Pourquoi se gêner ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 19/11/2013
Sans tomber dans la partialité politique, on a le droit de s'interroger sur la libération des paroles honteuses et des comportements inadmissibles au cours de ces dernières semaines.
Le 18 novembre, dans les locaux de Libération, un tueur fou a grièvement blessé, avec un fusil, un assistant photographe atteint d'une balle de chevrotine, une autre ayant touché le plafond, puis a quitté les lieux. Au cours de la même journée, il a ouvert le feu devant la tour de la Société générale à la Défense puis a pris un automobiliste en otage jusqu'aux Champs-Elysées, en indiquant qu'il venait de sortir de prison, avant de disparaître (Le Figaro).
Le 15 novembre, il avait déjà proféré des menaces de mort à BFMTV non sans lancer en partant : "La prochaine fois je ne vous raterai pas".
Un signalement précis a été donné de lui et un appel à témoins diffusé.
Cette irruption meurtrière dans un journal est gravissime et exceptionnelle par son caractère tragiquement inédit.
En même temps, elle n'est que le paroxysme - aujourd'hui - de violences, de saccages et d'impunités qui donnent l'impression à beaucoup de citoyens que la France n'est plus véritablement gouvernée ni protégée. L'intolérable, à tous niveaux, du moindre au crime, se donne la permission d'exister. Il y a des délibérations intimes et des attitudes destructrices qu'un certain terreau nourrit.
C'est sans doute injuste mais si on veut bien regarder la réalité en face et ne pas se contenter de considérations morales qui à chaque fois aboutissent à condamner le Front national qui serait responsable de tout ce qui surgit de mauvais dans notre pays, force est de constater que le pouvoir et ses méthodes sont à incriminer.
Les destructions en Bretagne ou ailleurs, la facilité avec laquelle les matériels d'utilité publique sont incendiés et dégradés, l'exaspération fiscale, les blocages projetés par des agriculteurs qui affirment n'en plus pouvoir, ces fronts qui naissent spontanément ou inspirés sur un territoire national qui ne sait plus où donner de la révolte, l'épisode très inquiétant du préfet de Haute-Savoie molesté alors qu'il accompagnait des policiers lors d'un contrôle de nuit, constituent autant de signes du délitement de l'autorité de l'Etat découlant d'abord de la perte de confiance, justifiée ou non, en l'autorité de notre président de la République.
Et, je suis navré de devoir le répéter, d'un climat général de laxisme que la philosophie pénale et l'approche judiciaire de notre garde des Sceaux ont instauré et qui altère considérablement le civisme au quotidien. Tristement, Nicolas Demorand a dû reconnaître "une violence élevée" dont souvent ce quotidien - avec son partenaire en information éthique : Le Monde - sous-estime l'impact sur le commun des citoyens.
Cette autorité défaillante a été perceptible d'emblée dans la conduite de l'équipe gouvernementale et les couacs et les dysfonctionnements ne sont pas à tourner en dérision : ils ont révélé comme en haut l'improvisation et l'amateurisme n'étaient pas réprimés de sorte qu'en bas, personne n'avait peur de cet appareil désarmé.
Difficile d'identifier dans chacune de ces manifestations des éléments intrinsèques qui leur seraient communs.
Pour n'évoquer que l'attaque criminelle contre Libération, je ne suis pas persuadé qu'elle soit le fait d'un dessein cohérent et structuré visant à cibler la démocratie, la liberté d'expression et les médias. S'agissait-il d'une entreprise de haine à l'encontre - banque, télévision, presse écrite - de tout ce qui était susceptible d'apparaître comme institutionnel, officiel ? Ou bien plutôt d'un malade animé par un anarchisme basique, sauvage et meurtrier, tenté par la médiatisation de sa folie et de sa répétition ?
Je sais que l'esprit humain, de gauche ou de droite, a besoin de projeter sur le chaos choquant d'attitudes singulières une rationalité qui rassure, un sens qui nous remette dans les paysages familiers de la psychologie classique même dévoyée.
Ce qui est sans équivoque à la source de toutes ces transgressions, qu'elles se baptisent politiques, économiques, sociales ou qu'elles viennent de tréfonds obscurs et malfaisants, que les délits et les crimes les constituent ou les revendications multiples d'une France éclatée, tient à cette certitude qu'on n'a plus à se gêner. Que tout est permis puisque non seulement peu est effectivement réprimé mais que l'exigence même de sévérité est affectée. Puisque discutée. Le président ne sort de son équanimité bienveillante et tolérante que pour le racisme et l'antisémitisme, les seuls maux et mots impardonnables.
Le père d'Albert Camus lui disait : "Un homme, ça s'empêche". Une société, aussi, devrait savoir "s'empêcher" mais encore faudrait-il qu'on l'aidât à prendre conscience et acte de cette interdiction si par ignorance ou désinvolture elle la tenait pour rien.
Ce n'est pas à l'évidence la voie que le gouvernement a choisie. Une parole qui n'imprime plus, une rigueur qui n'a que le verbe, un désordre qu'on ne parvient même plus à analyser et donc à contrôler, des intelligences brillantes mais déconnectées, un optimisme qui à force débilite plus qu'il n'encourage, une permanente et lassante évaluation citoyenne pour nos gouvernants : bonne volonté mais pourraient mieux faire.
Pourtant, il y a des personnalités, des caractères, des envies d'authenticité. Le ministre Stéphane Le Foll qui est envoyé à Mots croisés comme la victime sacrificielle d'un socialisme en naufrage s'en sort à chaque fois remarquablement bien. Parce qu'heureusement il n'a pas tout pris de son maître en politique, François Hollande. Stéphane Le Foll, lui, parle à peu près de manière carrée, nette, sans fioritures et il ne semble pas être totalement étranger à l'exigence de sincérité, au besoin de vérité. J'ai aimé que sans détour il dénonce l'emploi de la violence dans toutes les situations et sur tous les registres. D'abord, un refus absolu à décréter. Un grand pas pour une gauche qui souvent comprend pour s'épargner le courage de sanctionner.
Tout ce qui, jour après jour, défigure la France et la rend indigne de la République idéale que chacun porte en soi. Tout cela vient - j'entends le singulier et le pluriel, les solitudes coupables comme les multitudes et leur bonne conscience - de cette interrogation : "Pourquoi se gêner" ?
Pourquoi, en effet, puisque l'Etat laisse faire et ne cesse pas, par socialisme, de théoriser ses insuffisances et ses impuissances ?