C’était pas ma faute
Le blog Dalloz - bley, 19/01/2012
Polyphonique et choral, le dernier livre de Kristof Magnusson est bien plus qu’un excellent roman, dont le style agréable découvre une intrigue originale. C’est presque un roman théâtre (P. Deshusses, Le goût du risque, Le Monde, 14 oct. 2011), et un roman théâtre prodigieusement instructif. Aussi, C’était pas ma faute mérite sans nul doute les belles critiques jusqu’ici reçues et devrait surtout traverser sans encombre cette exceptionnelle rentrée littéraire qui s’étale désormais de septembre à janvier. Parmi tous ces livres, ne demeurent que les meilleurs, dit-on. Espérons que celui-là soit l’un de ceux-ci.
Du théâtre, il en a effectivement tous les ingrédients. Un bon metteur en scène, tout d’abord : le romancier. Né à Hambourg en 1976, ayant vécu en Islande, Magnusson commence à faire parler de lui, et pas seulement outre-Rhin. Le personnage est atypique. Organiste de formation, étudiant la littérature à l’université de Leipzig, puis fréquentant celle de Reykjavik, il effectue un service civique auprès des sans-abris de New York. Il s’installe à Berlin et écrit quelques pièces, dont l’une rencontrera un franc succès : Crèche pour hommes (2005). La notoriété vient avec son premier roman, primé en Autriche : Retour à Reykjavik, (Gaïa, 2008).
Ensuite, un lieu : Chicago, une ville aux accents de Hambourg. Un décor revenant sans cesse, le centre de la pièce : un dinner, le Caribou, tout droit issu de la bonne vieille tradition américaine, donuts et jus de chaussette en prime.
Et bien sûr, enfin, trois personnages, d’horizons si divers, qui évolueront tout d’abord chacun de leur côté, puis finiront par se rencontrer, jamais très loin du Caribou. Henry LaMarck est un auteur de bestsellers américain, en lice pour un second Pulitzer, mais qui n’en finit pas de promettre son prochain livre. Parfois agaçant mais attachant, il s’éprend de la photo d’un jeune trader, Jasper Lüdeman, qu’il aperçoit dans le Chicago Tribune. Immédiatement, il croit qu’il sera son sujet, et le suit. Jasper est enfin parvenu au desk de cette vénérable institution qu’est la banque Rutherford & Gold. Peu au fait des relations humaines, il tombe amoureux d’une jeune fille rencontrée au Caribou : Meike Urbanski. Celle-ci n’est autre que la traductrice allemande de LaMarck, laquelle a utilisé les quelques derniers euros lui restant dans un billet d’avion afin de venir à Chicago pour rencontrer son auteur et tenter de le convaincre de remettre son manuscrit à l’éditeur. Il en va, pour elle, de sa survie financière, ayant récemment décidé de tourner la page de son ancienne vie à Hambourg.
Le style est drôle, restituant effectivement avec brio cette « invraisemblance loufoque » (P. Deshusses, art. préc.) qui contribue à ce que l’on ne puisse se départir d’un sourire tout au long de la lecture. Tout cela donne un spectacle réjouissant, d’une incroyable légèreté, au gré d’une série de très courts chapitres adoptant alternativement le point de vue de chacun des trois protagonistes de ce roman, et qui donne l’impression d’être face à de courtes saynètes. Le livre s’y prêtait bien, puisqu’il fut adapté au théâtre à Bâle et est encore joué en Suisse.
C’est aussi un roman théâtre d’un grand intérêt, et c’est en cela qu’il interpellera le juriste. Avec un talent indéniable et un vrai don pour la vulgarisation au sens noble, Kristof Magnusson déroule sous nos yeux le monde de la banque d’investissement en particulier, des marchés financiers en général. Il fait de son roman un préalable indispensable pour quiconque veut s’initier au droit financier.
Ainsi, le quotidien du front office est décrit avec minutie, sans jamais verser dans un catalogue exhaustif et ennuyeux. Jasper est une sorte de fournisseur (p. 52) ; il est spécialisé dans les options, ce « jeu de hasard bien informé » par lequel l’on « mise sur l’évolution qu’aura le cours d’une action ». Les analyses de Magnusson sont pénétrantes et le mécanisme est très bien expliqué. Il envisage les options comme « un pari sur un pari », faisant du trader un « méta-bookmaker » (p. 51). Même la stratégie du long straddle est exposée, quand un client achète simultanément des options d’achat et de vente sur la même action. La crise des subprime est très bien expliquée, et surtout l’une de ses causes principales, c’est-à-dire l’octroi de crédit à la clientèle dite nearprime ces gens qui « ne pouvaient même pas se payer une machine à laver » (p. 53).
Au-delà des considérations sur le fonctionnement des marchés financiers, c’est toute la solitude du trader qui est ici narrée, de même que la relation de cet enchaînement de circonstances qui peut amener aux pertes colossales dont la Société générale a récemment fait les frais. Des paris faramineux dans le cas de Jérôme Kerviel, étant donné qu’il était engagé à hauteur de cinquante milliards d’euros de nominal, soit l’équivalent du double des fonds propres de la Société générale. Tout s’est mal fini pour lui, dans les conditions que l’on connaît, puisqu’il fut condamné tant au remboursement des pertes liées au débouclage des positions à la suite de la révélation de ses agissements qu’à une peine d’emprisonnement pour abus de confiance (TGI, Paris, 11e ch. 3e sect., 5 oct. 2010, n° 0802492011, Société générale et a. c. J. Kerviel, Bull. Joly Bourse, 2011, § 7, p. 37, obs. N. Rontchevsky). Dans le cas de Jasper, si elle naît pour des raisons différentes – aider un jeune collègue à effacer une légère perte réalisée par mégarde – la spirale est identique. Le jeune trader cherche tant bien que mal à masquer ses expositions infernales par de fausses opérations ou des opérations en sens inverse. Il se joue du back office, la branche de la banque qui s’occupe des activités dites de « post marché » et prend en charge la conformité. Or Jasper en connaît bien les rouages, car il en provient. C’est d’ailleurs peut-être là l’une des limites de la séparation entre les activités dites de marché et de post marché, de front et de back. Au fond, si les hommes vont et viennent, elle perd incontestablement de son sens.
Voilà donc l’un des intérêts majeurs du livre de Magnusson. Il décrit ce qui peut conduire à cet enchevêtrement d’événements dont l’exemple de Kerviel est l’illustration la plus idoine. Comment fabrique-t-on ces Nick Leeson, ces John Rusnak ou encore ces Brian Hunter, ceux que l’on dénomme aujourd’hui les rogue trader (J. Gapper, What make a rogue trader ?, Financial Times Magazine, 2 déc. 2011), et dont la logique évidemment ne peut se résumer, loin de là, à la seule cupidité ou à la volonté de s’enrichir. En somme, Magnusson démontre cette vérité selon laquelle derrière ces grandes affaires, ce n’est pas qu’une histoire de personnes, mais également une affaire de système.
Thibault de Ravel d’Esclapon
Chargé d’enseignement à l’Université de Strasbourg – Faculté de droit
Centre du droit de l’entreprise