De l’entreprise à l’art, et inversement
le blog dalloz - bley, 30/11/2011
Ces dernières années, l’entreprise s’est beaucoup nourrie du monde de l’art : dans un contexte de crise, les publicitaires ont largement invité ou copié les créateurs contemporains afin de donner ce « petit supplément d’âme » auquel l’art est souvent réduit.
Par ailleurs, « l’art des traders » (Jean Clair) a fait s’envoler les prix des artistes les plus cotés, rapprochant toujours plus certaines œuvres de valeurs purement spéculatives.
En retour, les entreprises critiques ne se sont jamais aussi bien portées. Celles-ci visent, selon l’expression de Iain Baxter, à « réinventer l’entreprise et s’inventer comme entreprise ». Leur postulat est celui de la prééminence de cette forme dans la vie contemporaine et de la réponse que doit apporter l’art en retour. Ces entreprises sont le plus souvent railleuses (Ouest Lumière) ou simplement ironiques (Zebra 3). Certaines fonctionnent réellement comme des entreprises et sont enregistrées sous une forme sociale, d’autres « jouent » seulement à contrefaire l’entreprise et ses travers afin de les dénoncer (campagnes marketing volontairement ridicules, par exemple). Leur diversité est à l’image, finalement, de la constellation de formes sociales qui existent dans notre droit des sociétés, et qu’il est bien difficile de classer.
Contredisant le propos de Xavier Hascher, qui affirme, dans Du droit à l’art (L’Harmattan, 2011), que le premier n’a de présence dans le second qu’anecdotique, une question est désormais incontournable pour une réflexion qui se veut (réellement) actualisée sur ce couple mal assorti. Les entreprises critiques, certainement à leur insu, ont sans doute contribué à lui donner corps (nombreuses, elles existent et produisent depuis quarante ans) : il s’agit de savoir sous quelle forme juridique exercer une activité artistique.
Et cela pour les artistes et pour les institutions qui les exposent ou les soutiennent (musées et centres d’art, au premier chef).
Les juristes sont focalisés sur des créateurs individuels et la figure romantique, bien que déboulonnée, notamment par Thomas Paris (Le droit d’auteur : l’idéologie et le système, PUF, 2002), continue d’irriguer leur imaginaire. Pendant ce temps, l’usage de nouvelles techniques exige des artistes qu’ils payent des informaticiens, qu’ils s’accordent avec des ingénieurs, éventuellement qu’ils fassent des devis et mettent en œuvre des stratégies de bâtiments et travaux publics pour des œuvres énormes. Tout cela se fait généralement dans un flou qui les inquiète beaucoup. Par ailleurs, l’évènementiel culturel était également une zone grise, désormais un peu éclairée par le Conseil d’État pour ce qui concerne les délégations de service public (CE, sect., 6 avr. 2007, Commune d’Aix-en-Provence, concernant le festival d’art lyrique).
De l’autre côté, les directions des musées sont divisées : quelle est la forme la plus adaptée à leur activité de promotion de l’art ? Complètement saugrenue il y a quelques années, cette interrogation est aujourd’hui incontournable et souvent indissociable de la réflexion sur la structure elle-même. En cause, le changement de la structure du financement : l’État se désengage, le mécénat augmente, par des voies traditionnelles (soutien financier aux expositions), mais aussi nouvelles (privatisations des espaces pour des colloques, pour des défilés de haute couture, pour des bals… tout est possible). Mais ces nouvelles rentrées ne suffisent pas : les musées – et globalement toutes les institutions culturelles y pensent – tentent de trouver de nouvelles sources de financement. Parfois avec grand succès : la souscription pour les Trois Grâces de Cranach émise par le Louvre a rassemblé petits et gros budgets et permis d’acquérir la toile, via un site internet dédié à l’opération. Concrètement, des musées réfléchissent par exemple à la valorisation des espaces vacants : l’installation d’un restaurant est très rentable (bien que sa mise en place ait nécessité un siècle et demi de réflexion, il est probant que celui de l’Opéra de Paris ait ouvert cette année). Ainsi, le Palais de Tokyo abandonne sa forme associative pour devenir en 2012 une société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) et cherche un partenaire pour son restaurant.
Si les publicistes sont en avance sur leurs collègues privatistes, forcés qu’ils sont de répondre aux difficiles questions des administrateurs et des gestionnaires, les juristes en propriété intellectuelle feraient tout aussi bien d’examiner ces thématiques de plus près : les échanges entre l’entreprise et l’art ne font que commencer.
Camille Dorignon
Juriste en propriété intellectuelle