Des négationnismes, de la liberté d’expression et de l’ordre public symbolique. À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012.
Le blog Dalloz - bley, 1/03/2012
D’où parle-t-on ? Cette question traditionnelle d’éthique de la discussion publique devrait obliger le juriste qui envisage la question du traitement juridique des discours négationnistes à expliciter initialement son opinion politique sur le sujet. C’est qu’en effet les analyses doctrinales auxquelles se prête cette question sont, presque toujours, affectées par un jugement politique non explicité mais favorable ou hostile à ce type de législations. Autant dire d’emblée que nous avons pour notre part une prévention personnelle pour les polices des discours liés à des événements historiques. Mais que cette prévention ne nous interdit ni d’essayer de comprendre pourquoi la France peut être particulièrement réceptive à ce type de législations ni pourquoi le Conseil constitutionnel disposait et dispose toujours d’une liberté quasi absolue, soit pour se les approprier, soit pour les annihiler, soit pour s’approprier certaines mais pas d’autres.
Considérons la prévention politique formée à titre personnel contre ce type de législations. Pour constater par exemple que si cette prévention est partagée par d’autres, ce n’est pas nécessairement pour les mêmes raisons. Deux arguments sont communément éprouvés contre ce genre de législations. Le premier consiste dans l’idée qu’elles sont contraires à la liberté d’expression. Le deuxième argument veut qu’il n’appartienne pas à « l’État » « d’écrire l’Histoire ». Les deux arguments se rejoignent pour conclure que ce type de législations ou bien est une immixtion de l’État dans la liberté intellectuelle des historiens ou bien constitue un risque de cette nature. Or, pour être tout à fait honnête, aucun de ces arguments n’est « imparable ». Le premier argument est circulaire puisque, d’une certaine manière, sa prémisse (« l’incrimination des discours négationnistes est contraire à la liberté d’expression ») est en même temps sa conclusion (« l’incrimination des discours négationnistes est contraire à la liberté d’expression »). Le deuxième argument est brumeux puisqu’il entretient une double confusion entre l’« État » et le « gouvernement », d’une part, et entre « écrire l’Histoire », « écrire un roman national » ou « former une mémoire collective », d’autre part. Or, selon la combinaison que l’on fait de ces différentes catégories intellectuelles et politiques, l’on n’a pas la même perception des polices des discours liés à des événements historiques.
Il reste que l’argument tiré « subsidiairement » de la liberté intellectuelle des historiens est lui-même relativisé, en particulier, par les « polices intellectuelles » qui traversent le champ des historiens universitaires. Comme il vaut mieux toujours préciser les choses dans des débats et des polémiques réputés « explosifs », précisons que l’expression « polices intellectuelles » – qui est convenue en sociologie et est en résonance avec l’étude des habitus [universitaires] par Pierre Bourdieu, ses héritiers ou d’autres – n’a ici aucune connotation négative. Si besoin est, précisons encore que la question de savoir si ces polices sont « bonnes » (en tant qu’elles garantissent une commune exigence épistémologique) ou « mauvaises » (en tant qu’elles sont travaillées par des idéologies, des croyances et des paradigmes d’autant plus prégnants que nous ne sommes pas en présence d’une science « dure ») n’est pas le problème ici. Et la controverse (pour les uns « historiographique », pour les autres « idéologique ») née d’Aristote au mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne de Sylvain Gouguenheim n’est ni la première ni la dernière du genre parmi les historiens français : quel historien français ne se souvient de la controverse initiée par Charles Seignobos ou des raisons pour lesquelles Hippolyte Taine s’est plutôt distingué aux Beaux-Arts, à Saint-Cyr ou à Oxford plutôt qu’à la Sorbonne ?
Pour ce qui nous concerne donc, la prévention à l’égard des polices des discours liés à des événements historiques repose simplement sur cette idée que ces polices ne servent à rien de concret. Parce que les croyances des individus ne disparaissent pas magiquement du simple fait qu’il existe un interdit légal. Ce sont d’autres facteurs qui sont déterminants en la matière (il n’est pas possible de développer cette question dans les limites d’une note). Parce que le risque performatif attaché aux discours négationnistes n’est pas annihilé par ce type de législation. Oh, bien sûr, nous voyons bien que cet argument ne « tient » pas tout à fait la route dans une discussion serrée sur le conséquentialisme législatif ; mais nous le revendiquons et le préférons dans une discussion « pour » ou « contre » les législations non permissives des discours négationnistes dont nous savons qu’elle est… axiomatique et aporétique. Et nous pouvons même concéder que cette préférence est elle-même déterminée par une prévention tendancielle (mais libérale) à l’égard du paternalisme.
« Mais alors, le Conseil constitutionnel que va-t-il décider à propos du génocide arménien ? ». Nous avions cru devoir répondre que nous n’en savions rien et que nous nous en remettions « à la sagesse du Conseil constitutionnel ». Pas par coquetterie mais parce que, comme nous l’avons montré dans un autre contexte (La liberté d’expression. Entre questions nouvelles et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011, Introduction et chapitre sur Le juge judiciaire et les vérités historiques notoires), le Conseil constitutionnel n’a pas, jusqu’ici, développé une « doctrine » de la liberté d’expression – ou quelque chose qui ressemble au « discours de la liberté d’expression » de la Cour suprême des États-Unis ou de la Cour européenne des droits de l’homme. Et il est peu probable qu’il en développe une, compte tenu de sa détermination, mimétique, semble-t-il, de celle du Conseil d’État, à « ne surtout pas faire de doctrine ».
La loi incriminant la négation du génocide arménien était donc l’un des cas les plus difficiles que le Conseil constitutionnel aura été amené à trancher. Non pas parce qu’il y avait une jurisprudence du Conseil constitutionnel supposément contraignante pour lui ni même parce que la Cour européenne des droits de l’homme ou l’Union européenne considèrent pour leur part qu’il existe des « vérités historiques notoires » protégeables dans l’ordre des discours. Mais plutôt parce que ce que le Conseil constitutionnel pouvait décider était susceptible d’avoir une portée au-delà de la question du génocide arménien. Comment invalider l’incrimination de la négation du génocide arménien sans invalider l’incrimination de la négation du génocide des juifs ? En se retranchant derrière le critère du caractère unique du génocide des juifs, dont certains ne manqueraient pas de lui objecter qu’il est extra-juridique et qu’il est l’enjeu de la « concurrence mémorielle » contemporaine ? Comment invalider l’incrimination de la négation du génocide arménien sans ouvrir la boîte de Pandore de la centaine de polices pénales, civiles et administratives des discours que compte déjà le droit français ? À l’inverse, comment valider l’incrimination du génocide arménien avec telle ou telle réserve d’interprétation (liberté intellectuelle des historiens, liberté artistique, contribution au débat d’intérêt général ou public) sans faire des juridictions administratives et/ou judiciaires les arbitres des élégances intellectuelles, académiques, artistiques ? Comment valider l’incrimination de la négation du génocide arménien sans donner le sentiment que l’ordre public symbolique (nous avons développé cette notion dans différents travaux afin de désigner un certain nombre d’atteintes symboliques aux institutions ou à des règles ou codes de civilité politique et sociale dont les plus récentes sont l’« outrage au drapeau tricolore » [contravention], l’outrage au drapeau tricolore et à l’hymne national dans les manifestations organisées ou réglementées par les autorités publiques [délit], l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public.) protégé par le droit français est particulièrement étendu ?
La loi incriminant la négation du génocide arménien est donc contraire à la Constitution. Soit. Mais encore ? Il faut se reporter au communiqué de presse du Conseil pour apprendre que cette solution ne saurait être extrapolée à la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien ni à « la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe qui ne réprime pas la contestation de crimes “reconnus par la loi” ». La formulation de ce communiqué est doublement « politique ». D’abord parce que personne n’a jamais contesté la loi du 13 juillet 1990 dans son ensemble. Le débat ne porte que sur la disposition de cette loi ayant incriminé la négation du génocide des juifs (art. 24 bis, loi de 1881). L’usage d’un euphémisme est donc ici curieux. Surtout le communiqué du Conseil interdit toute extrapolation à ces autres textes en arguant de ce que le Conseil n’a qu’une compétence d’attribution qui le fait se prononcer uniquement sur le texte dont il est saisi. Certes. Mais est-ce à dire que, s’agissant de l’article 24 bis de la loi de 1881, le Conseil ne « s’interdit rien » si la Cour de cassation finissait par le saisir en QPC ?
Pascal Mbongo
Professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers, sociétaire de l’Association française de droit constitutionnel, président de l’Association française de droit des médias et de la culture