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L'ENM à la peine

Justice au singulier - philippe.bilger, 7/12/2012

Il n'y a pas de grand magistrat, de grand avocat par décret. C'est une invention, chaque jour, par la pratique, technique, éthique et talent mêlés. Alors, au moins l'ENM sera à l'honneur.

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Terrible, navrant constat. "Il y a une hémorragie de candidats à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM)... et le nombre d'étudiants inscrits au concours d'entrée a chuté de 63% en quinze ans" (Le Monde).

A dire le vrai, ce déclin ne m'étonne que par son ampleur. Il m'apparaissait évident, quand j'avais l'honneur d'être magistrat, et encore plus depuis que j'ai quitté ce beau métier pour vivre et demeurer entre deux mondes, celui d'hier et celui du barreau. La magistrature telle qu'elle était conçue telle qu'elle se vivait, telle qu'elle se présentait, n'était plus à même de susciter l'enthousiasme et la passion que la justice et son service auraient dû naturellement susciter.

Dans l'excellent article d'Alexandre Stobinsky qui a inspiré mon billet, on tente d'expliquer cette désaffection. Il me semble toutefois qu'on élude, autant qu'on peut, les raisons profondes, offensantes pour le corps et son expression collective, qui motivent la moindre attirance pour l'ENM au fil des années.

Il ne faut pas se leurrer, la qualité d'une Ecole dépend très largement de l'aura de ses chefs. Entre un Richard Descoings et une personnalité sans charisme, il y a de la marge. Je suis obligé de reconnaître que, parmi les Directeurs de l'ENM que j'ai croisés, il y en a eu d'estimables mais cela ne suffit pas pour faire d'une Ecole une Ecole exemplaire, une Ecole qui séduit et qui tente les meilleurs des étudiants. J'ai rarement été invité en ma qualité de magistrat parce qu'on préfère éviter les dissidents pourtant infiniment classiques plutôt qu'offrir aux auditeurs des visions peut-être singulières mais roboratives et vigoureuses. La finalité d'une intervention extérieure n'est pas d'aggraver les états d'âme et les troubles de conscience d'une jeunesse éprise de droit, de justice et d'action mais de lui démontrer qu'elle a raison de s'engager avec force et légitimité dans une voie royale, autant, pour ne pas dire plus, que celle des élèves avocats.

Pour ne pas manquer à mon devoir d'honnêteté, je ne suis pas persuadé qu'un Gilbert Azibert louvoyant, sans audace intellectuelle ni mentalité de "gagneur" ait été, par exemple, un choix idéal pour l'ENM. Je suis conduit, au sujet de Xavier Ronsin l'actuel Directeur, à souligner que sa photographie m'est devenue familière à force de la voir dans des revues juridiques pour des inaugurations et célébrations mais que pour le reste qui est l'essentiel, je ne sais rien de lui et je ne l'ai jamais rencontré. Tout de même, juste un détail qui pour moi veut dire beaucoup. Au moins à deux reprises, à quelques mois d'intervalle, je me suis permis de lui adresser une documentation sur l'Institut de la parole que je préside et qui aurait pu intéresser les auditeurs. Je ne sais ce qu'il est advenu de ces transmissions puisque ni de son secrétariat ni de lui-même je n'ai eu l'heur de recevoir le moindre accusé de réception. Ce n'est pas insignifiant, bien au contraire. Ce n'est que trop révélateur d'une magistrature qui, dans quelque exercice que ce soit, n'a jamais pris la peine de cette élémentaire courtoisie : répondre, remercier, intégrer, réagir et faire signe. Quand le minime commence de la sorte, l'important ne sera pas plus brillant à l'évidence !

En revanche, à mon grand dam de magistrat honoraire, la Directrice de l'Ecole du Barreau de Paris, Elizabeth Menesguen, n'est pas pour rien dans sa fréquentation accrue et dans l'afflux de ces jeunes gens qui, en dépit de l'extrême difficulté de la profession d'avocat, viennent chercher enseignement, expérience et confirmation de leurs élans.

Grâce à elle, tout ce qui m'a été promis a été tenu. Cela a été un bonheur de pouvoir mêler ces fraîches exaltations à la mienne lors d'échanges qui me sont restés en mémoire.

J'insiste beaucoup, peut-être trop, sur la fonction de ces "leaders" parce qu'elle est capitale. Sans exemplarité ici, on n'en aura pas davantage là, dans cette base qui espère tout et ne supporterait pas d'être déçue.

Rémi Finkelstein, sur un autre plan, comme professeur de psychologie sociale, souligne qu'on "a beaucoup tapé sur la profession durant les années Sarkozy. Le déficit d'image est profond". Cette conclusion est pertinente mais, bien avant ce funeste quinquennat pour l'honneur et la considération de la magistrature, celle-ci était en butte à une sorte de populisme négatif traditionnel et elle en sortait tout de même victorieuse pour le nombre de candidatures à l'ENM. Ce qui est surprenant, c'est de n'avoir pas vu s'accroître son influence durant cette période car celle-ci aurait dû, pour la justice, la morale publique, les exigences de vérité et d'équité, rendre encore plus nécessaires et multiples les vocations.

Cela montre à quel point l'environnement, la pédagogie et les hiérarchies judiciaires n'ont pas eu le talent ni l'intelligence de tirer profit, pour ce service public fondamental, de ce quinquennat où la magistrature au fil des jours n'aurait eu qu'à répliquer à ce Pouvoir que les "petits pois" et elle faisaient deux.

Comme la directrice de la deuxième prépa de France à l'ENM, je pense que la motivation des étudiants pour l'ENM n'est pas liée aux rémunérations. Heureusement d'ailleurs ! Mais elle est nourrie par l'opportunité d'une mobilité fonctionnelle, la grandeur de leur rôle au sein de l'Etat et le sens du service public de la justice.

Cette hiérarchie des valeurs et des préoccupations est rassurante car en dépit d'un syndicalisme qui n'a eu que trop tendance à insister sur ce qui faisait défaut plus que sur ce que nous aurions dû donner, plus sur nous-mêmes que sur le citoyen, plus sur notre petitesse matérielle que sur notre noblesse démocratique et notre obligation de résistance à tout ce qui prétendait nous réduire, nous dégrader, l'esprit collectif de ces candidats à l'ENM voit juste et place la République au-dessus de tout. Et donc sublime ainsi leur avenir. Il y a eu toujours quelque chose de destructeur dans ce hiatus entre le respect qui était attendu de l'Etat et un comportement souvent étriqué, corporatiste, qui tranchait avec l'honneur qu'on réclamait.

Au-delà de ces considérations, et malgré ceux qui s'imaginent que les passions, les enthousiasmes naissent du droit, des théories et de la froide objectivité d'esprits guère mobilisateurs, comme le barreau sait s'irriguer avec de grands exemples et continue à cultiver ses gloires et ses talents d'aujourd'hui - Henri Leclerc, Jean-Louis Pelletier, Eric Dupond-Moretti, Hervé Temime, Jean-Pierre Mignard, Georges Kiejman, etc. -, la magistrature devrait s'inspirer de cette personnalisation. Je crains que ce voeu demeure pieux. Rien n'est plus affligeant pour la hiérarchie et l'évaluation judiciaires que de devoir sortir d'une grisaille homogène et admettre donc que, dans la masse de ce corps, tout le monde ne se vaut pas et que penser en rasant les murs n'est pas de meilleur aloi que de le tenter en pleine lumière avec le recours à la parole.

Pour que l'ENM ne soit plus à la peine mais un lieu magique pour la culture générale, le pouvoir maîtrisé, l'urbanité, le langage et, en général, l'allure qui fera que le futur magistrat se respectera, respectera et donc se fera respecter, la première des solutions est de la vivifier par le recours à des personnalités qui, de l'avis de tous ceux qui ne se laissent pas prendre aux apparences médiatiques, seront les mieux fondées à enseigner cette règle aux auditeurs de justice.

Il n'y a pas de grand magistrat, de grand avocat par décret. C'est une invention, chaque jour, par la pratique, technique, éthique et talent mêlés.

Alors, au moins l'ENM sera à l'honneur.


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