Procédure 2012/01 (4e partie)
Journal d'un avocat - Eolas, 13/02/2012
Nota : Cet épisode est narré du point de vue du gendarme, sauf l’épilogue. Néanmoins, le lecteur ayant accès partout, y compris aux tréfonds de l’âme des protagonistes (du moins pour celui des deux qui ne l’a pas vendu au diable), les pensées des intervenant seront colorées pour les distinguer. Celles du gendarme sont en bleu, et celle de votre serviteur, en vert avocat.
Vu du gendarme :
Ah, l’entretien est terminé, pile poil 30 minutes. Il a un chronomètre dans sa tête l’avocat (Note à moi-même, bien penser à faire attention aux heures car il semble être réglé comme une horloge)Je vais voir s’ils veulent un café. Il peut être bon de détendre l’atmosphère, sait-on jamais, ça peut mettre André Biiip en confiance si jamais il a des déclarations à me faire. Et comme j’ai envie de prendre ma dose quotidienne de caféine qui consiste à prendre à peu près tout ça de café lors d’une enquête judiciaire (EJ), cela tombe bien. Je leur propose. André acquiesce, pas Maître Eolas, qui me réclame un thé (Non, il ne peut pas faire comme tout le monde, il est avocat. Heureusement pour lui qu’il y a des buveurs de thé au sein de l’unité). Je leur apporte leurs boissons en bonne serviteuse.
— Vous avez des observations, Maître ?
— Uniquement celles sur l’accès au dossier ; je les rédigerai pendant l’audition pour gagner du temps.
—On peut commencer, alors ?
—Oui oui. À votre disposition. Merci pour le thé. (Berk. Du Lipton Yellow. Mais bon c’est mieux que rien).
André se tient sur sa chaise, l’air un peu paumé. Il n’est pas menotté. (Ce n’est pas une obligation, c’est fonction des circonstances de lieux et de personnes, sauf à considérer que tous les gardés à vue sont susceptibles d’être dangereux pour eux-mêmes ou pour autrui, ou susceptibles de prendre la fuite — art. 803 CPP)Son avocat s’assoit à côté de lui, et sort deux blocs. (Aurait-il peur de manquer de papier pour écrire…. Franchement, deux blocs ! A moins qu’il n’y en ait un qui serve à taper sur la tête de son client s’il sort une “connerie”…bref …) André commence à poser plein de questions, je le recadre. Je lui dis chaque chose en son temps. Son avocat pose sa main sur son bras pour lui dire de se taire. Ça doit bouillonner dans sa tête. Il n’a pas l’air de réaliser… Cela doit être une sensation étrange que de se retrouver dans cette position : là, assis sur une chaise, dans le bureau d’une brigade de gendarmerie, auditionné par des gendarmes, un avocat à côté de lui. Il a l’air perdu et ça se voit.
Il garde la même attitude depuis qu’on est allé le chercher, il nie. Cela arrive régulièrement de toute façon. J’ai rarement vu quelqu’un se jeter dans nos bras pour dire que oui, il avait fait quelque chose de mal, si tant est que ce soit le cas pour lui. Je le regarde et essaie de percevoir quelque chose chez lui qui me montre qu’il ne sent pas tranquille, qu’il a quelque chose à se reprocher, pas évident de distinguer le stress de la garde à vue de l’angoisse de celui qui se sait coupable ou de la peur de ce qu’il va se passer. En même temps, je pense au récit de Sylvia, son arrivée à la brigade, ses larmes et essaie de ne pas me laisser parasiter par cette pensée.
On commence par un petit ”curriculum vitae”. André a eu un parcours difficile et n’a pas vraiment d’attaches familiales hormis son frère, ce fameux frère que nous savons impliqué dans des faits similaires. Il l’ignore ou l’occulte car il ne nous en parle pas. Le climat est calme mais je ne le sens vraiment pas à l’aise. En même temps, il ne peut pas l’être, au regard des accusations portées sur lui. Il a le brevet des collèges, un CAP, pas le bac, le permis B et moto, pas de permis de chasse, il a fait son service militaire, n’a jamais été décoré, n’a pas d’autorisation de détenir une arme.
Bon, la grande identité, c’est fait. Passons aux faits.
Bloc note posé, bloc autocopiant pour les observations à la main. Je rédige mes observations sur l’accès au dossier en écoutant la grande identité, il peut y avoir des informations utiles. Gna gna gna Dayanan, gna gna gna vaste gamme d’intervention propre au conseil. Ah, voici les faits. C’est le moment d’être aux aguets.
— Consentez-vous à vous expliquer sur les faits qui vous sont reprochés ? (Tiens, il change de bloc ! Voilà donc l’explication…)
— Oui, mais je n’ai rien fait.
(Il a donc décidé de parler. À dieu vat. Car dire qu’on n’a rien fait c’est déjà faire une déclaration.)
Tac tac tac tac.
— Connaissez-vous Sylvia Ixe ?
(Ah, j’ai enfin le nom de la plaignante. Je note son nom.)
— Oui, c’est la fille de mon ami Malcolm. Qu’est-ce qu’elle vient faire là ?
(Devine, André. Je note : fille d’un ami. La plupart des crimes et délits sexuels ont lieu dans l’entourage de l’auteur.)
(Il n’a pas compris que c’est la plaignante, ou c’est un super comédien ? En tout cas, pour le moment, il est crédible dans ses dénégations)
Tac tac tac tac.
— Parlez-nous un peu d’elle.
— Ben je connais Malcolm depuis plus de 20 ans, il s’est marié avant moi avec une dame qui s’appelle Jeannine, ils ont eu un enfant, Sylvia, ils ont divorcé quand elle avait 7 ans. Jeannine s’est remariée depuis. Ses relations avec Malcolm sont difficiles. Je sers d’intermédiaire entre eux, parfois. Elle veut renouer avec son père mais lui en veut d’être parti. C’était une petite fille sage, mais maintenant, elle pique des crises de colère et a des problèmes à l’école.
Tac tac tac tac tac tac tac.
— Vous l’aimez bien ?
(Oh la question dangereuse ! Fais gaffe à ce que tu vas dire, André…)
— Oui, bien sûr. C’est la fille de mon pote, et je l’ai vue grandir. Pourquoi vous me parlez de Sylvia ?
(Bien répondu. Comme un innocent.)
— Monsieur Biiip, Sylvia Ixe a porté plainte contre vous pour des faits d’agression sexuelles commis lundi dernier vers 17 heures. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet?
— Quoi ?
(Il n’a pas vu le coup venir, et sa surprise semble sincère. Ou il n’a rien fait, mais alors pourquoi Sylvia l’accuse-t-elle alors qu’il lui sert de contact avec son père, ou il s’est passé quelque chose et lui ne réalise pas que c’était grave. Ah, si j’avais pu parler avec lui de Sylvia pendant l’entretien, au lieu de jouer à cache-cache avec les faits !)
— Je vous donne lecture de la plainte de Sylvia Ixe”
(Bingo. Note, note ! C’est ton seul accès au dossier)
“Le soir des faits, alors qu’elle rentre chez elle à pied, Sylvia s’est faite aborder par vous. Vous lui avez proposé de la raccompagner en voiture. Dans celle-ci, vous avez été particulièrement entreprenant avec elle, au point de la bloquer contre le siège passager en lui tenant les bras, lui caresser la poitrine par dessous son débardeur. Vous avez également descendu la main dans son pantalon pour lui caresser les parties génitales. Dans la panique et à force de se débattre, elle a réussi à s’échapper de votre emprise, et s’enfuir en courant pour rentrer à son domicile. Qu’en-dites-vous?
— Quoi ? Comment ? Mais pas du tout, c’est pas vrai !
— Je note : “Ce n’est pas vrai.” (tac tac tac tac tac tac tac) Y’aurait-il une raison pour que Sylvia raconte cela ?
(Attention, ça aussi, ça peut être piégeux. Je n’aime pas quand on demande à mon client pourquoi un autre dit cela. Qu’on demande à mon client ce qu’il a vu, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, d’accord. mais pourquoi Sylvia raconte ça, non. C’est à Sylvia qu’il faut le demander.)
— J’en sais rien, je ne comprends rien, vous êtes sure que c’est elle ?
— Vous vous doutez bien que j’ai vérifié son identité. Tenez, vous reconnaissez sa signature ?
— Euh oui…
— Vous est-il arrivé d’avoir des gestes équivoques auprès de Sylvia ? Des gestes qui auraient pu la choquer, ou être mal interprétés d’elle ?
— Ah ça non alors ! Je la connais depuis longtemps, donc de temps en temps, j’ai pu la prendre dans mes bras pour lui faire un câlin. Vous voyez, comme un adulte peut le faire à un enfant qu’il aime bien. Mais sinon rien d’autre.
(Mon gars, ton “câlin comme un adulte peut le faire à un enfant”, tu risques d’en entendre parler si tu es poursuivi pour agression sexuelle. Tu vas découvrir que ta phrase innocente, on peut lui trouver un sens pas innocent du tout).
En fait, il ne semble pas comprendre pas ce qui lui arrive. Il ne réalise visiblement pas. Il nie, se justifie, se rebelle contre cette mesure qu’il estime arbitraire. Pourquoi? répète t-il.. Il n’a rien fait, pourquoi se trouve-t-il là ? Il n’arrête pas de ressasser sans cesse la même chose. Il ne sait pas de quoi je lui parle, enfin, semble t-il… Je lui dis que c’est ce qu’a dit Sylvia, et que je ne vois pas l’intérêt pour elle de mentir, enfin à moins que…. Lui non plus d’ailleurs, admet qu’il ne voit pas l’intérêt (Non mais André, tu te rends compte de ce qu’on te fait dire ? Ça peut se lire comme des aveux, ça !), mais il persiste dans ses dénégations. Difficile de savoir ce qu’il en est réellement, car autant j’ai pu voir des personnes finalement mises hors de cause nier et c’était donc justifié, autant j’ai pu en voir certaines qui niaient jusqu’à l’évidence alors qu’elles étaient bien impliquées dans les faits reprochés. De manière générale, c’est plus facile de nier que de reconnaître ce qu’on a fait, surtout quand on pense aux conséquences que cela peut avoir. Il paraît si sûr de lui qu’on pourrait penser qu’il est de bonne foi. D’ailleurs l’est-il ? ou pas ? La nature humaine est ainsi faite qu’il n’existe aucun appareil à même de percer les pensées profondes d’une personne…Il répond à mes questions, presque machinalement, se dédouanant de toute responsabilité dans les faits dénoncés par Sylvia. ll stresse de plus en plus et commence à se demander s’il va aller en prison.
Son avocat écoute patiemment, et prend beaucoup de notes. Il est là sur sa chaise l’air mystérieux, tel le sphynx surveillant ses pyramides. Je le vois faire la grimace de temps à autre lorsque je pose certaines questions mais il n’intervient pas. Je ne comprends pas bien l’objet de ses mimiques, il n’y a aucun piège dans mes questions. Enfin bref, c’est un avocat, il est là pour assister son client. Je me demande bien ce à quoi il peut penser.
J’écoute André nous parler de Sylvia, des rapports cordiaux et amicaux qu’il entretient avec elle, le fait qu’il s’agisse d’une gamine en difficulté qu’il aide ; son rôle entre son père et elle. Il éprouve beaucoup d’affection pour elle, c’est très perceptible. Il ne peut rien dire sur les faits, ne sachant quoi répondre à de telles accusations, qu’il déclare mensongères.
— Mais Madame, c’est vraiment Sylvia qui m’a accusé de son agression?
— Oui, M. Biiip.
Il est intriguant ce monsieur… Son innocence affichée, c’est du lard ou du cochon? Pffff, on n’avance à rien dans l’audition pensè-je intérieurement.
— M. Biiip, Maître, on va mettre fin à l’audition afin de faire une pause si cela vous convient. Cela vous permettra éventuellement de vous restaurer, boire un verre d’eau ou fumer. Je vais d’ores et déjà imprimer le début de l’audition afin que vous relisiez et signiez sur chaque feuillet.
— D’accord.
— J’envisage ensuite de reprendre l’audition dans environ 2h voire 2h30 Maître, ce qui nous laissera le temps d’aller faire la perquisition, le technicien en identification criminelle (nos experts à nous) étant arrivé. A la reprise de l’audition, je vous donnerai communication du procès-verbal de perquisition, mais c’est la seule pièce à laquelle je vous donnerais accès. (Faisons lui une fleur, jusqu’à présent, il a été correct. De plus, c’est une chose qui risque de devenir la pratique usuelle en raison de la CEDH. Foutu législateur qui nous met face à des situations kafkaïennes… Un peu de cohérence bon sang ! De toute façon, ça ne gênera en rien la suite de la procédure..)
— Merci, Chef. J’apprécie. Vraiment. (C’est vraiment sympa de sa part ; même si je suis prêt à parier que la perquisition ne donnera rien. Ce dossier pue, mais pour le moment je ronge mon frein, je ne peux rien faire. En tout cas, ils n’ont pas beaucoup de billes dans ce dossier. Sauf coup de théâtre, il y a vraiment de quoi plaider la relaxe. Je sens que je vais avoir droit à une confrontation demain.) Ça nous fait donc 14h15-14h45. Parfait. (Je vais pouvoir aller déjeuner et répondre aux messages que ma secrétaire m’envoie par SMS)
Enfin, je vais pouvoir en profiter pour souffler un peu et fumer aussi. La cigarette est la bienvenue tant pour moi que pour lui je pense)
Premier moment de repos où je discute avec André, tous deux cigarettes au bec, au fumoir de la brigade. (Et oh miracle, il ne s’est pas évadé alors qu’il n’était pas menotté… Enfin, on était deux quand même autour de lui par prudence) On parle de sa famille, de son travail. Il continue à dire qu’il ne comprend pas la situation. Je lui dis qu’on verra ça lors de l’audition. Sa cigarette terminée, je le raccompagne à sa chaise. Je demande à Max de rester avec lui pour le surveiller au cas où.
Les perquisitions effectuées à son domicile et dans son Ford Transit n’apportent rien de plus à l’enquête. Le TIC fait quand même des prélèvements dans le véhicule aux fins d’analyse ADN, après tout, on ne sait jamais même si André est aussi maniaque dans celui-ci que dans sa maison. Cela lui fait bizarre que des personnes extérieures fouillent chez lui, ce qui est compréhensible. Auparavant, je lui avais expliqué les raisons de cet acte, ce qu’il avait parfaitement compris. Et puis, après tout, comme il m’avait dit, il n’avait rien à se reprocher donc rien à cacher.(Alors ça c’est une petite phrase que j’ai déjà entendue de la bouche de mis en cause qui détenaient pourtant des objets délictueux à leur domicile..)
La perquisition terminée, nous retournons à l’unité. Il est 13h30, ce qui nous laisse le temps de déjeuner. Un enquêteur affamé devient vite grognon. Et puis, il y a aussi André qui doit se restaurer. On met en place un roulement afin qu’André ne reste pas seul sans surveillance à déjeuner. Quand on peut, on essaie d’éviter de mettre en cellule, mais ce n’est pas toujours évident en raison de l’effectif, ou de la personne.
Mais non, André ne peut rien avaler, une boule à l’estomac l’en empêche. Il nous a pourtant demandé s’il était possible d’avoir un sandwich plutôt qu’un plat cuisiné, mais ça ne passe pas. Il n’est pas rassuré. ll n’a pourtant rien à se reprocher selon lui. Nous reprenons l’audition à 15 heures en présence de Maître Eolas qui est arrivé à 14h45 lequel est résolument très ponctuel. Il s’agit dans un premier temps d’entendre André sur la perquisition effectuée à son domicile et dans son véhicule. Il ne voit pas grand chose à dire, surtout parce qu’on n’a rien trouvé de particulier… Il a pris acte que des prélèvements avaient été effectués dans son Transit par le TIC aux fins d’analyse ADN, notamment la housse de siège passager. Il signe le carton de scellé. Son avocat lui, ne dit toujours rien. Il doit se faire sacrément violence pour se taire. Un avocat muet, rendez-vous compte… André n’en rajoute pas plus sur les faits. Je décide donc de mettre fin à l’audition en indiquant à l’avocat que nous reprendrons aux environs de 18 heures. Sur le temps de repos, j’en profite pour effectuer les formalités anthropométriques, c’est-à-dire le prendre en photo et lui relever les empreintes. Par ailleurs, l’agression sexuelle sur mineur de 15 ans rentrant dans la liste des infractions développées dans l’article 706-55 du CPP, je procède au prélèvement ADN car il est considéré comme suspect. (ce qui fait qu’il peut très bien ne jamais être condamné tout en étant fiché…) A l’issue, on s’accorde un petit temps de pause durant laquelle André fume sa cigarette avec nous dehors. Il se voit également offrir un café. On essaie de détendre l’atmosphère mais il est tout de même un peu stressé. Puis vient le moment de reprendre les choses sérieuses, voir s’il a d’autres choses à déclarer.
Maître Eolas revient donc, encore une fois à l’heure. (Au moins une chose qui ne change pas, quel bonheur d’avoir quelqu’un de ponctuel et réglo sur les heures même si je conçois bien qu’il peut aussi avoir des impératifs propre à son métier) L’audition débute comme la première, toujours rien de neuf à apporter. Puis, alors que j’allais cloturer l’audition, soudain, André ajoute que cette histoire ne peut être possible car il se souvient qu’à l’heure des faits, il ne pouvait pas se trouver là où Sylvia le prétend puisqu’il était ailleurs, parti faire des courses dans une grande surface à Sainte-Rachida-En-Louboutin. Il a gardé son ticket de caisse, et y a croisé un ami. Bon, enfin, un élément vérifiable !
(Qu’est-ce que c’est que cette histoire de supermarché ? Il ne m’en a pas parlé lors de l’entretien ? André, André, j’espère que tu sais ce que tu fais, parce que ça, ils vont le vérifier, et si c’est faux, tu vas avoir du mal à l’expliquer, même si tu n’as rien fait. Déjà que sortir ça de ton chapeau après 2 auditions, ça va faire téléphoné. On est bon pour la prolongation, là).
Mais pourquoi ne l’a t-il pas dit plus tôt ? Il se fiche de moi ou bien? Ou alors c’est le stress qui lui fait oublier les choses, je ne sais pas.. En tout état de cause, il est là depuis ce matin et il ne sort ça que maintenant, alors que le magasin en question est fermé. Quelle perte de temps !
Je note précisément ses déclarations au procès verbal et détaille donc toutes ses explications. J’espère que ce n’est pas une manière de nous faire tourner en rond. De plus, où se trouve ce fameux ticket de caisse? Et cet ami, qui est-il? Il me donne finalement l’identité et les coordonnées de celui-ci afin qu’on puisse l’entendre et vérifier ses dires. C’est bien ma veine, voilà qui n’était pas prévu ! Bon, organisons-nous ! D’abord, on met fin à l’audition. Question rituelle :
—Avez vous des questions, Maître ?
— Pas de question.
(Je ne sais rien de cette histoire de supermarché, si ça va tenir la route, ou si c’est un bobard qui lui est venu dans la panique en croyant qu’en donnant un simple indice de son innocence, ça lui permettra de rentrer chez lui. Ça ne marche pas comme ça, André. Dans le doute, tant que je n’en sais pas plus, je ne vais pas le faire s’enferrer dans son mensonge. Règle d’or chez les avocats : ne jamais poser une question dont on ne connait pas la réponse. Mais si c’est vrai, alors ou bien Sylvia s’est grossièrement trompée, ou alors, c’est une menteuse. Quand a-t-elle déposé plainte ? Voyons mes notes, l’OPJ l’a dit quand elle a lu la plainte. Ah. Voilà. C’est lundi à 20h00, à la BPDJ. Donc 2 heures après les faits. Non, elle ne peut pas se tromper sur l’horaire. Donc soit André ment, soit Sylvia. Et là, il y a un moyen de vérifier l’histoire d’André.)
Une journée de garde à vue et on a juste une piste pour un alibi. Il va falloir qu’on fasse le point. Il est assez déstabilisant, et je ne le sens pas tranquille. Est-ce le stress qui le rend ainsi ou a-t-il quelque chose à se reprocher? D’un autre côté, il dit qu’il était au supermarché. Peut-être, c’est à vérifier car il essaie peut-être de nous enfumer, ou alors c’est le fait d’être en garde à vue qui le rend si peu sûr de lui.
De toute façon, vu l’heure, on ne saura que demain maintenant.
Il est tard, environ 21 heures 00. Cela fait 13 heures 30 qu’André se trouve avec nous. Son avocat rentre chez lui, je lui dis que je l’appellerai dès qu’on sera fixé sur l’heure d’audition, une fois qu’on aura vérifié ces éléments nouveaux. J’explique à André qu’on fera les vérifications demain. Il va devoir passer la nuit en cellule. Je demande à Max de procéder à la fouille sûreté afin qu’il ne puisse pas porter atteinte à son intégrité au cours de la nuit, c’est-à-dire, lui retirer ce qui est susceptible de représenter un danger : lacets, ceintures, briquet, cravate…. C’est un acte intrusif mais nécessaire tant on ne sait pas ce qu’il peut se tramer dans la tête d’un gardé à vue en cellule. Il est difficile de définir si quelqu’un peut ou non porter atteinte à sa vie. Il n’y a pas de vidéosurveillance dans nos cellules donc s’il arrive une tuile, personne ne peut le voir immédiatement. (Ca me fait penser qu’un simple oubli de briquet a failli provoquer la mort d’un homme qui avait eu l’excellente idée de vouloir mettre le feu dans sa cellule. Ce n’est que lors de la ronde, en voyant la fumée dans le couloir, que le gendarme a pu ouvrir la porte pour secourir l’intéressé quelque peu pyromane. Il ne s’agit pas de faire d’un cas une généralité mais personne n’a encore réussi à se procurer la boule de cristal qui leur dirait qui est à risque, qui ne l’est pas, le Père Noël non plus n’en a pas. Aussi, quand on pense aux désagréments disciplinaires ou pénaux que ce genre d’incidents peut engendrer, il vaut mieux ouvrir son parapluie, sortir son paratonnerre et anticiper, l’OPJ étant responsable de “son” gardé à vue du début à la fin de la garde à vue. Peut-être que s’il n’y avait pas cette notion de sanction, la pratique changerait mais je doute que cela arrive puisque c’est dans l’air du temps de trouver chaque fois un responsable à une situation donnée quand bien même elle était imprévisible.) André n’est pas forcément ravi mais il se prête à l’exercice sans rechigner. Après tout, il ne s’agit pas non plus de le mettre à nu. Par ailleurs, je lui explique les raisons de cette fouille, notamment eu égard à la responsabilité qui m’incombe en cas d’incident. Il le comprend même si en ce qui le concerne, il n’envisage pas d’avoir un comportement irraisonné. (Ce n’est malheureusement pas parce qu’il le dit qu’il en sera ainsi..sic)
— Je vous laisse M. Biiip. Essayez de dormir un peu et de réfléchir à ce qui s’est dit aujourd’hui. Peut-être que des choses vous reviendront encore…
— D’accord. Oui oui je vais essayer de dormir….
Il faut que je recontacte le Proc pour l’avertir des derniers éléments. Je l’ai déjà eu en début d’après-midi mais là je crois que ça sent la prolongation. Il faut qu’on puisse vérifier ses dires avant de le remettre en liberté.
— Monsieur le Procureur bonsoir, désolée de vous déranger à cette heure tardive, c’est le MDL/Chef Tinotino concernant la garde à vue d’André Biiip.
— Bonsoir, Chef. Alors, quoi de neuf ?
— On a avancé un peu depuis ce midi mais il va falloir qu’on fasse des vérifications. En effet, il dit qu’il se trouvait au supermarché au moment des faits. Il y a d’ailleurs croisé un ami. Je ne sais s’il dit la vérité mais cela mérite qu’on s’y attarde, après tout, on ne sait jamais. En plus, comme il y a des caméras dans le magasin, on saura très vite s’il ment. Pouvez-vous nous accorder une prolongation pour que l’on puisse le garder le temps que ce soit fait?
— Oui, pas de problème pour la prolongation, elle s’impose pour ces investigations à faire, afin qu’il ne fasse pas pression sur ce témoin potentiel ; en outre, je pense toujours le faire déférer devant moi. Donc la prolongation sera motivée par les 2° et 4° de l’article 62-2 du CPP… Je vous enverrai l’autorisation écrite par fax pour que vous l’ayez à 7 heures au plus tard. Bon, sinon, le casier de votre gus porte trace de deux condamnations pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique. Il était peut-être alcoolisé au moment du passage à l’acte (comme souvent). Si ça se trouve, il ne se rappelle de rien. Interrogez-le sur sa consommation d’alcool de lundi. Est-ce qu’il y a eu pénétration digitale?
— Non, non, comme je vous l’ai dit.
— La jeune fille a t-elle été vue par un gynéco?
— Oui, d’ailleurs, le certificat médical ne fait état d’aucune trace.
— Ah…. Pas de traces…Bon, elle s’est vraiment débattue ?
— En tout cas, c’est ce qu’elle dit… Pas pas de lésions visibles, ni défensives ni autres.
— Ok… Voyez donc avec le magasin si on peut avoir trace de la présence de notre agresseur au supermarché, et entendez le copain, bien sûr. La camionnette a été retrouvée?
— Elle était stationnée dans la cour, devant son domicile.
— Ok, alors demandez aussi au TIC de faire des prélèvements dans la camionnette.
— C’est déjà fait. Il est venu lorsque nous sommes allés faire la perquisition. Malheureusement, ça n’a rien donné : ni la perquisition dans le domicile, ni dans le véhicule..
— Ce qui serait bien, dans l’éventualité d’une ouverture d’info, ce serait que vous me fassiez parvenir les auditions des différents protagonistes par courriel, histoire que je me fasse une idée plus précise. Et essayez également de faire venir l’association de contrôle judiciaire pour une POP (permanence d’orientation pénale, autrement appelée enquête sociale rapide : article 41 § 6 du CPP) sur le temps de la garde à vue. Mon adresse électronique est Sith.Gascogne@DeathStar.Justice.gouv.fr
— Pas de problèmes pour le mail, je vous fais ça rapidement et pour la POP , on s’organisera (pffff la dernière fois, ça a été un capharnaüm pas possible pour organiser ça..)
— Sinon, il me faudra une expertise psy du gazier, si vous arrivez à trouver un psychiatre qui accepte sur le temps de la garde à vue.
— Pour l’expertise psy, cela risque d’être difficile. Les psys ne se déplacent pas. C’est à nous de leur emmener la personne.. En plus, compte-tenu des délais de route, 40 minutes pour y aller, 40 pour revenir, ajoutés au temps que dure l’expertise, cela risque de faire short.. Enfin, on avisera… (Ca c’est encore un truc bien fait pour ceux qui oeuvrent en zone urbaine, mais les autres hein?)
— Vous me tenez au courant. Merci… Ah, excusez-moi, on m’appelle sur le portable. A plus tard.
— Très bien M. le Procureur, merci, bonne soirée.
— Grmmmblh.
Allez, bonne nuit les gars ! Max, n’oublie pas les rondes pour vérifier qu’il va bien !
Dans sa cellule, André cogite. Max jette un œil régulièrement dans la cellule. André est calme mais ne trouve pas le sommeil. Il n’arrive pas à se faire à l’idée de dormir dans ce petit espace, sur ce lit de béton avec un mince matelas de mousse et des chiottes à la turque. “Au moins, c’est propre”, essaie-t-il de plaisanter. Même célibataire, il a toujours veillé à garder sa maison propre, pour qu’on ne le prive pas du droit de recevoir ses enfants. Au fils des ans, c’est devenu une habitude, puis une manie. Il repense à cette journée, son interpellation. Il n’aurait jamais imaginé devoir dormir dans une cellule un jour. Dire que ce matin encore, il était chez lui tranquillement à se préparer pour aller travailler …. Son avocat lui a fait peur en lui disant qu’il pouvait sans doute ne pas revenir vite chez lui, et aller en prison. Et si jamais, c’était vrai ? Et si demain il dormait en prison? Il s’inquiète, tourne et vire sur ce “lit” qui lui est inconfortable. Il se dit qu’au moins les enquêteurs sont corrects avec lui même s’il aimerait mieux qu’ils soient convaincus entièrement de son innocence parce qu’il l’est. Il passe ainsi la moitié de la nuit à se ronger de questionnements divers sur la raison des accusations de Sylvia en se remémorant toutefois les bons moments qu’il a pu passer avec elle et son père. La fatigue finit néanmoins par le gagner et il s’endort.
Il est 1h00 du matin.