La Turquie ouvre une nouvelle page politique
Actualités du droit - Gilles Devers, 7/06/2015
C’était hier les législatives dans la Turquie que j’adore. Et comme j’adore la Turquie, je donne deux chiffres d’emblée : participation de 85%, et seulement 16,5% pour l’extrême droite.
- Tu vois ce que je veux te dire ?
- Oui, j’ai pigé.
- Tu as vu aussi le sortant (depuis 2002) qui est à 41 % et non pas à 20% ?
- Oui, j’ai vu.
- Alors, écoute bien ce que dit ce grand peuple turc.
La Mosquée Fatih
L’enjeu de ces législatives
Historiquement, les législatives sont les élections décisives, car la Constitution place au cœur du système le gouvernement, qui doit être investi par le Parlement. Donc, tout passe par la majorité au Parlement, selon un vote dissocié de la présidentielle. Parfaitement démocratique.
Depuis 2002, l’AKP dirigé par Erdogan, un parti libéral de droite, avec une forte influence musulmane, avait gagné assez largement pour avoir la majorité absolue au Parlement. Cela a été la grande époque d'Erdogan, un sacré politique qui après avoir relevé Istanbul comme maire, a été un moteur pour le développement économique et l’ouverture sociale de la Turquie.
Erdogan ne pouvait plus être premier ministre, selon les statuts de l’AKP, et il s’est présenté aux présidentielles, avec l’idée d’emballer la machine pour obtenir une majorité parlementaire de plus de 60%, pour réformer la Constitution, en faisant basculer le centre du pouvoir vers la présidence. Erdogan Imperator, le grand thème de notre presse, c’était réducteur, mais c’était un peu ça quand même.
Alors ces résultats ?
L’AKP ressort en tête, ce qui ne surprend personne, avec 41% des suffrages (ce qui fait fantasmer Hollande-le-rat-bougri). 259 sièges sur 550 : pas de majorité absolue, et l’AKP va devoir former un gouvernement de coalition.
C’est le parti kurde HDP (Parti démocratique du peuple) qui fait la plus belle opération de ce scrutin. Avec un score de 12 ,5 %, il crève le plafond des 10% qui lui interdisait d’être représenté au Parlement. Par le passé, il s’était fondu dans un groupe « indépendant », avec 29 sièges, peu visibles. Le voilà à 78 sièges, poussé par une vraie dynamique électorale, et avec un excellent leader, Selahattin Demirtas : « Nous avons remporté une grande victoire. Ceux qui veulent la liberté, la démocratie et la paix ont gagné, ceux qui veulent l'autoritarisme, qui sont arrogants et qui se considèrent comme les seuls détenteurs de la Turquie ont perdu ». Avant d’ajouter, cinglant : « Le débat sur la présidence exécutive et la dictature a pris fin en Turquie avec ces élections ».
Le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) est à 25,2% avec 131 sièges, et son président, Kemal Kiliçdaroglu, savoure : « Nous avons mis un terme à ce qui était une ère de répression par des moyens démocratiques. La Turquie a gagné, la démocratie a gagné ».
Bon dernier, le Parti de l'action nationaliste (MHP, extrême droite), à 16,5% avec 82 sièges.
Quelles causes ?
On a le résultat, à étudier, et avant de dire ce que les électeurs turcs ont dans la tête, soyons prudents. Ceci étant, de discussions avec de bons amis, se dégagent quelques pistes. A vous qui connaissez bien la Turquie de nous dire, et contredire.
- La magnifique croissance de l’économie, à plus 8%, est un souvenir, et si l’économie se tient, ce souffle qui faisait passer tant de choses ne joue plus.
- Un groupe dirigeant, qui patauge dans l’argent, les avantages et la corruption, ça crée de la distance. Il y a eu trop d’échos sur des affaires d’enrichissement personnel, sans suite judiciaire. Et un palais à Ankara décalé du monde…
- L’idée d’un président qui décide de tout, avec un pays qui tourne comme un gros moteur, ce n’est plus la Turquie, la page est tournée.
- La volonté de Erdogan d’être leader dans la chute d’EL-Assad est une chose, mais objectivement la frontière Sud est devenue une passoire pour les djihadistes venus d’un autre monde, alors que les populations du Nord de la Syrie sont le mêmes que celles du Sud de la Turquie : sunnites, chiites et alevis. Ce vote est alors un message de première importance, pour des peuples qui ne voient aucun avenir dans ces guerres de destruction.
- Le HDP a su sortir de la logique kurde, pour s’ancrer comme mouvement démocratique turc. C’est le seul parti qui a respecté la parité et s'est ouvert aux mouvements sociaux. Dans le même temps, le HDP est clairement dominant dans le Sud-Est, comme le fruit des choix de politique étrangère d’Erdogan, qui a laissé les Kurdes au feu des djihadistes importés.
Et maintenant que va-t-il se passer ?
La Constitution laisse un délai de 45 jours pour que le gouvernement obtienne un vote d’investiture.
Le CPH et le HDP ont dit non, et bien avant le vote. Le HDP s’est engagé à poursuivre le processus de paix et à ne faire aucune alliance avec l’AKP.
Alors, un accord entre l’AKP et le MHP ? Contre nature et difficile à envisager après une campagne lors de laquelle les deux partis se sont écharpés.
Aussi, la perspective la plus réaliste est le constat de l’impossibilité de former un gouvernement dans les 45 jours, avec de nouvelles élections législatives, qui seront tenues par ce deux questions :
- Erdogan peut-il renverser cette logique de la défaite ?
- Les oppositions peuvent-elles trouver un accord de gouvernement, et se présenter unies, seule condition de la victoire ?
Entre temps, va venir l’échéance du 30 juin, soit la dead-line pour l’accord sur le nucléaire iranien, qui d’une manière ou d’une autre, va remodeler l’avenir de la région.