Les Gilets jaunes : en route vers la haine du désespoir...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 17/02/2019
D'abord il faut cesser de ventiler les Gilets jaunes (GJ) comme si à un certain moment d'union évidente, de dérives et de violences, ils n'étaient pas tous jaunes mais verts, noirs, mauves ou bruns et ainsi de suite !
Il serait trop facile aujourd'hui de les créditer de ce que leur combat pouvait avoir de positif et de les exonérer par principe de son durcissement, de ses outrances, de ses désordres et de ses indignités. Ce serait d'une certaine manière faire preuve de condescendance à leur égard. Ils sont, par exemple pour les événements du 16 février, collectivement responsables et il est juste de s'en tenir à cette solidarité pour l'analyse.
De moins en moins nombreux, ils sont de plus en plus murés et vindicatifs. Leur haine est un désespoir.
Et une honte.
Les GJ ne sont pas seulement confrontés à l'exécutif mais surtout à eux-mêmes (Mediapart).
Ils ont été, je l'admets, une représentation de la France entière avec sa diversité, ses contrastes, ses perversions, sa simplicité et ses grandeurs mais qui peut nier qu'au fil du temps et de leurs inlassables et à la longue préjudiciables manifestations du samedi, ils se sont réduits à un noyau dur de moins en moins composite, de plus en plus excité et même quelquefois délirant.
Il n'y a plus d'autre débouché à leur haine que l'expression paroxystique de celle-ci, caractérisée à Lyon par l'attaque effrayante d'une voiture de police, ailleurs par la dégradation d'une permanence de député LREM, sur un autre registre par des propos ostensiblement séditieux et pathétiques parce que révélateurs d'une impuissance consciente d'elle-même.
Il y a eu surtout l'agression et les odieuses insultes antisémites adressées à quelqu'un que j'ai eu l'honneur et le bonheur non seulement de rencontrer sur des plateaux mais de questionner longuement à deux reprises : Alain Finkielkraut. Face à ce groupe éructant des "sioniste de merde" et autres saletés, j'ai aimé son silence, sa dignité et son refus de déposer plainte (mais le Parquet de Paris a ouvert une enquête). Il a déclaré que certains étaient prêts à le frapper mais "il n'a pas eu le temps d'avoir peur" (LCI).
Il m'importe peu de savoir qui se trouvait dans ce misérable aréopage : extrême gauche, extrême droite, soraliens, déçus de la politique, débiles, patriotes amers, frange islamiste ou racistes compulsifs. Mais ils portaient des gilets jaunes et ce point culminant de l'ignominie à l'égard d'une personnalité qui n'avait jamais méprisé leur combat - contrairement à un BHL toujours négatif - était doublement scandaleux. Parce qu'il était profondément injuste. Parce qu'il était lâche.
J'ai le bonheur de travailler à Sud Radio dont le président est Didier Maïsto et le directeur général Patrick Roger. Le premier très engagé en faveur de la cause des GJ, soucieux d'une honnête et équitable information à leur sujet, adepte d'une parole sincère, contestable peut-être mais décapante, laisse le second diriger une rédaction libre, indépendante et pluraliste. Avec des vertus qui, quelle que soit la conjoncture troublée ou non, sont nécessaires à la rectitude médiatique. Cette alliance a pour avantage de nous faire réfléchir en acceptant parfois de penser contre nous-mêmes.
Cette haine du désespoir me semble incontestable et probablement va-t-elle encore s'amplifier parce que les GJ se heurtent au mur du réel et du pouvoir comme une abeille erratique contre une vitre immobile.
Ils n'en peuvent plus d'attendre, d'espérer pour rien et de sentir qu'ils perdent la maîtrise que la singularité de leur effervescence collective et majoritairement soutenue leur avait donnée. De plus en plus ils s'abandonnent à un absolutisme, à une intransigeance qui seraient comiques s'ils ne démontraient pas le délitement d'un mouvement acharné à aspirer au tout ou rien. Le dialogue certes mais à son seul profit.
Ils n'en peuvent plus de demeurer spectateurs furieux d'un théâtre d'ombres qui leur paraît offensant pour leur vraie vie, leur rage d'égalité. Les discussions de la France officielle - la date du référendum s'il y en a un, ses sujets possibles, les élections européennes, les mille incongruités d'une démocratie dont ils affirment qu'elle ne les concerne plus, les débats entre seuls journalistes, l'arrivée d'Alain Juppé au Conseil constitutionnel, les anecdotes de la politique politicienne - leur sont totalement étrangères et en même temps nourrissent leur sentiment que le réel et le peuple, ce sont eux et que le reste est factice.
A cette sensation s'ajoute leur vision orientée et indignée de ce qu'ils ciblent comme une "Justice deux poids deux mesures" et si on accepte les confusions procédurales et leur manière de mêler des situations différentes, leur émoi n'est pas totalement absurde. Comment peuvent-ils comprendre Alexandre Benalla en liberté et s'affirmant soutenu par le président, malgré sa violation du contrôle judiciaire et l'ancien boxeur condamné en comparution immédiate ? Comment leur haine peut-elle ne pas être irriguée par des exemples d'indulgences ici et de rigueurs là, d'une multitude d'interpellations et de défèrements judiciaires à leur détriment et d'une moindre vigilance et réactivité, avant eux, pour d'autres ?
Y a-t-il encore une chance pour qu'ils ne soient que sur la route vers la haine du désespoir et qu'ils ne soient pas encore arrivés à mauvais port ? Je ne sais.
Il faut continuer à faire aux GJ l'honneur d'une condamnation sans nuance quand ils la méritent et d'une sympathie lucide à l'égard de l'essence initiale de leur lutte. Pour exister, pour venir de la périphérie vers le coeur de la France.
L'honneur d'une complexité qu'ils mettent dorénavant, eux, totalement au rancart.