il, il s’était proposé de donner à ses lecteurs l’horreur du vice, en en peignant les « turpitudes », le « blasphémateur » demeurant, de par son blasphème même, un croyant. Et quant à « l’outrance » du verbe, retenons que Baudelaire a pris soin de dire :
Et d’abord, j’en préviens les mères de famille,
Ce que j’écris n’est pas pour leurs filles,
Dont on coupe le pain en tartines…
Écrivait-il pour la démonstration d’une thèse suivant les « normes » d’une école ? Nullement. Et M. Pinard l’a fort bien vu. « C’est, dit-il, un artiste qui fait de l’art pour l’art, au gré de sa vision, mû par les forces intérieures qui le guident ».Sa vie, dira Asselineau, son fidèle ami, c’était sa poésie, mais avec tout ce que la vie postule de sujétion aux misérables conditions humaines.
Et c’est pourquoi nous voyons Baudelaire suivre les méandres des éléments les plus divers dès lors qu’ils ont prise sur chaque être : la beauté, l’ivresse, le vin, les femmes, l’opium, le rêve… Et tout cela le conduit à cette conclusion désenchantée : « Je sais que la douleur est la noblesse unique ». C’est elle qui nous mène au « saint foyer des rayons primitifs ». Et voilà pourquoi aussi Baudelaire a pu dire que « pour ce qu’il engendrait de bon », le mal, lui aussi, avait « sa part de beauté ». Et enfin , la mort apaisante (Edition Crépet, projet de préface).
Dans tout cela, voyons-nous apparaître les éléments constitutifs du délit d’outrages aux mœurs par la voie du livre ?
Ce serait énoncer une contrevérité que de dire que la première partie des « Fleurs du Mal » ne contient point de poèmes érotiques au sens étymologique du mot. Une certaine Jeanne Duval (La Vénus noire), lui apportait des Antilles une ardeur dont il eu particulièrement à souffrir et qu’il traduisit en vers douloureux. Vers dont cependant « la facture » sait toujours écarter le mot vulgaire ou grossier, l’obscénité verbale à tout dire. C’est vif coloré, puissant même. Le jugement d’août 1857 le reconnaît déjà. Pour conclure, il est vrai, que « quelque effort de style qu’il ait pu faire, de quelque blâme qu’il ait assorti ses peintures… » on ne saurait nier (c’est M. Pinard qui parle) que ces vers conduisent « nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme offensant la pudeur ».
Et ceci nous conduit à un second caractère que peut présenter le délit d’outrages aux mœurs. Nous venons d’indiquer que le premier, l’obscénité dans les termes, ne se rencontrait pas dans « l’écriture » du poète. Mais le caractère attentatoire à la « moralité » peut fort bien résulter, ou s’évincer, de la langue la plus « chaste », dès lors qu’elle est utilisée pour la peinture et la description de faits « immoraux » ou obscènes. C’est du reste à cet élément, caractérisant l’infraction, que s’est arrêté le juge de 1857. Sans doute, pour nos arrière-grands-parents de l’époque, cette conception présentait-elle sa part de vérité. Dois-je dire que nos nerfs sont moins à « fleur de peau ». Nous avons fort bien « franchi » les deux Tropiques, tant celui du Cancer que celui du Capricorne, et même digéré les prouesses de l’amant-jardinier de lady Chaterley. Vous me direz qu’il s’agit là d’écrivains de langue anglaise et de traductions., D’accord, mais ceci m’est une occasion de dire que Baudelaire qui ne s’en cachait du reste pas, a emprunté à Longfellow et Thomas Gray, et souvent nourri son inspiration de leurs poésies. Son œuvre ne comporte pas moins de trois pièces intitulées « Spleen ».
Et Baudelaire ne fera pas tenir à Louis Veuillot qui « l’éreinte » dans « l’Univers », la lettre pleine de violence qu’il a rédigée à son intention. Pourquoi ? Parce que, dit-il, il veut rester un « dandy », c’est à dire un homme d’éducation raffinée (car, fait assez curieux, ce mot est passé dans notre langue, avec une acception sensiblement différente que celle légèrement péjorative que lui accorde la langue anglaise). Mais je m’égare. C’est donc ce « spleen » naturel, ou même acquis de la puritaine Angleterre, qui donna à la. poésie de Baudelaire cette « désespérance » que seules la nuit et la mort apaiseront.
La nuit voluptueuse monte
Apaisant tout, même la faim
Effaçant tout, même la honte.
Le poète se dit : Enfin.
Et plus loin :
Quand veux-tu m’enterrer... Débauche aux bras immondes ;
Ô mort !, Quand viendras-tu... Sa rivale en attraits
Sur ses myrtes infectes... Entre tes noirs cyprès.
Car c’est à la mort que tout conduit :
Ô mort ! Vieux capitaine... Il est temps, levons l’ancre ;
C’est la mort qui console... C’est le but de la vie
Et c’est le seul espoir qui, comme un élixir,
Nous monte et nous enivre...
Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir.
- *
Et combien d’autres extraits seraient opportunément retenus par un « analyste » plus qualifié et mieux averti. Nous apporteraient-ils l’élément qui, de nos jours, viendrait appuyer ce qui fut, en 1857, la thèse de M. Pinard ? Nous donneraient-ils l’outrage aux mœurs, optique 1949, C’est à dire l’exagération intentionnelle et malicieuse dans le cynisme et l’obscénité du verbe, doublé de la création d’image, attentatoires à un minimum de pudeur.
Aux yeux de notre temps, je ne le crois pas. Que les oreilles de nos anciens aient été plus effarouchables que les nôtres, d’accord. Que M. Pinard se soit fait l’interprète de leurs pudeurs inquiètes, je n’en disconviens pas. Mais l’homme et le poète sont morts. L’œuvre reste. Elle a trouvé des audiences plus libérales, non seulement en France, mais dans le monde entier. Un concert de louanges s’est élevé. Il émane des meilleurs. Les uns soulignent la probité intellectuelle et morale du poète. Les autres la richesse inégalable de ses vers. Tels, enfin le savant emploi du mot, même trop haut en couleur. Ce sont là de bons guides. Ils nous démontrent que Baudelaire a depuis longtemps l’estime des bonnes gens de France et qui seraient attristé, je le crois, que l’opprobre, même lointaine d’une condamnation flétrît plus longtemps la mémoire d’un des écrivains qui a le mieux servi son pays.
Baudelaire, qui, jusqu’au bout avait cru à son acquittement, attendait du Tribunal « une réparation d’honneur ». Reprenant à mon tour les conclusions de votre rapporteur, j’ai confiance que la plus haute juridiction du pays voudra, aujourd’hui, la lui accorder.
J’ai, en conséquence, l’honneur de conclure qu’il vous plaise décharger la mémoire des condamnés du 20 août 1857 de la condamnation prononcée contre eux.
Arrêt de la Cour de Cassation
Vu la requête du procureur général en date du 4 novembre 1947 ; — Vu l’article unique de la loi du 25 septembre 1946 ;
Sur la recevabilité : Attendu que la Cour est saisie par son Procureur général, en vertu d’un ordre exprès du ministre de la Justice, agissant à la requête du président de la Société des Gens de Lettres ; que la demande en révision entre dans les cas prévus par la loi du 25 septembre 1946 susvisée ; qu’elle a été introduite après la période de 20 années et dans les conditions fixées par la dite loi ; qu’enfin la décision dont la révision est sollicitée, a acquis l’autorité de la chose jugée ;
— Déclare la demande recevable ;
Sur l’état de la procédure : Attendu que les pièces produites sont suffisantes pour permettre à la Cour de Cassation de statuer ; que, dès lors, il n’y a lieu d’ordonner ni enquête nouvelle, ni apport de pièces supplémentaires ;
Au fond : Attendu que Charles Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise ont été traduits devant le Tribunal correctionnel de la Seine, comme prévenus d’avoir commis des délits d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs, et d’offense à la morale religieuse, prévus et punis par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mai 1819, Baudelaire en publiant, Poulet-Malassis et de Broise en publiant, vendant et mettant en vente l’ouvrage intitulé Les Fleurs du Mal ; — Que par jugement du 20 août 1857, le Tribunal a dit non établie la prévention d’offense à la morale religieuse et a renvoyé les prevenus des fins de la poursuite de ce chef, mais les a déclarés coupables d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, les a condamnés : Baudelaire à 300 francs d’amende, Poulet-Malassis et de Broise à 100 francs de la même peine, et a ordonné la suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil ; — Que pour justifier cette condamnation, le jugement énonce que « l’erreur du poète dans le but qu’il voulait atteindre et dans la route qu’il a suivie, quelque effort de style qu’il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou suit ses peintures ; ne saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente aux lecteurs et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier offensant pour la pudeur » ;
— Attendu qu’aux termes de la loi du 27 septembre 1946, la Cour de Cassation, saisie de la demande en révision, statue sur le fond comme juridiction de jugement, investie d’un pouvoir souverain d’appréciation ;
— Attendu que le délit d’outrage aux bonnes mœurs se compose de trois éléments nécessaires : le fait de la publication, l’obscénité du livre et l’intention qui a dirigé son auteur ;
— Attendu que le fait de la publication n’est pas contestable ; — Mais, en ce qui touche le second élément de l’infraction, attendu que les poèmes faisant l’objet de la prévention ne renferment aucun terme obscène ou même grossier et ne dépassent pas, en leur forme expressive, les libertés permises à l’artiste ; que si certaines peintures ont pu, par leur originalité, alarmer quelques esprits à l’époque de la première publication des « Fleurs du Mal » et apparaître aux permiers juges comme offensant les bonnes mœurs, une telle appréciation ne s’attachant qu’à l’interprétation réaliste de ces poèmes et négligeant leur sens symbolique, s’est révélée de caractère arbitraire ; qu’elle n’a été ratifiée ni par l’opinion publique, ni par le jugement des lettrés ;
— Attendu, en ce qui concerne le troisième élément, que le jugement dont la révision est demandée a reconnu les efforts faits par le poète pour atténuer l’effet de ses descriptions ; que les poèmes incriminés, que n’entache, ainsi qu’il a été dit ci-dessus aucune expression obscène, sont manifestement d’inspiration probe ;
— Attendu, dès lors, que le délit d’outrage aux bonnes mœurs relevé à la charge de l’auteur et des éditeurs des Fleurs du Mal n’est pas caractérisé ; qu’il échet de décharger la mémoire de Charles Baudelaire, de Poulet-Malassis et de de Broise, de la condamnation prononcée contre eux ;
Par ces motifs : Casse et annule le jugement rendu le 27 août 1857 par la 6ème Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, en ce qu’il a condamné Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ; — Décharge leur mémoire de la condamnation prononcée ; — Ordonne que le présent arrêt sera affiché et publié conformément à la loi ; — Ordonne, en outre, son impression et sa transcription sur les registres du greffe du Tribunal correctionnel de la Seine.
M. Battestini, président ; Falco, rapporteur ; Dupuich, avocat général.