Le maître Hollande et les voix pour rien
Justice au singulier - philippe.bilger, 24/04/2014
Il y a des épisodes plus éclairants sur la démocratie que la vie officielle de l'Etat et le spectacle parlementaire.
Quand une voix surgit du peuple et vient interpeller le président de la République, par exemple.
A Carmaux, François Hollande, venu pour célébrer Jean Jaurès - une personnalité si riche, si puissante, si remarquable à tous points de vue que l'étiqueter socialiste est un carcan bien trop étroit pour elle ! -, avant de prononcer son discours, a été arrêtée par une citoyenne, Yveline Roux, qui s'est adressée à lui avec vigueur.
Elle a déjà le mérite d'avoir eu l'audace de le faire alors qu'un impressionnant appareil de protection et un service d'ordre conséquent avaient été mis en place.
Encore un triste mimétisme avec les voyages en province de Nicolas Sarkozy qui offrait en définitive seulement à un noyau de privilégiés l'honneur de sa présence. Quand le président légal et légitime est contraint de se séparer du pays réel, force est de considérer qu'il y a là comme un dysfonctionnement républicain.
Yveline Roux a reproché vertement à François Hollande : "vous ne tenez pas vos promesses". Il l'a écoutée poliment, je ne sais s'il lui a répondu quelque chose, et il a continué son chemin. Sans doute d'autres habitants ont-ils crié des encouragements ou des critiques à son égard mais c'est elle seule qu'on a vue et à laquelle le reportage lors du journal télévisé de TF1 a fait un sort.
Elle s'est expliquée en soulignant qu'elle "avait essayé de parler pour beaucoup de gens".
Je perçois ce qu'il pourrait y avoir d'immédiatement rassurant dans le fait d'avoir une proximité telle avec le président de la République qu'une parole puisse aisément lui être destinée et qu'éventuellement elle soit même susceptible, sinon de lui apprendre quelque chose ou de le convaincre, au moins de l'étonner et de le plonger sans détour dans un quotidien qui, à défaut de cette brusquerie, lui serait demeuré étranger.
Mais je ressens davantage le pathétique d'une telle démarche, d'une confrontation tellement inégale entre le pouvoir et l'un de ses sujets qu'elle révèle plus un manque, une béance par rapport à une conception politique authentique, qu'une chance ou une opportunité.
J'entends bien que paradoxalement, si la multitude des opposants sur tel ou tel projet n'est pratiquement jamais prise en considération - dans tous les sens du terme - et même parfois molestée, une voix singulière, que le président de la République, sur son passage, a l'obligation d'enregistrer, est investie d'un impact plus fort, particulier.
En même temps, cette espérance citoyenne de pouvoir faire changer les choses par cette invocation directe est illusoire et manifeste à quel point, forcément, aucune évolution ne s'accomplira qui ne sera pas décrétée, élaborée par le fait du prince et dans la tête du président de la République.
Yveline Roux aura eu beau parler "pour beaucoup de gens", cela ne modifiera en rien cette pente fatale de notre démocratie qui exclut de plus en plus le peuple de ce qui le regarde et rend vaines en tout cas ses attentes, ses protestations et ses indignations.
Cette citoyenne sincère de Carmaux prévenait François Hollande de ce que les promesses faites à la gauche n'avaient pas été tenues en matière économique et sociale. Elle aurait pu aussi déplorer que sur le plan pénal et dans le domaine judiciaire, rien n'était plus insupportable au pouvoir en place que la possible irruption du peuple dans un débat qui pourtant était fondamentalement le sien.
Un jour, j'en suis persuadé, notre République sera lassée de s'entendre traiter par ses présidents successifs sur ce mode vulgaire, définitif et déprimant : causez toujours, vous ne m'intéressez pas !