Concerto pour deux pipeaux
Journal d'un avocat - Eolas, 27/08/2015
À deux reprises, des élus de la République ont cru devoir, cet été, abuser de la justice administrative pour s’offrir des victoires médiatiques d’autant plus triomphales qu’elles étaient inexistantes. La ruse est grossière pour un juriste, vous allez voir. Et comme par hasard, car ce n’est naturellement pas un hasard, c’est en s’attaquant, ou feignant plus exactement de s’attaquer à nos concitoyens musulmans que ces élus s’offrent à bon compte ces triomphes sans victoire.
À tout seigneur tout honneur, le premier de ces généraux d’opérette à s’offrir des lauriers dans l’espoir d’acquérir la gloire qui va avec est le maire de Châlon-Sur-Saône, Gilles Platret (du décidément bien mal-nommé parti Les Républicains) avec son arrêté supprimant les menus différenciés sans porc. Du moins dit-il.
Il est de pratique courante dans les cantines scolaires de prévoir, les jours où du porc est au menu, une viande alternative, généralement du poulet, pour les élèves venant de familles où ledit animal est présenté, pour des raisons traditionnelles, comme impropre à la consommation.
Une précision ici : le fait que cette tradition s’appuie sur des interdits religieux est en réalité sans la moindre pertinence. Par pitié, laissez cette pauvre laïcité en dehors de cette triste affaire, cette noble dame mérite bien mieux. La laïcité est un principe de liberté (de conscience) et de tolérance, elle n’a jamais, me lisez-vous bien, jamais interdit de donner à manger à un enfant. C’est exactement la même chose que si, dans un pays d’Asie où on considère que le chien est un mets tout à fait exquis (et de fait parfaitement comestible), on veillait à proposer autre chose dans les cantines pour les enfants, par exemple français, qui, chose curieuse, se refusent catégoriquement à en manger. Sans aller aussi loin, beaucoup d’entre vous refuseraient probablement de manger de la viande de cheval, de taureau de corrida, ou peut-être de la viande tout court, pour des raisons philosophiques. En fait, ce choix pose ici un problème à certains de mes concitoyens (le mot citoyen étant ici une simple ornementation) parce qu’il s’agit de l’islam.
Le maire de Châlon-Sur-Saône a fait savoir à cor et à cris et à communiqués de presse que cette pratique, frappée du signe de Caïn que l’on nomme communautarisme, était désormais ter-mi-née. Fini, dit-il, en prenant la pose du héros, ces menus différenciés, un avec porc, un sans porc. On n’aurait désormais plus que des menus républicains : le même pour tous. Envoyez la Marseillaise.
Le piège était en place, et des associations tombèrent dedans en engageant un peu trop précipitamment un recours en excès de pouvoir contre cette décision. Et ici, une pause s’impose, il est temps de faire du droit. Ne vous plaignez pas, vous êtes venu ici pour ça.
Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous expliquer, la France connaît une spécificité dans son organisation juridictionnelle (c’est-à-dire de ses tribunaux) : il coexiste chez nous deux ordres de juridiction hermétiquement séparés : l’ordre judiciaire (les juges en robe qui vous envoient en prison si vous n’avez pas eu la précaution élémentaire de faire appel à moi) et l’ordre administratif (des juges sans robe qui valideront ce que l’administration aura décidé de vous faire subir si vous n’avez pas eu la précaution élémentaire de faire appel à moi).
L’ordre administratif est seul compétent (au sens juridique de « légalement apte ») pour juger l’action de l’État, au sens le plus large que vous puissiez donner à cette expression : l’État au sens de la République Française (ce qui inclut l’Administration), mais aussi les Régions, les Communes, et les Établissements Publics exerçant des missions de service public (comme un hôpital public par exemple). Ces procès peuvent prendre essentiellement deux formes : le contentieux de l’excès de pouvoir, et le plein contentieux.
Le contentieux de l’excès de pouvoir est de loin le plus fréquent, il consiste à demander au juge administratif d’annuler telle décision de l’Administration car elle serait illégale (et seulement parce qu’elle serait illégale : le fait qu’elle ne vous convienne pas n’est pas un motif suffisant pour demander qu’elle soit annulée). Le plein contentieux est un procès classique, où le juge a les pouvoirs les plus étendus (d’où son nom, il n’est pas limité à l’alternative j’annule / je n’annule pas) et où on demande que l’Administration soit condamnée à faire quelque chose que le juge détermine, bien souvent à payer une somme d’argent au titre d’une indemnisation. Tout le contentieux de la responsabilité de l’État en matière de santé publique (comme la contamination transfusionnelle ou les erreurs médicales) sont du plein contentieux. Le contentieux électoral est un autre exemple de plein contentieux.
Ajoutons un autre type de contentieux spécifique traité par les juridictions administratives : les référés, qui sont des procédures spéciales permettant d’obtenir rapidement une décision provisoire et urgente. Je vais m’attarder sur le référé car il joue dans notre triste farce un rôle.
Le gros défaut des juridictions administratives est leur lenteur (leur indépendance n’est plus mise en cause depuis longtemps, elles l’ont prouvé par les actes). Leur charge de travail est telle que le jugement met parfois des années à tomber, en tout cas un délai de un à deux ans est tout à fait ordinaire. C’est long, surtout que l’Administration jouit de ce qu’on appelle le privilège du préalable : ses décisions sont exécutoires même si un recours est exercé contre elles. En 2000, la loi a donc instauré les référés administratifs, dont un va retenir notre attention : le référé suspension.
Il consiste, quand on introduit un recours en excès de pouvoir, c’est-à-dire qu’on demande l’annulation d’un acte administratif qu’on estime illégal, à demander au juge administratif d’en suspendre les effets jusqu’à ce que le recours soit examiné. Ce recours a été une petite révolution car il est traité d’une manière exactement opposée au fonctionnement habituel d’une juridiction administrative : il est traité par un juge unique (la collégialité est la règle), par une procédure orale et non écrite comme l’est la procédure administrative (on plaide en référé !), et il est traité rapidement. Pour obtenir cette suspension, il faut, outre avoir introduit un recours en annulation bien sûr, démontrer qu’il y a urgence à suspendre les effets de cet acte (un dommage grave ou irréparable en résulterait par exemple) et qu’il y a un doute sérieux pesant sur la légalité de l’acte. Même si le juge des référés ne juge pas la légalité de l’acte, en pratique, si on obtient la suspension, l’acte a peu de chances de survivre au jugement au fond. À l’inverse, si la suspension est rejetée pour une absence de doute sérieux, ça sent le roussi pour la suite.
Revenons-en à nos moutons cochons. Ces associations ont vu rouge et ont saisi le tribunal administratif d’un recours en excès de pouvoir doublé d’un référé suspension. Et en effet, une décision décidant que tous les enfants mangeront du porc ou feront la diète, forçant des enfants juifs, musulmans ou hindous à jeûner, serait d’une légalité plus que douteuse, s’agissant d’une discrimination à peine déguisée, qui est carrément illégale puisque c’est un délit. Et pourtant, le tribunal administratif a rejeté ce référé suspension, sous les cris de triomphe du maire et le regard affligé des juristes.
Car ce que cet édile a « oublié » de préciser, c’est que son arrêté n’a JAMAIS dit qu’il n’y aurait plus de menus sans porc les jours où du porc serait au menu. Son arrêté a décidé qu’il n’y aurait plus jamais de porc au menu. Il n’a ainsi pas supprimé les menus sans porc, il a supprimé les menus AVEC porc. Ce qui du coup exclut toute urgence à statuer, puisque dans l’intervalle, les enfants juifs, musulmans et hindous pourront manger de la viande tous les jours à la cantine, sauf les jours où il y aura du poisson au menu, bien entendu.
Ce qui est amusant, car il est urgent de s’amuser de ces simagrées, sinon la seule alternative est le désespoir, c’est que ce ce premier magistrat affirme à qui veut l’entendre refuser le communautarisme et fustige ces musulmans qui ont l’idée saugrenue de ne pas vivre comme n’importe quel chrétien, alors que dans les faits, il cède à ce qui aurait pu être une revendication du plus obtus des communautaristes : l’exclusion du porc du menu. Les éleveurs porçins apprécieront, et ses administrés admireront ce général qui se vante d’avoir obtenu sans coup férir la levée d’un siège grâce à une habile capitulation.
Et c’est la même musique de pipeau que tente de nous jouer Julien Sanchez, maire Front national de la ville de Beaucaire, dans le Gard, ville que seul le Rhône sépare de Tarascon et qui, jusqu’en mars 2014, n’avait pas son Tartarin. Les 16 et 17 juin dernier, le maire, invoquant des nuisances sonores et des troubles à l’ordre public, a pris un arrêté interdisant l’ouverture des commerces dans deux rues, entre 23 heures et 5 heure du matin. Et en effet, le maire exerce des pouvoirs dit de police (rien à voir avec la police « Taser et menottes », c’est ici de la police administrative, c’est à dire de la réglementation visant à assurer l’ordre public) et peut prendre des mesures d’interdiction pour le respect de l’ordre public. Or les commerces de ces rues ouverts de nuit étaient des commerces d’alimentation tenus par des musulmans, et le Ramadan commençait le 18 juin. S’estimant visés par des mesures discriminatoires déguisés, ce qui rendrait ces arrêtés illégaux, six de ces commerçant ont attaqué ces arrêtés et ont engagé un référé suspension et ont cité le maire devant le tribunal correctionnel, juridiction de l’ordre judiciaire, qui a le monopole du jugement des délits.
Le référé a été examiné le 25 août mais l’audience a tourné court car le maire a abrogé ses arrêtés quelques jours avant l’audience, avant d’en prendre des nouveaux parfaitement identiques, mais nouveaux. Le juge, saisi d’un recours contre les seuls arrêtés des 16 et 17 juin, n’a pu que constater qu’il n’y avait plus rien à suspendre, ces arrêtés ayant perdu tout effet, et qu’il n’y avait pas lieu pour lui de statuer sur le référé liberté. Ce qu’on appelle un non lieu à statuer. Les commerçant ont néanmoins maintenu leur demande accessoire, non pas comme on a pu lire de dommages-intérêts (Mes lecteurs, plus malins que les journalistes ayant repris ces propos, ont compris qu’on est dans le domaine de l’excès de pouvoir et non dans le plein contentieux) mais de frais de procédure au titre de l’article L.761-1 du code de justice administrative. Cette demande a été rejetée, ce qui est très fréquemment le cas lorsqu’un non lieu à statuer est rendu, puisque le juge estime que les requérants ont obtenu gain de cause par l’administration qui a spontanément reconnu son erreur et qu’il n’y a pas lieu de leur accorder une indemnité en plus. En tant qu’avocat, je conteste cette jurisprudence, mais je constate qu’elle est pour le coup assez constante.
L’ordonnance de non lieu a été rendue hier le 26 août, et a donné lieu à une publication d’une tripotée de communiqués plus triomphalistes les uns que les autres. Et totalement mensongers, car j’ai du mal à imaginer un tel niveau d’incompétence en droit administratif chez le maire de Beaucaire, qui a été sans nul doute éclairé par son avocat sur le sens exact de cette non-décision et qui a exercé divers emplois dans le domaine de la COMMUNICATION, ou chez Florian Philippot, qui a fait l’ENA et donc connaît fort bien les arcanes du droit administratif et sait faire la différence entre une victoire et une retraite vers des positions établies à l’avance, ou enfin chez mon excellent confrère Gilbert Collard, qui fustige ces « associations en mal de pub judiciaire », sans qu’on sache s’il critique le principe ou défend un monopole.
J’ai interrogé via Twitter le maire de Beaucaire sur le point de savoir si l’abrogation de ces arrêtés que critiquaient ces associations n’étaient pas plutôt une capitulation face au communautarisme, et il a eu la gentillesse de me répondre, je cite : « Et ta sœur, elle capitule ? ». Le FN n’étant jamais aussi injurieux que quand il est pris en défaut, on dirait que j’ai mis le doigt dessus.
L’Extrême-droite a toujours présenté les partis politiques comme un ramassis de parasites de la chose publique et de nuisibles démagogues. Le FN quant à lui affirme à qui veut bien l’entendre, et même aux autres, qu’il est un parti comme les autres. Aujourd’hui, on réalise qu’il n’y a en fait nulle contradiction.