Le peuple coupable de Christiane Taubira ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 14/05/2014
Il ne faut pas lâcher. Il ne faut pas la lâcher.
Je sais, à force c'est lassant. J'y viens, j'y reviens, je persiste, je m'incruste et je confirme. Ce n'est pas nous qui allons chercher des noises à Christiane Taubira, c'est elle qui vient nous causer du souci assez régulièrement.
Nous ne sommes pas coupables des offenses profondes ou dérisoires qu'elle inflige à la Justice et à la démocratie. Nous prenons les coups et elle garde l'aura, la gloire.
Le propre de tout pouvoir n'est sans doute pas une propension à l'abus mais, dans une autarcie aveugle et sourde, une déplorable tendance à une inconditionnalité de conservation et de repli.
Qu'on en juge.
Parce qu'elle n'a pas voulu chanter la Marseillaise et que des polémiques ont surgi à ce sujet.
Pour le président de la République, elles sont "ridicules". Pour le Premier ministre, "absurdes". Pour le ministre Rebsamen, il y a "un relent de racisme" et pour la ministre Filippetti, c'est "ignoble" (France Inter). Pour le Secrétaire d'Etat André Vallini, la polémique est "stérile et absurde" et "personne ne peut douter un instant que Taubira aime la République".
Fermez le ban !
Non, pas tout à fait puisque le sociologue de gauche Michel Wieviorka estime que c'est "le degré zéro de la politique" et que cela démontre "qu'on n'est pas capable de débattre de son action politique au sens large" (le Parisien).
Je passe sur la désinvolture méprisante des réactions politiques. Il n'est pas honteux de considérer que cette abstention de Christiane Taubira pose un problème même si la controverse, aussi compréhensible qu'elle soit, ne mérite pas cette intensité médiatique et que pour ma part je n'en tirerais pas la conclusion d'André Bercoff dans un excellent article : "Un ministre, ça chante la Marseillaise ou ça démissionne !" (Figaro Vox).
Je néglige la mise en garde condescendante de Christiane Taubira, comme si elle avait vocation à donner des leçons, à l'égard des responsables politiques contre les "facilités d'utilisation du bien commun pour créer des polémiques".
A l'occasion de cette commémoration de l'abolition de l'esclavage, la ministre a expliqué que, plutôt que de chanter la Marseillaise dont elle ne connaissait pas toutes les paroles, elle avait préféré se recueillir, s'épargnant ainsi "un karaoké d'estrade". Cette dernière expression qui a beaucoup choqué, comme s'il s'agissait d'un vulgaire divertissement, replacée dans son contexte n'a rien de scandaleux et ce serait lui intenter un mauvais procès que de demeurer sur ce plan. D'autant plus que le rituel républicain n'imposait rien.
Pour ma part, quoi qu'on pense de l'obligation ou non de chanter la Marseillaise pour un ministre - en soi, il me semble que ce serait convenable -, je suis surtout frappé par le fait que Christiane Taubira se complaît en permanence dans une posture de singularité, voire d'incongruité, presque de provocation, qui la rend chère à la gauche pure, d'évitement mais révèle un atypisme aux effets dévastateurs pour la mission qui lui a été confiée puis renouvelée.
Christiane Taubira a besoin de se distinguer, de se séparer du commun.
De la même manière qu'elle refuse de dialoguer avec des gens "qui ne pensent pas", elle n'est à l'évidence pas accordée à la banalité des attentes populaires, à la triste réalité des traumatismes causés par la délinquance et la criminalité, à la monotone et ordinaire répétition des dysfonctionnements et des agressions pénitentiaires, à l'implacable et lassante récrimination d'une France qui n'a pas le loisir de s'abandonner à l'esthétique de la parole, au confort humaniste de la belle âme inactive mais se trouve confrontée au quotidien aux mille facettes de l'insécurité et à une justice qui déçoit parfois autant qu'elle est nécessaire. Il y a, dans la complicité naturelle et bienfaisante avec tout le monde, pour un ministre l'opportunité d'une compréhension et d'une action exemplaires.
Christiane Taubira est un garde des Sceaux inadapté à une République plongée dans des temps difficiles et douloureux. Elle se regarde, s'écoute, se recueille mais si elle pouvait une seconde sortir d'elle-même, elle serait saisie. Elle aurait des tâches sur la planche. Plus une seconde pour nous éblouir ou nous énerver avec ses attitudes surprenantes, paradoxales.
Michel Wieviorka est injuste quand il met en parallèle l'incident de la Marseillaise et la politique de Christiane Taubira en déplorant que celle-ci ne soit pas discutée alors que celui-là serait surexploité.
D'abord, le peuple est-il coupable parce que le pouvoir n'a tiré aucune leçon du désastre des élections municipales pour ce qui concernait la forte revendication de justice et d'autorité ?
Ensuite, le peuple est-il coupable parce qu'au lieu de réfléchir sur les peines plancher et la rétention de sûreté durant cette période où heureusement elles ont survécu, le pouvoir va probablement les abolir en juin-juillet 2014 en préférant son dogme à l'enseignement trop insupportable du réel ?
Enfin, le peuple est-il coupable parce qu'après une inaction de quelque deux ans, à marche forcée la ministre de la Justice va accoler, je le crains, son nom à une loi, épée de bois superfétatoire, doublon avec le sursis probatoire déjà dénué de moyens matériels et humains, accablant les juges de l'application sous le nombre, et donc inévitablement condamné à ajouter ses conséquences négatives à celles de son jumeau ? Est-ce cela, la révolution tant attendue, si espérée que Christiane Taubira, contre son désir de départ, a choisi en définitive de rester pour la présenter au Parlement ? Après le mariage pour tous, la catastrophe pour tous ?
Le peuple est-il coupable de n'être pas écouté ?
Les citoyens et, j'ose le dire, moi-même ne sommes pas comptables de Christiane Taubira. Il n'y a pas un nouveau délit démocratique qui serait inventé et qui imposerait de faire silence quand tout, au contraire, incite à protester et à refuser ce qui nous est promis comme une grâce alors que ce sera notre peine.
Les fautes, les erreurs, l'idéologie et le mépris entêté et solitaire de Christiane Taubira relèvent de la seule ministre qu'elle est. Un ministre, cela se combat, cela se conteste, cela se contredit. Ou bien faut-il considérer que sur ce point également Christiane Taubira prétend jouir d'un statut à part, d'un cumul idéal ?
En bénéficiant de la gloire de ministre et, à la fois, de l'impunité tranquille et discrète du citoyen ?