Procédure 2012/01 (2e partie)
Journal d'un avocat - Eolas, 6/02/2012
Mardi, 10 heures
Comme d’habitude, commence “l’environnement” du mis en cause dès le lendemain. On sait pour son frère mais on cherche à en savoir plus sur lui, dont le nom ne me parle pas : s’il travaille, où il vit, sa réputation au sein de la commune. C’est un homme discret, peut-être ayant un penchant vers l’alcool mais au final, les investigations ne nous apportent pas grand chose.
Une recherche auprès du fichier des permis de conduire nous informe qu’il est titulaire du permis A et B, et auprès du fichier des immatriculations qu’il a un Ford Transit de couleur blanche. On ne connaît pas son numéro de portable, on ne peut pas demander un bornage à son opérateur, pour savoir où était son téléphone à l’heure des faits. Ce sera pour la garde à vue. Dommage, ça peut être redoutable pour coincer quelqu’un, s’il a un téléphone portable. (Oui, ça existe encore des gens dépourvus de téléphones portables, j’en ai rencontrés)
Pour son employeur, il s’agit d’un gars sérieux sur qui l’on peut toujours compter. Il ne sait pas ce qu’il fait de ses week-ends et estime que ça ne le regarde pas. Il sait qu’il a pu avoir quelques soucis avec l’alcool mais cela n’a jamais eu de répercussions au sein de son entreprise. D’ailleurs, il est très vigilant sur ce problème-là : pas d’alcool dans son usine. Comme il s’agit d’un ami de l’unité, on peut lui faire confiance sur le fait qu’il n’informera pas M. Biiip de notre demande de renseignements, même si nous ne lui avons tout de même pas révélé la nature des accusations portées contre lui. (Ca aide d’avoir un bon réseau sur sa circonscription) Cela ne le regarde pas et est soumis au secret de l’enquête de toute façon.
A la mairie, on nous confirme son état-civil. Il réside sur la commune de Mordiou depuis des années et ne fait jamais parler de lui.
Au sein de la famille de Sylvia, il n’est ni bien, ni mal perçu. C’est un ami de Malcom, le père de Sylvia.
La BPDJ nous envoie le procès verbal de l’audition de Sylvia. Elle raconte l’agression avec guère plus de détails. Ce qui est embêtant, c’est qu’elle dit qu’elle est tombée dans un fossé en s’enfuyant, et qu’il lui a fait mal en lui attrapant le bras, mais elle n’a aucune trace de lésion visible sur le certificat médical. (Tiens, c’est tout de même curieux ça… Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de marque? Si elle s’est débattue, cela aurait pu laisser des marques…) Elle a pleuré à plusieurs reprises au cours de l’audition, c’est mentionné sur le PV.
Mais putain, il va falloir la jouer serrer quand on va l’avoir en garde à vue avec le peu que l’on a. S’il ne dit rien, on l’a dans l’os ! Même le certificat médical est vide.. (D’ailleurs quel tribunal irait condamner une personne sur la base de rien ? Un avocat ne manquerait pas de rentrer dans la brèche.. Le “penser juge” et le “penser avocat”, une démarche intellectuelle que j’ai toujours eu à l’esprit : Qu’a besoin d’un tribunal pour statuer correctement? Sur quel point un avocat attaquerait?)
Il faut que je rappelle le Proc’ pour le tenir informé de l’affaire. Ça va être rapide, vu le peu d”éléments que l’on a. J’espère qu’il est encore dans ses bons jours. (son ingérabilité, étant bien sûr proportionnelle à la qualité de la météo, de la douceur de son réveil, ou bien encore du sens dans lequel il s’est peigné ce matin)
Comme pour le premier compte-rendu, je m’équipe du matériel indispensable et applique la règle du PCD : papier, crayon, dossier. Je m’installe dans mon bureau pour être tranquille. Les collègues sont en train de glousser comme des oies dans la salle café. Et comme on a bien sûr des murs tellement insonorisés que le bruit passe à travers, j’entends tout. Je leur demande donc de baisser le volume de leur voix.
Je me saisis du téléphone et compose le numéro du procureur de permanence, que nous connaissons tous par cœur à force de le composer : 05 - 1664 -π-¾√17-. Ça sonne et je tombe sur l’excellentissime Vivaldi. Je n’en peux plus, de Vivaldi. Ah ça y est, 10 minutes d’attente ! C’est raisonnable.
— “Mes respects M. le Procureur (c’est ce qu’on appelle la politesse militaire), Maréchal des Logis-Chef TINOTINO de la brigade de Mordiou sur Armagnac, comment allez-vous?
— Comme un jeudi, veille de rendre la permanence. De bonne nouvelles, j’espère ?
— Je vous appelle pour vous tenir informé des suites de l’affaire Ixe. L’examen gynécologique n’a rien donné sur la jeune fille. Elle ne présente pas de traces de violences, sexuelles ou physiques. Le médecin fait quand même état d’une fragilité psychologique. Sinon, concernant les faits, on n’a pas plus d’éléments que ce qu’il y a dans sa déclaration. Sur place, rien ne peut être exploité. Quant à l’environnement d’André Biiip, il se poursuit. Son frère a été mis en cause dans des faits de nature similaire mais pas lui. En clair, on n’a rien. Que fait-on ? (Appel au secours de l’OPJ qui se dit qu’il a récupéré une affaire en bois qui va être difficile à gérer tellement les éléments sont absents)
— Je pense qu’il est temps de demander à monsieur Biiip de s’expliquer. Même en l’absence d’éléments vraiment probants, les faits sont trop graves pour que j’envisage un classement sans suite à ce stade.
— Audition libre ou garde à vue ?
— Garde à vue, je préfère qu’il puisse exercer son droit à être assisté d’un avocat, et je ne veux pas qu’il fasse des bêtises en apprenant qu’une plainte a été déposée. Vous serez prête quand ?
— J’envisage de placer André Biiip en garde à vue vendredi matin, le temps de boucler nos investigations, et aussi parce qu’on a d’autres dossiers en cours qui mobilisent des effectifs.
—Hmmm. Vendredi matin ? Vous ne pouvez pas plutôt en début de semaine prochaine ? Si je dois déférer, les collègues du siège vont râler… Bon, sinon, il faudra sans doute perquisitionner chez lui, et ça exige sa présence. Et en fin de course, assurez-vous que la jeune fille soit dispo pour une confrontation. On ne peut pas faire l’impasse là dessus. Vous lui expliquerez qu’elle peut être assistée d’un avocat pour cet acte. Et puis vous me tenez au courant, bien sûr…
— En début de semaine prochaine, ça risque de poser un problème en cas de confrontation pour Sylvia, qui a cours au collège.
— (*Soupir* Je vais encore me faire regarder de travers au Palais) Va pour vendredi. Envoyez-moi tout de suite un avis de convocation que je puisse demander le B1(Bulletin n°1 du casier judiciaire - NdA) de votre type”
— Je vous l’envoie par courriel. Bonne fin de journée M. le Procureur.
—Grmmblh.
Vendredi, 7h00
Ça y est, le jour J est arrivé, quatre jours après ! On a mis le paquet pour aller vite en essayant de ne rien oublier. Tout est prêt !
L’interpellation s’est passée sans histoire, au petit jour, à l’heure de l’ami Ricoré, ou peut-être un peu plus tôt. On est allé au domicile d’André à deux, nul besoin de sortir l’artillerie lourde ni de faire appel aux Golgoths pour ce genre d’individu ! Il est sept heures vingt, soit une heure vingt après le début de l’heure légale. J’aperçois de la lumière par les volets. Tiens, notre ami est réveillé ! Je frappe à la porte, mon collègue reste un peu en retrait en guise d’appui (On ne sait jamais : ne jamais penser au pire mais ne jamais l’ignorer non plus)
Toc toc toc.
— “Bonjour Monsieur, MDL/Chef Tinotino de la gendarmerie de Mordiou sur Armagnac, vous pouvez nous ouvrir ?
— J’arrive”.
J’entends la voix surprise d’un homme. Il nous ouvre la porte et nous fait rentrer. Il a la quarantaine passée. C’est un petit bonhomme, qui ne paye pas de mine. Il est déjà habillé car il se prépare pour partir au travail. Coup d’œil circulaire. Son intérieur est très propre (Peut-être un détail mais pour être déjà rentrée dans une maison qui ressemblait plus à une décharge qu’à une habitation, c’est important. On est content de respirer dans ces cas-là, pas dans l’autre où le stick Vicks® devient vite notre meilleur ami. Parfois, je me suis même dit que des bouteilles de plongée feraient bien l’affaire mais c’est un peu encombrant. Enfin, j’en rigole, mais n’est-ce pas là ce qu’on appelle la misère humaine?)
Il nous invite à nous asseoir dans sa cuisine ce qu’on accepte. Il a l’air interrogatif. Il se demande certainement ce que nous faisons là, surtout aux environs de sept heures.
Je lui explique le motif de notre visite en lui indiquant qu’une enquête est ouverte pour des faits d’agression sexuelle sur mineur de 15 ans pour lesquels il est mis en cause. A ce titre, il est placé en garde à vue à compter de (je regarde ma montre) 7h30. Heureusement qu’il est assis car je crois bien qu’il serait tombé à la renverse sinon. Il pâlit. Je le rassure en lui disant que cela ne veut pas dire qu’il est coupable des faits qui lui sont reprochés, mais que cette mesure est nécessaire afin qu’il puisse s’en expliquer.
— “Cela s’appelle une garde à vue Monsieur Biiip. Ce terme fait peur je le sais, mais ne vous inquiétez pas, cela va bien se passer. (Ben quoi? Oui, quand bien même c’est un suspect, je ne hurle pas, et je ne le traite pas comme un chien. C’est honteux n’est-ce pas !). Vous avez bien sûr des droits qui sont les suivants : droit de faire prévenir un proche ou votre employeur, droit de vous faire assister par un avocat, droit de vous faire visiter par un médecin et le droit de ne pas répondre à nos questions lors des auditions. Elle est d’une durée de 24 heures qui peut …”
— “Mais non, mais non, je n’ai rien fait moi” ! dit-il. On sent le stress le gagner.
— Attendez, écoutez moi. Calmez-vous M. Biiip. Donc cette mesure est de 24 heures renouvelables sur autorisation du Procureur de la République. Avez-vous bien compris vos droits?
— Oui mais…. Je ne veux prévenir personne. Je ne vois pas pourquoi je le ferais. Pour le médecin, ce n’est pas la peine, je ne suis pas malade. En revanche, je veux bien un avocat même si je n’ai rien à me reprocher. Par contre, je n’ai pas les moyens. Comment faire?
— Il y a une permanence d’avocats commis d’office. Ils interviennent lorsqu’on les contacte pour une garde à vue (enfin quand ils veulent bien, quand on peut les joindre, ou quand le remplaçant du remplaçant du remplaçant est joignable…Mais ça, cela dépend des barreaux et des personnes bien entendu)
— D’accord, je veux ça.
Je lui tends le formulaire de notification de droits afin qu’il le lise et signe (bien sûr dans la langue qu’il comprend, et là, pour le coup, en français). Je le laisse finir son café. Mon collègue prend ses effets personnels : cigarettes, portefeuille avec documents d’identité et un peu d’argent au cas où il ne voudrait profiter de nos délicieux, que dis-je, de nos succulents plats cuisinés (N’est-ce pas?). On ira lui chercher un sandwich s’il n’en veut pas. Allez, en voiture, direction la brigade. Nous fermons nous même à clef portes et fenêtres. André est peut-être parti pour longtemps. J’explique à M. Biiip que pour des raisons de sécurité, on le menotte le temps du trajet mais qu’elles lui seront retirées une fois arrivé à la brigade. Il est bien sûr abasourdi et semble ne pas trop bien prendre la mesure de la situation et coopère sans piper mot.
On arrive à la brigade sans encombre.
— “Max ! Tu appelles la permanence des avocats pour Monsieur Biiip, pendant que je rédige les messages et envoie le fax au parquet. Merci. Venez M. Biiip, asseyez-vous ici. Nous allons attendre l’arrivée de votre avocat pour vous interroger, c’est la loi. En attendant, vous allez me donner votre montre, votre ceinture, vos lacets et votre chaîne avec votre médaille de baptême, s’il vous plaît. Je vais la ranger avec votre fouille.
— Ma quoi ?
— Votre fouille. C’est cette grande enveloppe de papier Kraft. Vous voyez, il y a déjà votre portefeuille, vos clefs, vos cigarettes, et votre téléphone. Vous ne pouvez pas garder ces effets sur vous pendant votre garde à vue. Vous les récupérerez à l’issue ne vous inquiétez pas.
André s’exécute sans protester, puis va s’asseoir et attend. Il n’a pas fini, le pauvre.
Il est 8h15.