Procédure 2012/01 (6e partie) Suite et fin
Journal d'un avocat - Eolas, 17/02/2012
Sylvia est chez elle, allongée sur le sofa, encore en pyjama, devant la télévision. Le téléphone sonne.
— Oui, bonjour, MDL/Chef Tinotino. Votre mère est-elle là? Vous pouvez me la passer?
— Oui. Maman, tu peux venir, c’est la gendarme au téléphone !
— Bonjour Madame, oui je vous écoute
— Bonjour.. Le magistrat du parquet a décidé d’une confrontation entre votre fille et M. Biiip. Il faudrait que vous veniez avec elle à la brigade. Elle aura le droit d’être assistée par un avocat lors de celle-ci si elle ou vous le désirez.
— Ah? Très bien, je vais de ce pas appeler mon avocate. Elle s’était occupée de mon divorce, je pense bien qu’elle voudra bien se déplacer pour ça.
— Assurez-vous que c’est aussi son domaine… On vous attend pour 14 heures. Au revoir.
— Au revoir.
Cabinet de maître Fantômette, 5 rue de Framboisy à Castel-Pitchoune. 10h51.
(Allons bon. Qui m’appelle un samedi matin ? Le cabinet est censé être fermé. D’un autre côté, je suis bonne poire, je vais décrocher. Ça peut être une urgence. Mais si c’est madame Martin qui appelle pour la 3e fois de la semaine pour savoir où en est son dossier de servitude de passage, elle va m’entendre.)
— Maître Fantômette, bonjour?
— Bonjour, Mme Ixe à l’appareil, je ne sais pas si vous vous rappelez de moi ? Vous m’aviez défendu pour un divorce…
— Très bien, oui (trois années de procédure, je m’en souviens bien, en effet… un de ces divorces très conflictuels où tout le monde se sent dans son bon droit, et refuse d’en démordre… il y avait une gosse au milieu… Comment s’appelait-elle déjà?)
— Voilà, je vous appelle au sujet de ma fille, Sylvia. (Sylvia, c’est ça)Voilà, elle a porté plainte pour agression sexuelle (Ah merde, mais ça lui fait quelle âge, déjà ? 13, 14 ans ? La pauvre !)et… et nous sommes convoquées à la gendarmerie, elle a vraiment peur, je ne sais pas ce qui va se passer… on nous a dit que c’était pour une confrontation et qu’elle pourrait venir avec un avocat. Vous pouvez venir ? C’est à 14 heures ce jour….
C’est pas que je n’avais rien à faire cet après-midi, mais on est samedi, j’espérais pouvoir bosser mes dossiers. Un coup d’oeil à mon agenda me confirme que j’avais mon stage de macramé à l’Institut Balmeyer, je vais devoir annuler. Mais je tique un peu. Je n’aurai pas le temps de voir ma cliente, qui est Sylvia, et non sa mère. Il faut bien que je le précise à celle-ci. Je ne répondrai pas à ses questions qui violeraient le secret professionnel, je ferai les choix de la défense en concertation avec sa fille, mais il faudra quand même qu’elle me règle mes honoraires. C’est parfois délicat. À ma demande, celle-ci me passe sa fille, et l’adolescente m’explique en quelques phrases hachées ce que sa mère m’a déjà appris. J’entends sa peur, derrière son souffle court, et sa voix se fait ténue quand elle termine sur ces mots: “vous viendrez? Je ne veux pas le voir, je ne veux plus jamais le voir…”. J’ai tenté de la rassurer comme je pouvais: il ne tentera rien contre elle. Je serai là, à ses côtés, elle ne sera pas seule. Elle est là pour dire la vérité, toute la vérité sur les faits, tels qu’elle s’en souvient. M. Biiip, c’est probable, proteste de son innocence, et les enquêteurs tentent d’établir les faits. Il faut essayer d’y aller, courage, sinon il risque de s’en sortir… C’est clair, elle a la trouille.
Et puis, consciente que lorsqu’une affaire comme celle-ci se joue à une parole contre une autre, un doute pourra toujours subsister, qui pourrait — et devrait — jouer en faveur du prévenu, j’ajoute: “vous savez Mademoiselle, quoi qu’il se passe lors de cette confrontation, et quoi qu’il se passe par la suite — je vous expliquerai comment la procédure suivra vraisemblablement son cours après la confrontation — soyez bien consciente de ceci: vous savez exactement ce qui s’est passé. Et M. Biiiip aussi. Il voudra peut-être nier, contester, relativiser, je ne sais pas… je ne sais pas ce qu’il en sera. Mais vous connaissez la vérité, la vôtre et lui aussi, sait ce qui s’est passé. Rien ne changera ça. Cet après-midi, contentez-vous de la lui rappeler. Tout se passera bien.”
Je la quitte sur quelques paroles de réconfort dont je crains qu’elles ne tombent dans le vide, non sans lui avoir fixé un rendez-vous en début d’après-midi, afin que l’on en discute plus longuement. Adieu macramé. J’attendais pourtant ce cours sur le nœud en relief depuis longtemps.
Gendarmerie de Mordiou Sur Armagnac, 13h54. MDL/C Tinotino.
L’heure de la confrontation arrive. On a eu le temps de retourner au domicile d’André chercher le ticket dont la date d’édition est le lundi 21 décembre 2012 à 17h32, manger, le faire manger pour qu’on soit tous prêts à l’heure. C’est un peu le jeu de la course contre la montre dans ces cas-là. On verra après la confrontation si l’on doit prévoir les expertises psychologiques ou pas.
À son arrivée, toujours à l’heure, Maitre Eolas prend connaissance du procès-verbal de perquisition, enfin, celle que l’on a effectuée ce matin pour récupérer le ticket de caisse. (Lui ayant donné accès à celui d’hier, je me vois mal le lui refuser aujourd’hui, ce serait incohérent…Et puis, de toute façon, ça changera queue dalle dans le cas présent puisque le dossier est pourri..Fallait bien que ça tombe sur moi ça ! Pourquoi ça me tombe toujours dessus ce genre d’affaires, c’est toujours quand je suis chargée d’accueil qu’elles arrivent
< BLACKCAT>) Il est bien sûr satisfait de cette trouvaille qui assied les déclarations d’André.
(OUUF ! Son alibi tient la route a priori. Reste la question des images de vidéosurveillance et du fameux témoin. Le Chef ne me dit rien, mais je pense que s’il y avait un problème, elle me le dirait. Bon sang, qu’on me donne accès au dossier plutôt que jouer à colin-maillard stupide quand la liberté d’un homme est en jeu).
Lorsque Sylvia revient à l’unité, on voit qu’elle ne se sent pas franchement rassurée. Elle pense certainement déjà à la confrontation qu’elle redoute. “Non, je ne veux pas le voir !” se dit-elle.
Elle est accompagnée de sa mère et de son avocate, Maître Fantômette. Je les accueille et leur explique que cette confrontation a lieu à la demande du magistrat du parquet afin d’éclaircir certaines choses.
— Je ne veux pas ! Non, je ne veux pas le voir…
— Désolée mademoiselle, mais il faut, c’est aussi pour vous… dans l’intérêt de votre affaire. Vous n’avez pas le choix..Cela va bien se passer ne vous inquiétez pas. Vous ne serez pas à côté de lui mais de l’autre côté du bureau. Il ne pourra pas vous toucher. Votre avocate sera à vos côtés. Si vous voulez, vous pouvez lui tourner le dos si cela vous est trop difficile de le voir. (Aïe ça va être coton vu sa réaction)
— C’est sûr ça?
— Oui sûr. Vous ne serez pas seule. Il y aura d’ores et déjà votre avocate, moi, mon collègue Max, Maître Eolas — l’avocat de M. Biiip et donc, M Biiip. Ne vous inquiétez pas cela se passera bien. J’ai juste une précision à vous apporter concernant le déroulement de la confrontation. Vous ne vous adressez pas à lui mais à moi. Et si jamais il réagit, vous l’ignorez. C’est moi qui pose les questions. Bon je vous laisse vous préparer et je reviens vous chercher.
— Ah bon d’accord ! Tant mieux, je n’aurais pas voulu me retrouver seule face à lui.
— Pendant que j’y pense, vous voulez prendre connaissance du procès-verbal d’audition de votre cliente, Maître ?
— Avec plaisir
— Par ailleurs, votre cliente étant mineure, cette confrontation sera évidemment filmée si Mme Ixe ne s’y oppose pas.
— Ah non non faites.
— À tout de suite
“Allez courage, Sylvia”. (Je lui souris, et tente d’accrocher son regard, mais en vain. Je la sens renfermée sur elle-même, je ne sais pas ce qui va ressortir de cette confrontation, je ne suis même pas certaine que Sylvia va réussir à prendre la parole. Elle semble à la fois révoltée et effrayée… Je prends soin de rester entre elle et la porte du bureau qui va s’ouvrir sur le gardé à vue et son avocat, m’apprêtant à faire obstacle à tout échange entre lui et ma cliente, au cas où…)
Avant son arrivée, on a pris le soin de préparer mon bureau afin de ne pas se retrouver pris au dépourvu : deux chaises d’un côté, pour Sylvia et son avocate, deux autres de l’autre près de moi, pour André et son avocat (C’est Eolas, un confrère que je connais bien, sympa mais un peu pompeux ; nous nous saluons courtoisement, comme deux sportifs avant un match, ce qui contraste avec la barrière glaciale qui sépare nos clients respectifs) (Tiens, c’est Maitre Fantômette. Bon choix. Une avocate réglo, qui ne croit pas qu’on gagne un dossier en plantant les confrères. J’aimerais bien lui souffler qu’il y a un problème avec le témoignage de sa cliente, par respect pour le contradictoire, mais on m’a fait installer dans le bureau avant son arrivée pour éviter toute pression sur Sylvia. Je vais essayer de lui faire signe.. On va se retrouver un peu à l’étroit mais on ne peut pas faire autrement.(Heureusement qu’il n’y a que deux parties à être mises en présence sinon il aurait fallu pousser les murs)
André et son avocat étant déjà installés , Max fait donc venir Sylvia et son avocate. D’entrée de jeu, Sylvia se détourne d’André et se met à regarder le mur. Elle ne veut vraiment pas le voir. Son avocate la rassure d’un air bienveillant. Elles s’asseoient toutes les deux : Sylvia dos à nous, Maître Fantômette nous faisant face. André semble interloqué par l’attitude de Sylvia. Il essaie de lui parler mais je le rappelle à l’ordre. Maître Eolas, lui aussi, a réagi. Clic clic (Qu’est ce qu’il a à jouer avec son stylo en regardant sa consoeur ? Il joue du cliquet? ). Je lui indique que c’est moi qui dirige la confrontation et que pour faire en sorte qu’elle se passe bien, c’est à moi que chacun d’eux doit s’adresser, comme je le leur ai expliqué bien avant, et que je ne tolérerai aucune interruption ou intervention (Zut. Pris par la patrouille.) En effet, si on ne garde aucune emprise sur son déroulement, une confrontation peut bien vite se transformer en querelle de poulailler totalement inutile pour l’enquête en cours, sans même parler des pressions que l’un ou l’autre pourrait ressentir.
Sylvia, quant à elle, ne dit pas un mot. Comment pourrait-elle regarder et répondre à cet homme qui lui a fait du mal ? À la question de savoir si elle confirme ses précédentes déclarations, elle répond oui. André s’agite un peu sur sa chaise, mais, aussitôt rappelé discrètement à l’ordre par son avocat, garde son calme et attend. André aussi, d’ailleurs, maintient sa position : il n’a rien fait, il est innocent ! On poursuit nos questions. Tour à tour, ils y répondent : Sylvia accusant, André réfutant. Comme c’était prévisible, chacun maintient sa version. Le climat est très tendu. On sent que l’un comme l’autre ressentent de la colère. Aucun ne cède dans sa version. Puis, à force, je vois Sylvia se mettre à pleurer. (Allons bon, cela a l’air d’être dur pour elle)
(Après un instant d’hésitation, je prends la parole dans le silence qui accompagne cette crise de larmes à laquelle tout le monde s’attendait:)
— “Excusez-moi, je voudrais vous rappeler que Mlle Ixe est mineure, les faits sont très récents et cette confrontation lui est extrêmement pénible. Chacun me semble rester sur ses positions, et dans ces conditions…”(Evidemment, elle ne sait pas. Bon, Chef, assez joué au chat et à la souris,courage, il va falloir passer aux questions qui fâchent.)
L’avocate de Sylvia voudrait abréger la confrontation. Je la comprends, mais c’est hors de question, bien sûr. Allez, cartes sur table. Je n’obtiendrai rien de plus spontanément des parties. C’est le moment de crever l’abcès. J’explique alors qu’à l’heure des faits, M. Biiip était au supermarché, chose confirmée par la vidéosurveillance du magasin et par un ticket de caisse retrouvé au domicile d’André (HELL YEAAH !!! Rep a sa, Sylvia ! Hum hum. Du calme. Reprenons-nous. Heureusement que personne ne peut lire mes pensées, ce serait la honte.). Sylvia ne semble pas vouloir l’entendre.
Maitre Eolas reste impassible. Je parie pourtant qu’il jubile. Son avocate, elle, semble avoir immédiatement compris le problème.
Malaise. MALAISE. La confrontation est en train de tourner étrangement, et je comprends tout à coup que d’importantes contradictions ont été mises à jour par les premiers éléments de l’enquête. Discrètement, je jette un coup d’oeil à ma cliente — “mineure, bon sang, elle est mineure” — je tente de lire sur son visage contracté ce qui lui traverse l’esprit, là, en ce moment. S’est-elle trompée d’heures? De jour? Tente-t-elle de protéger quelqu’un? De dissimuler quelque chose? Mais quoi? Je ne vois rien d’autre que ce j’y vois depuis le début, la peur, la colère, un soupçon d’obstination… Que va-t-elle dire? Et moi? Que vais-je devoir dire?
Sylvia finit par dire qu’elle s’est peut-être trompée en fait, que ce n’était pas à 17 heures que les faits s’étaient produits, mais un peu plus tard.(Ben voyons. Tu as porté plainte le lendemain matin des faits, et si j’en crois mes notes, tu étais catégorique. Ça prend l’’eau, ton histoire.)Je lui rétorque qu’après être sorti du magasin, André a croisé l’un de ses amis. (Je plains cette pauvre Fantômette. Elle n’a rien demandé, elle vient un samedi pour assister une plaignante et le dossier lui explose à la figure. Je lui jette un regard de compassion. Elle a l’air de comprendre.) Elle me dit que ce n’est pas possible, que cet ami a dû mentir (Et voilà, tout le monde ment sauf toi. Allez, Sylvia, allez. Crache le morceau, arrête ce petit jeu !), ce à quoi je réponds que ce dernier ne connaissait pas les tenants et les aboutissants de l’affaire lorsqu’on l’a entendu, mais je lui demande si elle une raison de penser que cet ami pourrait mentir. Je jurerais que l’avocat d’André retient son souffle.
— “Mais ça s’est passé encore après alors” dit-elle
— Après? Cela nous ramènerait donc vers 18 heures… Or, à 18h00, vous étiez à la brigade accompagnée de votre maman.(Boom, headshot. C’est bon, André, pas de défèrement aujourd’hui.)
(André ne tique pas, il ne dit pas un mot. Il a bien compris que nous avions relevé des contradictions entre le récit de Sylvia, le sien, celui de son ami, les investigations réalisées. Il attend patiemment que Sylvia dise la vérité, la vraie… Son avocat le regarde et lui hoche la tête en souriant, ajoutant tout de suite un signe intimant à son client de ne rien dire pour le moment)
— Ben, euh…. je me suis trompée, c’était avant.
—Avant? Voyons voir, vous étiez au collège de Mordiou jusqu’à 16h15, heure de fin des cours pour vous. Votre maman vous a ramenée chez vous. Compte-tenu de la distance, il faut un quart d’heure en voiture pour faire le trajet, ça fait donc 16h30 environ. Vous,comme votre maman, avez déclaré que vous avez pris un goûter en rentrant avant de sortir pour vous rendre à pied dans le bourg par la route des vins. M. Biiip, quant à lui, a terminé son travail vers 16 heures à Saint Michel De La Mercerie, distant de 35 kilomètres de Mordiou.Il s’arrête au Buy N’Large de Saint Rachida en Louboutin à mi-chemin pour faire ses courses. Vous ne trouvez pas qu’il y a un léger problème car partir de Saint Michel pour revenir à Mordiou puis aller à Saint Rachida dans ce laps de temps est impossible ?
— Ben c’est ça dites tout de suite que je suis une menteuse !
— Je ne le dis pas, je dis juste qu’il y a des incohérences entre votre discours et ce que nous avons pu vérifier. (Self-control, ne pas la braquer non plus, elle est mineure; il faut qu’elle comprenne toute seule son mensonge parce que ça en est un) (Moi, je ne le dis pas non plus mais c’est juste parce que je ne peux pas parler pendant l’interrogatoire. Dans quel pétrin t’es-tu fourrée, Sylvia ? Pourquoi as-tu fait ça ? As-tu une idée des conséquences que ça peut avoir ? Tu as beau avoir 14 ans, tu es pénalement responsable, petite. Responsabilité atténuée, mais responsabilité. Tu as bien fait de venir avec un avocat, tu vas en avoir besoin)
On touche du doigt certaines contradictions et cela la met mal à l’aise. Elle répond toujours avec autant d’assurance. Difficile de ne pas la croire et pourtant ! De son côté André reste muet. Il continue à nier, les éléments prêchent en sa faveur d’ailleurs. Cependant, il paraît tellement moins sûr de lui. Il ferait un parfait coupable. Il demande à Sylvia pourquoi elle ment, mais celle-ci l’ignore et ne répond pas. Je lui avais pourtant dit de ne pas lui adresser la parole…
(Je retiens mon souffle, je m’attends désormais un peu à tout et n’importe quoi. Je jette un coup d’oeil à Eolas qui conserve, un peu mieux que moi, une parfaite impassibilité…)
Puis, soudainement, comme un navire qui chavire inopinément, Sylvia panique, cède et craque. Elle se rend bien compte que nous avons tout vérifié et que son récit ne colle pas du tout avec la réalité. Elle ne s’imaginait peut-être pas que nous remettrions en cause son récit en poussant les investigations.
“Oh, ça va. Non, il ne s’est rien passé. J’ai inventé cette histoire et tout mis en scène pour me venger. Il devait me transmettre un message de mon père et il ne l’a pas fait. Il m’a trahie!
(Put…, la garce ! Je n’ai que ça à faire, perdre du temps pour ses âneries… Et M. Biiip qui est en GAV depuis hier à cause de ses mensonges…Si elle croit qu’elle va s’en sortir comme ça, c’est raté !)
(Quoi ?? Oh la c… C’était pour ça ? Pour ça qu’elle a fait encourir sept ans de prison à André ? Je n’en reviens pas.)
Et voilà. “Le pire ennemi de l’avocat, c’est son client” ai-je le temps de penser.. Le crash. Nous sommes en pleine garde à vue, et elle vient d’avouer une foutue dénonciation calomnieuse, un délit! J’aurais pu casser en deux mon stylo, sous l’effet du stress, de la surprise et d’une fichue colère que je tente de masquer au moment où je prends la parole:
Aux grands maux… Je me lève, et interromps sèchement Sylvia :
“Taisez-vous, mademoiselle !” , puis m’adressant au Chef Tinotino:
— Je souhaiterais pouvoir m’entretenir avec Mlle Ixe un instant, je pense que rien ne s’y oppose procéduralement…
(Elle m’a fait sursauter, elle, à bondir comme ça. Mais elle a raison. Totalement raison.)
— La défense de Monsieur Biiip ne s’oppose nullement. Bien au contraire.
(On peut être beau joueur, et puis Sylvia a des droits, elle est mineure, et risque d’avoir de gros ennuis quand le parquet va l’apprendre.)
— Si vous voulez, je vous laisse 10 minutes, un quart d’heure Maître. Vous n’avez qu’à sortir du bureau avec votre cliente.(Ce n’est pas forcément prévu par les textes mais bon, je crois qu’elle a compris que ça sentait le roussi pour sa cliente)
“Je m’en fous du fait qu’il aurait pu aller en prison. Tu n’avais pas à faire ça!” a le temps de lancer encore Sylvia en regardant enfin le gardé à vue, ses yeux étincelant de colère à présent, avant que Maître Fantômette ne l’interrompe à nouveau, lui faisant signe de la suivre vers le bureau qu’on lui a indiqué, ce qui lui fait réprimer un soupir.
Bureau de Max, 14h54. Maitre Fantômette
Sylvia s’installe, boudeuse, et s’apprête à reprendre sa diatribe, mais là, je ne vais pas avoir le temps d’écouter ses élucubrations.
— Sylvia, je ne vais pas prendre le temps, pour le moment, d’écouter les raisons qui vous ont fait accuser cet homme, je n’ai demandé cet entretien, qui va être bref, que pour m’assurer que vous mesurez la gravité de ce qui vient de se passer, et ce qui risque d’arriver — de VOUS arriver — sur un plan pénal… J’ai votre attention?
Elle acquiesce.
— Bien. Vous venez donc d’admettre que vous avez tout simplement tout inventé. Non seulement vous n’avez jamais été agressée, ce qui constituerait déjà une infraction de dénonciation de délit imaginaire, mais en plus, et c’est évidemment plus grave, vous en avez désigné un auteur, parfaitement innocent, ce qui constitue cette fois une infraction de dénonciation calomnieuse. Il s’agit de deux délits qui pourraient — et vont probablement — vous valoir des poursuites judiciaires devant le Juge des Enfants. Vous le réalisez?
Sylvia a repris son apparence d’adolescente butée, mais j’ai son attention, et j’ai tout de même vu passer une lueur de crainte sur son visage. J’essaye de me souvenir de ce fichu dossier de divorce, le contentieux s’était attaché à tout ce à quoi il pouvait s’attacher, domicile familial, prestation compensatoire, pension alimentaire, et bien entendu, toutes les modalités d’organisation de l’autorité parentale…
“—Pour le moment, vous êtes encore entendue sous le régime d’une audition libre, puisque vous avez été convoquée comme plaignante. Mais vous pourriez être placée sous le régime de la garde à vue. Peut-être dès que nous retournerons dans ce bureau, peut-être plus tard, je l’ignore. Si vous êtes tout de suite placée en garde à vue, nous disposerons d’une nouvelle possibilité de nous entretenir une demi-heure, au début de la mesure. Nous verrons à ce moment-là, je vous expliquerai ce qu’il en retourne. Si vous n’êtes pas placée en garde à vue lorsque nous sortirons d’ici, le Chef TinoTino peut néanmoins vouloir poursuivre la confrontation. Mais dorénavant, comprenez bien que c’est vous qui êtes mise en cause pour les infractions que je vous ai indiquées.
Je lui jette un coup d’oeil, elle a pâli.
“ C’est à vous de voir si vous voulez en dire plus que ce que vous avez déjà dit, sachez en tout état de cause que vous avez le droit de garder le silence, que vous soyez ou non placée en garde à vue. Vous me semblez très… agitée et énervée, alors mon conseil est le suivant: n’hésitez pas à vous taire, plutôt que de dire ce qui vous passe par la tête, au moment où ça vous passe par la tête. Me suis-je bien fait comprendre? Si vous souhaitez vous expliquer, très bien mais restez en aux faits. Très franchement, ils sont suffisamment graves pour que vous n’en rajoutiez pas dans vos manifestations d’hostilité…
Je me lève, j’ai déjà un peu dépassé le temps imparti, et je préfère ne pas contraindre le Chef Tinotino de venir frapper à la porte… Bon sang, ces mineurs!
Bureau du MDL/C Tinotino, 15h17. Reprise de confrontation.
A l’issue de leur entretien, Maître Fantômette revient avec Sylvia s’asseoir à leur place. Je vois à l’expression de la jeune fille qu’elle a dû lui expliquer la gravité de la situation. J’engage alors le dialogue avec elle :
— Vous vous rendez compte que c’est très grave ce que vous avez fait? M. Biiip aurait pu éventuellement se retrouver en prison, en êtes-vous consciente?
— J’m’en fous. Il n’avait pas à faire ce qu’il a fait. (Bon sang mais tais toi ! Je la regarde en soupirant suffisamment fort pour être entendue.)
— Vous ne trouvez pas que c’est disproportionné? Pour un message non-transmis..
— M’en fous.
— Vous ne pensez pas que vous devriez présenter vos excuses à M. Biiip qui a été placé en garde à vue du fait de votre fausse déclaration. Ce n’est pas rien quand même.
— Non !!!
(Au moins ça a le mérite d’être clair, pas la peine de perdre du temps à essayer de lui faire prendre conscience des choses, on verra ça lors de son audition ultérieure)
(J’en connais une qui vient de gagner une mise en examen chez Madame Dadouche, le juge des enfants.)
— Bon, on va mettre fin à la confrontation, si les avocats n’ont pas de questions à poser ? (Je passe. Inutile d’enfoncer Sylvia. André a été mis hors de cause, c’est tout ce qui compte pour le moment. Je ne sais pas s’il va vouloir porter plainte contre elle ou pas, et ce n’est pas le moment pour lui de prendre une décision, il n’est pas en état. Fininssons-en au plus vite)Non ? je m’en doutais. Je vais en aviser le magistrat et vous allez être très certainement entendue ensuite sur les faits, mais cette fois-ci en tant que mise en cause. Vous m’expliquerez comment vous avez fait pour vous retrouver dans cet état lorsque vous êtes arrivée à l’unité lundi avec une chaussure en moins. Hé oui, Mademoiselle, on ne plaisante pas avec ce genre de choses. Monsieur Biiip, je pense que votre garde à vue va être rapidement levée. Du coup, Maître, on n’a plus besoin de vous, votre client ne sera plus entendu, sauf s’il veut porter plainte.
— Je pense que pour le moment, il veut surtout rentrer chez lui le plus vite possible, répond son avocat. Tenez, Monsieur Biiip, voici ma carte, appelez-moi lundi quand vous serez reposé, je vous dirai les choix qui s’offrent à vous. On ne décide rien de bon épuisé comme vous l’êtes. Je suis ravi que les choses tournent aussi bien pour vous. (Il est sonné debout, le pauvre André. Il n’arrive pas à croire que cette gamine qu’il connaît depuis si longtemps, la fille de son pote Malcolm lui ait fait ça. J’imagine ce que ça doit être. Le pauvre. Allez, on file ! En plus, j’ai reçu pendant la pause un SMS de l’Institut Balmeyer : une place s’est libérée au dernier moment à leur stage de macramé, je vais pouvoir y aller. Finalement, c’est une journée qui finit mieux qu”elle n’a commencé).
(Soulagement à l’idée que Sylvia ne sera pas immédiatement placée en garde à vue… tout s’est passé très vite, j’aime autant avoir le temps de la voir plus longuement avant sa prochaine audition… pffff)
Là, en mon for intérieur, je me dis qu’il y a des claques qui se perdent. Tout ce travail, ce temps passé à rechercher des éléments pour rien ! Comment peut-on être écervelée à ce point ? Ce genre de mensonges peut tellement avoir de conséquences… Et si, nous n’avions pas pu corroborer les déclarations d’André par des éléments concrets lors de sa garde à vue, que serait—il advenu ? (Je me le demande encore au jour d’aujourd’hui, elle paraissait tellement crédible cette jeune fille perturbée. C’est tout à fait le genre d’affaire que ni les enquêteurs, ni les juges aiment, des paroles contre paroles sans éléments factuels qui n’aident en rien à avoir quelque chose de clair et précis.)
Il va falloir que j’informe le parquet tout de suite de ce coup de théâtre..
— Monsieur le Procureur, Chef Tinotino
— Oui ?
— On vient de finir la confrontation. Vous ne savez pas la dernière. Mlle IXE a inventé cette histoire pour se venger d’André Biiip car il a oublié de lui transmettre un message de son père..Le pire, c’est qu’elle se fiche visiblement des conséquences que cela aurait pu avoir… Pffff, y’en a vraiment qui…
— Quoi? Qu’est-ce qu’il lui a pris à cette gamine ? Pour une histoire de message non relayé ? Elle se rend compte de la gravité de la situation ? Bon, vous me la convoquez rapidement et l’entendez, libre, sur les faits de dénonciation de délit imaginaire exposant la gendarmerie à de vaines recherches, et dénonciation calomnieuse. Dites-lui que si elle ne vient pas, ce sera la garde à vue. Je vous donnerai une date de convocation devant le juge des enfants pour mise en examen pour la lui notifier à l’issue. Et bien sûr, levée de garde à vue pour Monsieur Biiip. Merci. (Ça va être pour ma collègue Dadouche, la présidente du tribunal pour Enfants, c’est sa semaine. Ça tombe bien. Elle adore les adolescentes caractérielles. Le président Bip-Ed va pouvoir rester chez lui regarder le rugby à la télé.)
— Ok Merci. Pouvez-vous me donner les NATINF?
— Oui, bien sûr. (À moi, le Crocq !) 12817 pour la dénonciation de délit imaginaire, 33 pour la dénonciation calomnieuse.
— Merci, bon courage, monsieur le procureur.
— Grmmmblh. (Pas le temps de respirer que, déjà, le téléphone sonne à nouveau. Tiens, un accident du travail ! Ça change. Vivement ce soir la fin de la permanence)
Soulagement et libération pour André, qui même s’il se sait innocent, a besoin de se le dire et de se l’entendre dire pour enfin cesser de douter. Plus de doute ou de suspicion…voilà ce qu’il attendait. Il avait beau n’avoir rien fait mais cette situation, se retrouver accusé de…, avait été plus qu’inconfortable. Pour lui, la garde à vue va se terminer, pas de poursuite, et pour cause. En revanche, pour Sylvia, elle va maintenant être entendue sur les faits de dénonciation calomnieuse,dénonciation mensongère entraînant des recherches inutiles. On ne s’amuse pas avec ce genre de faits susceptibles d’être lourds de conséquences. Et en ce qui me concerne, je l’ai touché du doigt dans une autre affaire où des enquêteurs pétris de leurs certitudes, et forts des déclarations d’une « victime », ont failli provoquer le suicide d’un homme considéré comme suspect alors que tout n’était que mensonge…Je pense que ce sont des affaires qui doivent être gérées avec tact, tant on n’est jamais sûrs de rien.
Cette petite histoire pour vous montrer que non, la garde à vue ne concerne pas forcément que les autres. Elle peut venir un jour frapper à votre porte sans crier gare, sans que vous n’ayiez rien fait de répréhensible. On vous prendra en photo, on relèvera vos empreintes, on vous prélèvera votre ADN alors que vous n’avez rien à vous reprocher. Vous irez en cellule alors que pour vous, il s’agit d’une chose réservée aux criminels, ceux dont vous estimez ne pas faire partie. Depuis la réforme, vous aurez droit à un avocat, ce qui représente un réel soutien lorsque l’on se retrouve face à des accusations, qu’elles soient fondées, farfelues ou erronées. Pour l’heure, ce dernier n’aura pas accès à l’entier dossier, peut—être qu’un jour cela changera, CEDH oblige : un bien pour les mis en cause et leurs avocats pour le respect des droits de la défense, peut—être moins pour les enquêteurs, c’est à voir, enfin tout dépend du type d’enquête, de la nature des faits objets de la procédure. Cela amènera sans doute de nouvelles méthodes de travail, ou un fonctionnement différent dans la gestion des enquêtes.
Ceci étant, outre son côté violent eu égard à la privation de liberté qu’elle impose, la garde à vue a aussi servi, dans le cadre de cette affaire à vérifier les dires des parties et ainsi prouver l’innocence d’André. Cette mesure sert également à cela si le principe du à charge et à décharge, est respecté.
Addendum d’Eolas :
Merci à Gascogne et Fantômette de bien avoir voulu participer à cette œuvre à quatre mains, et un immense bravo et merci à Tinotino qui a fait le plus gros du travail d’écriture et du service après vente en commentaires.
Je ferai bientôt une apostille (ce dernier billet est assez long comme ça) pour développer un peu mes réflexions sur le rôle de l’avocat en garde à vue au regard de ce cas précis. J’en profiterai pour répondre une bonne fois pour toute à l’argument sur le rapport des avocats à la vérité que Simone Duchmole reprend régulièrement en commentaires. Des idées reçues risquent de se voir tordre le cou. Mais là, je file, j’ai stage de macramé.