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Histoire et interprétation juridico-constitutionnelle : polémique entre Richard Posner et Antonin Scalia

Le blog Dalloz - bley, 3/10/2012

Il faut avoir vu le juge Antonin Scalia ou tous autres juristes (universitaires, juges ou avocats) « faire la promo » de leurs ouvrages juridiques dans des émissions de radio et de télévision « grand public » pour prendre la mesure de ce qu’il y a de quasiment unique au monde dans la surface sociale du droit et des [...]

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Il faut avoir vu le juge Antonin Scalia ou tous autres juristes (universitaires, juges ou avocats) « faire la promo » de leurs ouvrages juridiques dans des émissions de radio et de télévision « grand public » pour prendre la mesure de ce qu’il y a de quasiment unique au monde dans la surface sociale du droit et des juristes aux États-Unis. La tournée médiatique du juge Scalia pour la promotion du livre qu’il a écrit avec le spécialiste de linguistique juridique Bryan A. Garner (Reading Law : The Interpretation of Legal Texts) a ainsi été le théâtre d’une controverse herméneutique déclenchée par Richard Posner.

Richard Posner, dont la production livresque est sans préjudice de ses activités de juge fédéral, d’enseignant, d’éditorialiste, a signé le 24 août 2012 pour The New Republic une critique clinique de Reading Law : The Interpretation of Legal Texts : « Les juges », écrit-il, « aiment à dire que tout ce qu’ils font quand ils interprètent une disposition constitutionnelle ou légale est d’appliquer aux faits de l’espèce la loi dont ils disposent. Ils ne font pas la loi : c’est le travail des législateurs. […] Ils sont des interprètes passifs. Leur rôle est sémantique. Cette vision passive du rôle du juge est agressivement défendue dans un nouveau livre par le juge Antonin Scalia et le spécialiste de linguistique juridique Bryan Garner. Ils préconisent ce qui peut s’appeler l’originalisme textuel [textual originalism], parce qu’ils veulent voir les juges « [chercher] la signification dans le texte applicable, [attribuer] à ce texte la signification qu’il a eue depuis son adoption et [rejeter] toute spéculation judiciaire aussi bien sur les buts extratextuels des rédacteurs du texte que sur les mauvaises conséquences qu’une interprétation loyale du texte est susceptible de produire ». Cette austère méthode interprétative conduit à accorder une grande importance aux significations tirées des dictionnaires, au mépris du sage avertissement du juge Frank Easterbrook, qui, pour être lui-même un textualiste auto-proclamé, ne soutenait pas moins que « le choix parmi des significations [de mots dans des lois] doit avoir un appui plus solide qu’un dictionnaire, qui est un musée de mots, un catalogue historique plutôt que le moyen de décoder le travail des assemblées parlementaires » ».

« Scalia et Garner », ajoute-t-il, « rejettent initialement l’avertissement d’Easterbrook (mais ne l’acceptent pas moins plus tard). Un arrêté qui disposerait que « nul ne peut faire entrer un véhicule dans le parc » s’applique-t-il à une ambulance qui entre dans le parc pour sauver la vie d’une personne ? Pour Scalia et Garner, la réponse est oui. Après tout, une ambulance est un véhicule, n’importe quel dictionnaire vous le dira. Si les auteurs de l’arrêté avaient voulu faire une exception pour les ambulances, ils l’auraient expressément dit. Et les résultats pervers d’une telle interprétation sont un faible prix à payer pour l’objectivité que garantit l’originalisme textuel […]. Mais Scalia et Garner s’amendent plus loin à propos de l’exemple de l’ambulance dans le parc, cet amendement étant caractéristique des nombreuses équivoques qui traversent leur livre… ».

La conception du rôle du juge promue par Antonin Scalia et Bryan A. Garner n’est pas, à proprement parler, nouvelle. Pas plus que ne l’est la critique de Richard Posner dont un point seulement a déclenché une polémique avec son collègue Antonin Scalia, soit le reproche fait par Richard Posner à Antonin Scalia d’avoir lui-même eu recours au moins une fois dans son travail interprétatif à une ressource qu’il dit rejeter : la Legislative history. On ne traduira certes pas cette expression par « histoire législative » ni par « histoire du droit », pour des raisons que l’on va comprendre. Le juge Posner fait référence à l’arrêt de la Cour suprême de 2008, District of Columbia v. Heller, relatif au droit de disposer d’une arme garanti par le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis et aux considérations historiques derrière lesquelles s’était abrité le juge Scalia dans son argumentation en faveur du caractère individualiste de ce droit, des considérations contestées par certains historiens.

Mis en face de cette critique par un journaliste de Reuters qui l’interviewait le 17 septembre 2012 dans le cadre de la tournée promotionnelle de son livre, le juge Scalia a malicieusement fait remarquer que Richard Posner ne pouvait lui avoir fait cette critique que… parce que sa recension du livre était destinée à un lectorat non juriste, celui de The New Republic. Car, ajoutait-il, « tout public avisé en droit sait ce qu’est la Legislative history. C’est l’histoire de l’édiction de la loi. Ce sont les discours parlementaires. Ce sont les ébauches des commissions parlementaires. Voilà ce qu’est la Legislative history. Ce n’est pas l’histoire tout court. Ce n’est pas ce que les gens ont immédiatement pensé de la signification de la loi édictée ». Pour ainsi dire, Antonin Scalia entend par Legislative history l’intention de l’auteur de l’acte juridique (la loi, la Constitution, etc.) telle que cette intention ressort des travaux préparatoires de cet acte. L’allégation de Richard Posner étant à ses yeux un « mensonge », le juge Scalia ne s’est pas interdit la perfidie de répéter, dans un éclat de rire, que son critique ne pouvait avoir commis cette allégation que parce qu’il écrivait dans des colonnes non expertes des choses juridiques et pour un public non avisé.

C’est peu de dire que Richard Posner a été contrarié par les remarques du juge Scalia, au point d’avoir fait publier par Reuters le 20 septembre 2012 un droit de réponse dans lequel il s’attache à montrer que la définition très restrictive de la Legislative history développée par l’éminent juge à la Cour suprême n’est en résonance ni avec cette recherche du sens originel du deuxième amendement qui « l’a conduit à de nombreuses sources anglaises et américaines dont il a inféré l’existence d’un droit, codifié au deuxième amendement et tiré de la Common Law, à l’autodéfense armée », ni avec celle proposée par l’incontournable Black’s Law Dictionary (9e éd., 2009), dont Bryan Garner, le co-auteur de Scalia, est le directeur et où il est dit que la Legislative history désigne « le background et les événements conduisant à l’élaboration d’un texte, y compris les auditions, les rapports législatifs et les débats en séance »). Or, fait valoir Richard Posner, « le background et les événements » ayant donné naissance au deuxième amendement sont le point nodal de l’argumentation dans l’arrêt District of Columbia v. Heller de la Cour suprême.

Le 21 septembre 2012, le juge Scalia publiait un bref communiqué pour faire valoir que « qui voudrait évaluer la pertinence de [la] critique [de Richard Posner] doit se reporter à ce que j’entends par Legislative history, et non au sens que le juge Posner lui donne. Et j’utilise toujours cette expression dans le sens que les juristes sont convenus de lui donner : il ne s’agit pas (comme le pense le juge Posner) « du contexte et des événements ayant conduit à l’édiction d’une loi », mais des auditions, des débats et des rapports législatifs du corps législatif qui a adopté le texte en question et relatifs à sa signification. Quant à l’affirmation finale du juge Posner, selon laquelle, dans un cas au moins (District of Columbia v. Heller), j’ai eu recours à la Legislative history dans le sens que j’abhorre : le lecteur voudra simplement consulter les pages citées pour constater que cela n’est pas moins inexact ».

Une connaissance exhaustive de cette polémique veut encore que l’attention soit plus particulièrement portée, d’une part, à la critique adressée en ligne à Richard Posner par Edward Whelan, qui a été collaborateur du juge Scalia, d’autre part à la double réponse de Bryan Garner à Richard Posner.

Plusieurs choses doivent enfin être rapportées. On précisera d’abord que ce qui s’est appelé ici « polémique » n’a rien d’exceptionnel dans le contexte des États-Unis où, en fait de questions constitutionnelles, il y a souvent des controverses constitutionnelles tranchées ordinairement par les juridictions fédérales et, le cas échéant, par la Cour suprême. On notera encore que cette polémique a lieu « à droite », lorsque traditionnellement c’est la « gauche juridique » américaine qui, peu ou prou par progressisme, rejette le textualisme ou l’originalisme. Mais il est vrai que, sans être « de gauche », Richard Posner est particulièrement critique à l’égard des radicalismes de droite au sein ou en dehors du parti républicain. Ce que l’on retiendra enfin de cette polémique sur le statut de l’histoire dans l’herméneutique juridique, c’est que, les textes constitutionnels étant, plus souvent que d’autres textes, une addition de compromis entre les acteurs de leur fabrique, on gagne toujours à se méfier du réductionnisme holiste dont sourdent souvent les références à « l’intention des Pères fondateurs ». En Amérique ou ailleurs.

Pascal Mbongo
Professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers
Directeur d’un programme d’enseignement et de recherche en droit américain, éditeur de la publication en ligne http://www.droitamericain.fr/


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