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La vie d'Adèle : un long fleuve trouble

Justice au singulier - philippe.bilger, 15/10/2013

Je suis persuadé qu'il était hors de question, pour quelque critique que ce soit, de se faire passer pour un conservateur même éclairé en portant sur cette Vie d'Adèle et son réalisateur un regard à la fois admiratif, ironique et lucide. Il fallait que tout fût exceptionnel puisque la provocation était au rendez vous. Pourtant, comme Kechiche aurait mérité d'entendre des objections qui n'auraient pas flatté son contentement de soi mais sans doute rendu exceptionnelle sa prochaine oeuvre ! La vie d'Adèle : un long fleuve trouble.

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J'ai vu dimanche le film d'Abdellatif Kechiche : La vie d'Adèle.

2 heures 58. Deux actrices exceptionnelles, particulièrement Adèle Exarchopoulos.

Peu m'importent les controverses liées aux conditions de tournage, à la fronde des techniciens et à la manière dont le réalisateur a traité les deux comédiennes avec, selon l'une d'elles, un sadisme artistique obsessionnel.

Kechiche grand cinéaste.

Impossible de le nier : il y a des preuves constantes, fulgurantes, indépassables du talent, voire en certaines circonstances, du génie de Kechiche pour filmer la vie, le naturel, la substance même du terreau quotidien, l'affrontement des personnalités, l'odeur des repas, l'atmosphère des familles, les découvertes, les curiosités et les peurs d'une jeune fille de 15 ans, la recherche de son identité, la présence obsédante du désir dans un monde à dominante homosexuelle, la douleur de la rupture, la détresse des visages quand ils sont abandonnés, trahis.

Mais Keckiche intarissable et narcissique.

Il n'y a pas une scène dans ce film qui n'en finit pas qui ne soit pas trop longue. Aucune séquence, même la plus anodine si ce créateur persuadé de son importance veut bien admettre qu'il en existe, ne se plie à un rythme plausible. Tout s'étire, est poussé jusqu'à une insupportable durée et le paradoxe tient alors au fait que si le contenu est spontané et libre - dans l'immédiateté, l'offrande ou les larmes -, la structure choisie par le cinéaste porte ces moments au comble de la lassitude et de l'épuisement : ceux du spectateur. Maurice Pialat, qui était un adepte du naturel, ne le dégradait pas par une ostensible répudiation du temps vraisemblable. A force, Kechiche apparaît moins comme un fabuleux maître d'oeuvre que pour un arrogant qui, en filmant, ne sait jamais se défaire de soi et vous déclare en permanence : "Admirez l'artiste"! Kechiche se contemple dans son film, ce qui explique les trois heures composées d'instants inoubliables mais répétitifs. Il arrive que la vie sache imiter le bon cinéma et soit rapide sans être expéditive. Celle que représente Kechiche se plaît à se montrer et, à cause de cette exhibition, perd parfois ce qu'il lui rêve de vérité définitive.

Avec un Kechiche voyeur.

Ce n'est pas le puritanisme qui m'inspire même si clairement je préfère la retenue intelligente, sensible, suggestive aux points mis sur les corps et aux interminables gymnastiques sexuelles certes de deux belles actrices mais tout de même parfaitement inutiles. En tout cas l'une d'elles durant six minutes, et d'autres plus rapides mais avec la volonté, toutes, de démontrer le tour de force - un art quasiment pornographique fascinant et, à la fois, détournant le spectateur - et de constituer le cinéaste non plus comme un metteur en scène mais comme l'ordonnateur complaisant et jamais rassasié de frénésies qui ralentissent l'histoire plus qu'elles ne l'irriguent. Comment Kechiche pourrait-il justifier que même pour illustrer l'incandescence du désir et du plaisir, il faille tant de minutes et et de positions pour nous faire appréhender ce que quelques secondes ou une minute auraient suffi à faire surgir chez nous ? Il n'est pas neutre que les longueurs constantes de ce film soient, pour la sexualité, démesurément amplifiées. Comme si Kechiche n'en avait jamais assez. Face à une telle surabondance, je devine plus la jouissance de l'homme que l'exigence de l'artiste.

Et un Kechiche absurdement adulé.

Le film, paraît-il, a obtenu la Palme d'or à Cannes en toute dernière extrémité parce que, malgré la présidence de Spielberg, je suis persuadé que le plus grand festival mondial se serait senti déshonoré s'il n'avait pas donné une prime à cette audace, une sorte de mélodrame lesbien à coeur et à ciel ouvert.

Mais les dithyrambes des médias, les quotidiens extasiés, Le Monde lui consacrant l'éditorial de première page et une critique où le ravissement le disputait à la ferveur - ce n'était plus un film mais le Saint-Sacrement -, Libération empli d'aise parce qu'au moins Kechiche ne lésinait pas sur le réalisme sexuel, une multitude de compliments, d'éloges, sauf, évidemment, de la part de l'impeccable Jean-Christophe Buisson qui, tout en appréciant le film, l'estimait longuet et osait discuter la durée des scènes torrides (France Inter) !

Je suis persuadé qu'il était hors de question, pour quelque critique que ce soit, de se faire passer pour un conservateur même éclairé en portant sur cette Vie d'Adèle et son réalisateur un regard à la fois admiratif, ironique et lucide. Il fallait que tout fût exceptionnel puisque la provocation était au rendez-vous. Pourtant, comme Kechiche aurait mérité d'entendre des objections qui n'auraient pas flatté son contentement de soi mais sans doute rendu exceptionnelle sa prochaine oeuvre !

La vie d'Adèle : un long fleuve trouble.


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