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« Casse toi pov’con » : Encore un cerceau pour la Cour de cassation !

Actualités du droit - Gilles Devers, 15/03/2013

Lorsque je suis arrivé au Barreau, en 1985, nous étions passionnés par le...

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Lorsque je suis arrivé au Barreau, en 1985, nous étions passionnés par le droit européen et les horizons qui s’ouvraient, suite à la réforme décidée par François Mitterrand e,t mise en œuvre par son ministre de la justice du moment, à savoir le recours individuel devant la CEDH. En 1985, les pesanteurs étaient multiples, refusant d’admettre que la justice nationale se renforcerait en se confrontant au meilleur du droit international… et je dois constater qu’en 2013, c’est toujours le même tableau…

La Cour de cassation avance de défaite en défaite, cerceau après cerceau, comme incapable de saisir ce droit des principes, tant que la leçon ne lui a pas été donnée par une juridiction internationale. La semaine dernière, la Cour de cassation (5 mars 2013, n° 12-81891) a estimé valable une condamnation pénale par la loi anti-niqab, s’assurant une défaite dans quelques années par le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU, pour discrimination et violation de la liberté de religion. Hier, c’est la CEDH (14 mars 2013, n° 26118/10) qui a condamné crument la Cour de cassation – et plus encore son premier président – pour violation de la liberté d’expression. Oh le mauvais élève…

 

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L’histoire, c’est la visite de Sarko à Laval, le 28 août 2008. Alors, que le passage du cortège présidentiel est imminent, notre ami Monsieur Eon brandit un petit écriteau sur lequel est inscrit « casse toi pov’con », en référence au propos présidentiel du 23 février 2008, lors du Salon del’agriculture. Les deux évènements avaient fait la une.

Notre ami a été poursuivi pour offense au président de la République, délit prévu et réprimé par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881, une infraction toujours très contestée vu les contours flous de « l’offense ».

Commençons par le parcours judiciaire en douce France.

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I – Le parcours judiciaire en douce France

1/ TGI de Laval, 6 novembre 2008

Le tribunal correctionnel a retenu la culpabilité et prononcé une amende de trente euros avec sursis. Voici la motivation.

« Le jour de la visite du Président (...) le prévenu (...) a cru bon de brandir un petit écriteau sur lequel était inscrite la copie conforme servie à froid d’une réplique célèbre inspirée par un affront immédiat.

« Si le prévenu n’avait pas eu l’intention d’offenser, mais seulement l’intention de donner une leçon de politesse incongrue, il n’aurait pas manqué de faire précéder la phrase « casse toi pov’con » par une formule du genre « on ne dit pas ».

« En faisant strictement sienne la réplique, il ne peut valablement soutenir qu’il n’avait pas l’intention d’offenser. La question du deux poids, deux mesures, évidemment sous‑jacente, ne se pose même pas, puisque la loi entend protéger la fonction de président de la République, et que Monsieur Eon ne peut se targuer comme simple citoyen d’être traité d’égal à égal.

« Le délit d’offense au président de la République est ainsi parfaitement caractérisé ».

2/ Cour d’appel Angers, 24 mars 2009

La cour a confirmé le jugement, mais elle a savamment peaufiné la motivation.

Elément matériel

« La définition du Petit Larousse, dans ses éditions de 1959, 2002 et 2006, ne varie quasiment pas : l’offense est une notion qui se définit par une parole ou une action qui blesse quelqu’un dans sa dignité, dans son honneur ; en droit, c’est la dénomination particulière de l’outrage envers les chefs d’état (1959) ou encore outrage commis publiquement envers le président de la République (...) et qui constitue un délit (2006).

« La jurisprudence admet que le délit est matériellement constitué par toute expression offensante ou de mépris, par toute imputation diffamatoire qui, à l’occasion, tant de l’exercice de la première magistrature de l’Etat, que de la vie privée du président de la République, est de nature à l’atteindre dans son honneur ou dans sa dignité ou dans sa considération. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur le fait que qualifier le président de la République de « pauvre con » revient à l’offenser.

« Or, le petit écriteau comportant la phrase incriminée constitue bien une publicité d’un message qui peut être réalisée par des placards ou des affiches exposés au regard du public (article 23 de la loi de 1881). Ainsi, la matérialité des faits est établie.

Elément intentionnel

« La formule « casse toi pov’con », qualifiée par les premiers juges de réplique célèbre, ne dispense pas de s’interroger sur le caractère offensant de ce propos, lequel n’est pas tombé dans le domaine public et n’est donc pas devenu d’usage libre et dénué de tout caractère offensant. Autrement dit, le prévenu ne peut arguer de sa bonne foi.

« A cet égard, la cour relève que M. Hervé Eon est un militant, ancien élu socialiste de la Mayenne, qui venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national ; combat politique qui s’était soldé, quelques jours avant la venue du chef de l’Etat à Laval, par un échec cuisant pour le comité de soutien car cette famille venait d’être reconduite à la frontière. M. Eon a expliqué à la cour qu’au moment des faits, il était à tout le moins amer. Dès lors son engagement politique (corroboré par la qualité du témoin et sénateur cité par le prévenu) et la nature même des propos employés, parfaitement prémédités, exclut définitivement toute notion de bonne foi.

« La cour adoptera donc les motifs des premiers juges qui ont considéré que le prévenu ne pouvait valablement soutenir qu’il n’avait pas l’intention d’offenser.

« Les faits sont établis par les éléments matériels et intentionnels rappelés ci-avant. C’est donc à bon droit que les premiers juges ont estimé qu’il résultait de l’ensemble de ces données que la culpabilité du prévenu devait être retenue ».

La cour d’appel a par ailleurs relevé que le requérant n’avait pas souhaité présenter des excuses, interdisant ainsi le prononcé d’une dispense de peine et noté qu’au bulletin no 1 du casier judiciaire du requérant figurait une condamnation pour un acte de destruction d’une culture comportant des organismes génétiquement modifiés. Elle en a conclu que la peine prononcée était parfaitement adaptée à la nature des faits commis et à la personnalité de Monsieur Eon.

3/ Cour de cassation, 14 mai 2009, 15 juin et 15 septembre 2009

Monsieur Eon a demandé l’assistance d’un avocat au titre de l’aide juridictionnelle, mais le bureau d’aide juridictionnelle a rejeté sa demande au motif « de l’absence de moyen de cassation sérieux ».

Il a formé un recours, mais par une ordonnance du 15 juin 2009, le premier président de la Cour de cassation a confirmé le refus pour « absence de moyen sérieux de cassation ». Wouahou… Avec le recul, ça fait mal…

Pas découragé, notre ami a poursuivi la procédure mais l’avocat qui avait été mandaté pour inscrire le pourvoi a fait savoir qu’il n’entendait pas déposer de mémoire ampliatif. Monsieur Eon a confirmé, expliquant ce retrait de l’avocat par  l’impossibilité de payer les honoraires réclamés.

Le 27 octobre 2009, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi.

 

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II – Ce que répond la CEDH

Le plus intéressant est le fond, mais deux questions de procédures retiennent l’attention.

1/ Non-épuisement des voies de recours internes

Le Gouvernement estimait que tous les recours internes n’avaient pas été épuisés, car Monsieur Eon aurait pu solliciter une dérogation de délai auprès du président de la chambre criminelle aux fins d’un dépôt d’un mémoire personnel, (CPP, art. 585-1) ce qu’il n’a pas fait.

La CEDH rappelle que ce critère de l’épuisement des voies de recours doit être entendu « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif », et souligne que le bureau d’aide juridictionnelle et le premier président de la cour avaient dit qu’ « aucun moyen de cassation sérieux ne pouvait être relevé ». Aussi ne pas avoir déposé de mémoire au greffe de la Cour de cassation ne peut  être opposé à Monsiuer Eon (Gnahoré ; Si Amer).

2/ Absence de préjudice important

Le Gouvernement soutenait ensuite que notre ami n’avait subi aucun préjudice important, et il demandait à la Cour de rejeter le recours par application de l’article 35 § 3 b) de la Convention amendée par le Protocole no 14, aux termes duquel une requête peut être déclarée irrecevable au motif que « le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne ».

La Cour répond que l’appréciation de la gravité d’une violation doit être aussi faite compte tenu à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée (Shefer ; Berladir). Or, l’importance de cette affaire pour Monsieur Eon et son impact public conduisent à retenir l’affaire.

Cette motivation très intéressante mouche le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la loi anti-niqab. Le Conseil s’était contenté de dire qu’il ne pouvait y avoir de violation des droits fondamentaux avec une amende de 150 €… Argument nul.

3/ Une sanction pénale disproportionnée

Sur le fond, il s’agit de savoir si la sanction était « nécessaire » pour atteindre le but légitime poursuivi, à savoir la protection de la fonction présidentielle.

La Cour fait ici référence à ses classiques sur la liberté d’expression (Mamère ; Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July). La Cour, sans se substituer aux juridictions internes compétentes, doit vérifier si les motifs invoqués pour limiter la liberté d’expression apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy ; Zana).

L’expression « Casse toi pov’con », brandi lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, est littéralement offensante à l’égard du président de la République, mais la question est d’analyser ce propos à la lumière de l’ensemble de l’affaire.

D’abord, il s’agir d’une critique de nature politique. Monsieur Eon est un militant, ancien élu, qui venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national, et le lien est certain entre son engagement politique et les propos employés. Or, 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat politique et des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens ; Vides Aizsardzības Klubs ;Lopes Gomes da Silva).

Ensuite, en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, Monsieur Eon a choisi d’exprimer sa critique sur le mode de l’impertinence satirique. Or, la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler ; Alves da Silva ; Tuşalp).

Vient la conclusion :

« 61.  La Cour considère que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d’intérêt général sans lequel il n’est pas de société démocratique (Alves da Silva).

« 62.  Eu égard à ce qui précède, et après avoir pesé l’intérêt de la condamnation pénale pour offense au chef de l’Etat dans les circonstances particulières de l’espèce et l’effet de la condamnation à l’égard du requérant, la Cour juge que le recours à une sanction pénale par les autorités compétentes était disproportionné au but visé et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

En résumé :

- l’infraction d’offense au président de la République n’est pas contestée;

- son application sera bien difficile dès lors que le contexte est politique, et qu’il y aura sur le fond un argument ou de l’esprit satirique.

Le droit est dit, et il vous reste à préparer vos pancartes pour la prochaine visite du leader minimo…


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