Conseil d’État, 316292
- wikisource:fr, 30/05/2010
26 mai 2010
Sommaire |
Visas
Vu la requête, enregistrée le 19 mai 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, présentée pour M. Michel A demeurant … ; M. A demande au Conseil d’État :
1°) d’annuler la décision implicite par laquelle le Garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté sa demande d’indemnisation du 23 novembre 2007 en réparation du préjudice subi en raison du fonctionnement défectueux de la justice, faisant suite au recours qu’il a déposé le 6 avril 1993 devant le tribunal administratif de Rennes ;
2°) de condamner l’État à lui verser une indemnité de 213 330 euros augmentée des intérêts à compter du jour de sa demande, eux-mêmes capitalisés à chaque échéance annuelle, conformément aux dispositions de l’article 1154 du code civil ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code de justice administrative ;
Motifs
Considérant que M. A recherche la responsabilité de l’État en invoquant la durée excessive d’une procédure qu’il a engagée devant la juridiction administrative ;
Sur la responsabilité :
Considérant qu’il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ; que si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu’il en résulte que, lorsque leur droit à un délai raisonnable de jugement a été méconnu, ils peuvent obtenir la réparation de l’ensemble des préjudices tant matériels que moraux, directs et certains, causés par ce fonctionnement défectueux du service de la justice et se rapportant à la période excédant le délai raisonnable ; que le caractère raisonnable du délai doit, pour une affaire, s’apprécier de manière globale - compte tenu notamment de l’exercice des voies de recours - et concrète en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure, de même que le comportement des parties tout au long de celle-ci, et aussi, dans la mesure où le juge a connaissance de tels éléments, l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre, compte tenu de sa situation particulière, des situations propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement ; que lorsque la durée globale de jugement n’a pas dépassé le délai raisonnable, la responsabilité de l’État est néanmoins susceptible d’être engagée si la durée de l’une des instances a, par elle-même, revêtu une durée excessive ;
Considérant que la durée globale de jugement, en vertu des principes rappelés ci-dessus, est à prendre en compte jusqu’à l’exécution complète de ce jugement ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. A a saisi le tribunal administratif de Rennes les 6 avril 1993, 12 juillet 1993 et 4 janvier 1994 de trois demandes tendant à l’annulation de trois arrêtés des 30 mars 1992, 11 mai 1993 et 4 janvier 1994 le radiant des cadres du personnel de la commune de Brest au 1er avril 1992, M. A étant mis à la disposition du centre national de la fonction publique territoriale à compter de cette même date ; que, par un jugement du 23 novembre 1994, devenu définitif, le tribunal administratif de Rennes a annulé les trois arrêtés mentionnés ci-dessus au motif que la ville de Brest n’établissait pas qu’elle n’avait pas pu offrir à l’intéressé un emploi correspondant à son grade ; qu’ayant été réintégré dans les services de la ville de Brest par un arrêté du maire du 3 janvier 1995, sans être néanmoins pour autant affecté sur un poste, M. A a saisi le 18 juillet 1995 le tribunal administratif de Rennes afin d’obtenir l’annulation de la décision implicite de rejet par le maire de la commune de Brest de sa demande d’affectation effective sur un emploi relevant du cadre d’emplois des administrateurs territoriaux ainsi que l’octroi du complément indemnitaire de son traitement ; que, par un jugement du 1er avril 1998, le tribunal administratif de Rennes a annulé la décision implicite du maire de Brest, et a enjoint à ce dernier de procéder, dans un délai de quatre mois à compter de la notification du jugement, à l’affectation de M. A sur un emploi correspondant à son grade d’administrateur territorial ; que, ce jugement n’ayant pas été exécuté, M. A a déposé devant le tribunal de Rennes, le 2 février 1999, une demande d’astreinte sur le fondement de l’article L. 911-4 du code de justice administrative afin d’assurer cette exécution ; que le président de ce tribunal a ouvert une procédure juridictionnelle à cette fin par une ordonnance du 15 avril 2002 ; que le tribunal administratif de Rennes, par un jugement du 5 juin 2002, a enjoint à la ville de Brest de proposer à M. A tout emploi créé ou vacant correspondant à son grade dans un délai d’un an à compter de la notification du jugement, sans assortir cette injonction d’une astreinte ; que, sur l’appel de M. A qui contestait le rejet de sa demande d’astreinte, la cour administrative d’appel de Nantes, par un arrêt du 21 novembre 2003, a prononcé un non-lieu au motif que la ville de Brest avait, le 1er avril 2003, affecté l’intéressé sur un emploi correspondant à son grade, assurant ainsi l’exécution du jugement du tribunal administratif de Rennes du 1er avril 1998 ; que M. A s’est pourvu en cassation contre cet arrêt puis, suite à une transaction signée le 11 février 2005 avec la ville de Brest, s’est désisté de son pourvoi ; que, par une ordonnance du 30 août 2005, le Conseil d’État a pris acte de ce désistement ;
Considérant que l’annulation par le tribunal administratif de Rennes, par le jugement du 23 novembre 1994, des arrêtés radiant M. A des cadres impliquait non seulement sa réintégration dans son grade, mais aussi son affectation dans un emploi ; que compte tenu des difficultés particulières à affecter M. A dans un nouvel emploi, ce jugement aurait dû être exécuté complètement avant le 23 mai 1995 ; que cette exécution complète n’a été obtenue que par le protocole du 11 février 2005 signé entre M. A et la commune de Brest ; que si l’affaire qui a donné lieu au jugement du 23 novembre 1994 a été jugée dans un délai raisonnable, la période du 23 mai 1995 au 11 février 2005 excède le délai raisonnable d’exécution d’une décision de justice ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. A est fondé à soutenir que son droit à un délai raisonnable d’exécution d’une décision de justice a été méconnu et, pour ce motif, à demander la réparation par l’État, au prorata de ce qui est imputable au mauvais fonctionnement du service public de la justice, des préjudices que ce dépassement lui a causés ;
Sur les préjudices :
Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de l’instruction que la méconnaissance du délai raisonnable de jugement a occasionné à M. A un préjudice moral constituant en des désagréments qui vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès ; qu’il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en lui allouant la somme de 12 000 euros tous intérêts compris ;
Considérant, en deuxième lieu, que M. A soutient en outre que la durée excessive de la procédure a eu pour effet, à raison de fautes lourdes commises par l’État tant dans l’exercice de la fonction juridictionnelle que dans le comportement de l’administration, de le priver de la chance, d’une part, d’être affecté sur un emploi correspondant à son grade d’administrateur territorial et donc de percevoir le traitement correspondant ainsi que le complément indemnitaire attaché à son traitement du 1er septembre 1999 au 14 avril 2003, d’autre part, d’être affecté sur un emploi correspondant à son grade du 1er mai 2005 au 31 avril 2010, enfin, de percevoir une retraite plus élevée du fait de huit trimestres de cotisations supplémentaires ; qu’il résulte cependant de l’instruction que le requérant a été détaché rétroactivement sur un emploi de directeur général adjoint vacant au 1er avril 1992 avec reconstitution de sa carrière dans l’emploi fonctionnel, dont reconstitution de ses droits à pension ; que la somme de 2 900 euros qui est restée à la charge de M. A au titre des frais non compris dans les dépens et exposés par lui ne résulte pas du délai excessif d’exécution du jugement du 23 novembre 1994 du tribunal administratif de Rennes ; qu’enfin, les autres préjudices invoqués par M. A trouvent leur origine directe dans le comportement de la commune de Brest et ne sont donc pas directement imputables à un mauvais fonctionnement du service public de la justice ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le préjudice à indemniser au titre de la durée excessive de la procédure juridictionnelle doit être fixé à 12 000 euros ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l’État la somme que demande M. A au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE
Article 1er : L’État versera à M. A la somme de 12 000 euros, tous intérêts compris à la date de la présente décision.
Article 2 : Le surplus des conclusions de M. A est rejeté.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Michel A et à la ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Copie en sera adressée pour information au chef de la mission permanente d’inspection des juridictions administratives.