Secret du délibéré et liberté de conscience
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 17/10/2013
Précieux et rare débat que celui qui s'est tenu, jeudi 17 octobre, devant le tribunal correctionnel de Meaux, à l'occasion des poursuites exercées contre un juré qui a violé le secret du délibéré de cour d'assises.
En 2010, Thierry Allègre, chef cuisinier, est l'un des douze jurés tirés au sort pour juger un homme accusé de viol sur mineure. Le procès vient en appel après une condamnation en première instance. L'affaire est de celles, tristement ordinaires, qui opposent la parole de l'un à la parole de l'autre et qui soumettent les juges à la quête fragile, douloureuse, faillible, de leur intime conviction. Comme tout pénaliste rompu aux assises, Me Hubert Delarue, qui assure la défense de l'accusé, sait l'angoisse qui étreint les citoyens jurés dans ces moments où ils vont devoir choisir entre l'acquittement ou la condamnation d'un homme.
Avant que la cour ne se retire, il leur rappelle donc dans sa plaidoirie qu'ils ont le droit de voter "blanc" s'ils ont un doute et que ce doute bénéficiera à l'accusé. Les portes de la salle des délibérés se ferment. Quelques longues heures plus tard, l'accusé est reconnu coupable et condamné.
De ce qui s'est passé pendant ces heures, on n'aurait jamais rien dû savoir, conformément au serment prêté par chaque juré. "Vous jurez et promettez (...) de vous décider (...) avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions".
Mais Thierry Allègre, qui a voté en faveur de l'innocence, parle. A Me Delarue, d'abord. Puis en accordant un entretien au Parisien en avril 2011, dans lequel il dénonce l'attitude de la présidente, qui aurait selon lui tout fait pour orienter le vote des jurés et surtout leur aurait signifié dès le début des discussions qu'elle ne voulait pas de vote blanc. Il se dit convaincu que cette phrase a fait pencher les indécis en faveur de la culpabilité. L'affaire intéresse évidemment au plus haut point l'avocat de la défense qui, entre temps, a obtenu une décision de cassation de l'arrêt de condamnation de son client sur d'autres motifs et qui compte bien s'appuyer sur cet épisode avant d'affronter un troisième procès d'assises.
Mais l'enjeu va au-delà de ce cas particulier et pose la question, récurrente, de l'influence exercée par les magistrats professionnels sur les jurés. "Je ne suis pas un redresseur de tort, mais je me suis senti lésé" a indiqué Thierry Allègre, pour expliquer au tribunal les raisons qui l'avaient poussé à violer son serment. Pour les citoyens tirés au sort, dit-il, "la robe rouge [celle du président] incarne la loi, l'autorité. On a le respect. Et quand une présidente nous dit qu'elle ne veut pas de vote blanc, on ne se permet pas de lui poser une question de procédure pénale", assure-t-il.
Deux autres jurés qui ont participé à ce délibéré ont accepté de venir témoigner. Leur situation est pour le moins inconfortable, entre le président du tribunal qui leur rappelle qu'ils sont tenus au secret et la pression des quatre avocats de Thierry Allègre qui se relaient autour d'eux pour les inciter à s'en affranchir.
La première, une jeune femme, confirme avoir entendu la phrase de la présidente contre le vote blanc. Mais au président du tribunal qui lui demande si elle a eu le sentiment d'une pression, elle répond par la négative: "Je n'ai pas mal vécu ce délibéré. Je n'ai senti ni manipulation, ni pression. J'étais libre de ma décision."
Le second, un homme solide qui tient scrupuleusement à respecter son serment, refuse de donner le moindre écho de ce qui s'est dit dans la salle. Mais en quelques mots simples, il résume la situation souvent inconfortable des juges citoyens face aux magistrats professionnels. "Nous, on s'exprime avec les mots de tous les jours. On n'a pas la compétence", dit-il. Mais lui aussi assure avoir pris sa décision "en [son] âme et conscience".
Entre accusation et défense s'engage alors un débat passionnant. Me François Saint-Pierre se place sur le terrain des libertés fondamentales. Le serment de secret que prêtent les jurés et son corollaire, les poursuites pénales en cas de violation - la peine encourue est d'un an d'emprisonnement et de 3750 euros d'amende - ne sont, selon lui, conformes ni à la liberté de conscience, ni à la liberté d'expression. "Thierry Allègre est un lanceur d'alerte. Il a ressenti ce délibéré comme une violation de sa conscience", dit-il. En refusant de se taire sur ce qu'il considère avoir été un "comportement illégal" de la présidente, il répond à une "obligation de citoyen à laquelle il ne peut déroger".
Evoquant en écho "l'état de nécessité" - n'avoir d'autre ressource que celle de violer la loi pour sauvegarder un intérêt supérieur - dans lequel se trouvait, selon lui, le juré, Me Frank Berton a lancé: "Vous préférez une justice de lâches et de silencieux?"
A ces arguments en faveur de la relaxe de Thierry Allègre, le procureur André Ribes avait opposé une autre vision du secret du délibéré. Il a rappelé que ce secret est d'abord une protection accordée à ceux qui jugent. S'ils sont libres, souligne-t-il, c'est justement parce qu'ils ont la garantie que rien ne sortira de la salle des délibérations.
"La démocratie est un combat, a-t-il observé. Et la manipulation fait partie de la vie en société. Oui, dans une salle de délibérés, il y a le "sachant" - le juge professionnel - qui connait le droit. Mais sur l'innocence ou sur la culpabilité, chacun se bat pour que ce soit son idée qui l'emporte. Et lors du vote, la voix du magistrat professionnel n'est pas prépondérante. Il est l'égal du juré".
"Thierry Allègre a fait un choix honorable. Mais il n'en est pas moins condamnable", a-t-il conclu en requérant contre lui trois mois avec sursis.
Délibéré le 28 novembre.