Une remise en cause par la CJUE du système de filtrage des FAI
le blog dalloz - bley, 13/12/2011
Le surprenant arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 24 novembre 2011 remet indéniablement en cause les mesures techniques de filtrage des fournisseurs d’accès à internet (FAI) désormais établis à travers le monde.
En principe, lorsque des atteintes aux droits de propriété intellectuelle, notamment le téléchargement illégal, sont commises sur des sites internet ou des services de communication en ligne, les titulaires de droits ou les victimes agissent souvent sur le terrain judiciaire en tentant d’ordonner le retrait des contenus litigieux ou le blocage du site.
Ces sites ou ces services de communication en ligne sont rendus inaccessibles par la même mesure technique : le filtrage par les FAI.
En France, depuis l’affaire AAARGH en 2005, en passant par les affaires Stanjames en 2010, 5dimes en 2011 ou encore Copwatch en octobre 2011, le filtrage le plus communément utilisé et ordonné dans les décisions judiciaires est celui du filtrage des fournisseurs d’accès à internet.
Aux États-Unis dans les affaires In our sites en 2010 et Protect our children en 2011, ou dans les pays arabes lors des révolutions du « Printemps arabe », le moyen le plus souvent utilisés (et validé par la jurisprudence) est également celui du filtrage par FAI.
Ainsi, la Cour de justice de l’Union européenne a infirmé, le 24 novembre 2011, la décision de première instance et inversé les mesures techniques de filtrage des fournisseurs d’accès à internet établis par de nombreux pays.
Pour mémoire, le litige opposait Scarlet, un fournisseur d’accès à internet, à la société de gestion belge (SABAM) chargée d’autoriser l’utilisation, par des tiers, des œuvres musicales des auteurs, des compositeurs et des éditeurs.
La SABAM avait constaté l’existence d’atteintes au droit d’auteur sur des œuvres musicales appartenant à son répertoire et faisait grief à certains internautes d’utiliser les services du FAI pour télécharger, sans autorisation et sans acquitter de droits, des œuvres reprises dans son catalogue au moyen de réseaux peer to peer.
Afin de faire cesser ces atteintes aux droits d’auteurs, la SABAM a enjoint la société Scarlet en qualité de FAI de prendre des mesures de filtrage et de blocage du site.
Dans la décision du 29 juin 2007, rendue par le tribunal de première instance de Bruxelles, la Cour a ordonné au fournisseur d’accès scarlet d’installer un système de filtrage pour surveiller les téléchargements illégaux et bloquer l’échange des fichiers.
La société Scarlet a interjeté appel de cette décision devant la cour d’appel de Bruxelles. Selon elle, la mise en place d’un système de filtrage portait atteinte aux dispositions de l’Union sur la protection des données à caractère personnel et sur le secret des communications, puisqu’elle estimait notamment que le traitement des adresses IP relevait de la législation sur les données personnelles.
La juridiction de renvoi a ainsi sursis à statuer et décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne : une injonction faite à un fournisseur d’accès à internet de mettre en place un système de filtrage s’oppose-t-elle, au regard des exigences résultant de la protection des droits fondamentaux, aux directives :
- 2000/31/CE du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique ») ;
- 2001/29/CE du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ;
- 2004/48/CE du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle ;
- 95/46/CE du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données ;
- 2002/58/CE du 12 juillet 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive vie privée et communications électroniques).
Dans cet arrêt la Cour a constaté que l’injonction de mettre en place le système de filtrage litigieux ne respecte pas l’exigence d’assurer un juste équilibre entre, d’une part, la protection du droit de propriété intellectuelle, dont jouissent les titulaires de droits d’auteur et, d’autre part, celle de la liberté d’entreprise dont bénéficient les opérateurs tels que les FAI.
Selon elle, les effets de cette injonction ne se limiteraient pas au FAI concerné, le système de filtrage litigieux porterait également atteinte aux droits fondamentaux des clients de ce FAI, à savoir à leur droit à la protection des données à caractère personnel ainsi qu’à leur liberté de recevoir ou de communiquer des informations (Charte UE, art. 8 et 11).
En effet, le système de filtrage litigieux impliquerait une analyse systématique de tous les contenus ainsi que la collecte et l’identification des adresses IP des utilisateurs qui sont à l’origine de l’envoi des contenus illicites sur le réseau, ces adresses étant des données protégées à caractère personnel, car elles permettent l’identification précise de ces utilisateurs.
D’autre part, « ladite injonction risquerait de porter atteinte à la liberté d’information puisque ce système risquerait de ne pas suffisamment distinguer entre un contenu illicite et un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite ».
En conséquence, la Cour affirme que les directives 2000/31, 2001/29, 2004/48, 95/46 et 2002/58, lues ensemble et interprétées au regard des exigences résultant de la protection des droits fondamentaux applicables, s’opposent à une injonction faite à un FAI de mettre en place le système de filtrage litigieux.
Nous pouvons nous interroger sur les conséquences pratiques de cette décision qui va compliquer les procédures visant à réprimer les atteintes aux droits d’auteur des ayants droit.
En attendant la confirmation de la position de la Cour de justice, si celle-ci ne reconnaît plus à l’avenir le filtrage des FAI dans le cadre du téléchargement illégal, les ayants droit devront rechercher d’autres outils pour faire respecter leurs droits comme le filtrage par les bureaux d’enregistrement des noms de domaines ou encore la suppression des fichiers litigieux à la source (système allemand).
Antoine Chéron
Avocat à la cour