Repenser les conditions d’émancipation de la création à l’heure du numérique
:: S.I.Lex :: - Lionel Maurel (Calimaq), 29/09/2014
La revue Mouvements consacre son 79ème numéro au thème des "(Contre)-pouvoirs du numérique". Après le traumatisme causé par les révélations de l’affaire Snowden, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la capacité d’Internet et du numérique à servir la cause de l’émancipation. L’équipe de rédaction de la revue Mouvements a rassemblé un semble de contributions pour essayer de savoir si Internet était vraiment devenu un "grille-pain fasciste", pour reprendre la formule choc de Titiou Lecoq ? Abordant des sujets aussi variés que les révolutions arabes, les fablabs, Wikileaks, l’Open Data ou la surveillance de masse, le numéro invite à dépasser la désillusion en recourant à une analyse critique des promesses du numérique pour mieux les réinvestir.
J’ai eu la chance d’être invité à contribuer à ce numéro par le biais d’un article consacré aux relations entre la création et le droit d’auteur à l’heure du numérique. J’avais déjà été amené à écrire à plusieurs reprises sur ce sujet, mais il était intéressant de reprendre ces réflexions sous l’angle de la question de l’émancipation. En effet, si l’on regarde bien, l’émancipation de la création constitue à la fois la promesse du droit d’auteur et celle d’Internet. Mais il s’agit de deux conceptions différentes, et par bien des côtés antagonistes, de l’émancipation, qui s’affrontent depuis près de deux décennies à présent.
Je poste ci-dessous l’introduction de cet article et vous renvoie sur le site de la revue Mouvements pour la suite, où l’équipe de rédaction a accepté de poster en accès gratuit la version intégrale. Parmi les articles figurant dans ce 79ème numéro, je vous recommande également une interview de Philippe Aigrain, Benjamin Sonntag et Laurent Chemla, qui retrace l’histoire de la Quadrature du Net et le sens des engagements de notre association en faveur des libertés numériques.
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L’avènement d’Internet aurait dû permettre de mettre dans les mains du plus grand nombre des moyens de création et de publication sans précédent. Mais à cause des tensions autour du respect du droit d’auteur sur Internet, on constate au contraire un effritement graduel des droits culturels des individus, ainsi qu’une dégradation de la condition des auteurs. Pour exprimer le plein potentiel d’émancipation porté par le numérique, il importe de reconfigurer le droit d’auteur dans le sens d’un meilleur équilibre, ainsi que d’aborder de front les questions de financement de la création dans un contexte nouveau d’abondance des auteurs.
« L’imprimerie a permis au peuple de lire ; Internet va lui permettre d’écrire ». Cette citation de Benjamin Bayart1 est sans doute l’une de celles exprimant le mieux les espérances placées dans le pouvoir émancipateur d’Internet. Depuis la Renaissance et l’avènement de l’imprimerie, l’accès à la connaissance et à la culture n’a cessé de progresser, mais c’est avec Internet que des moyens de publication autrefois réservés à un petit nombre ont pu réellement être mis dans les mains d’une part significative de la population.
Combinée à l’architecture distribuée du Net, cette capacité de publication immédiate, sans contrôle préalable, ouvre théoriquement à la multitude la possibilité de se constituer en auteur de contenus, à même de trouver une audience sans passer par le truchement des intermédiaires classiques maîtrisant l’accès aux médias2. À l’abondance des contenus, caractéristique de l’évolution du web, répond aussi une abondance des auteurs dans nos sociétés. Cette conséquence de la révolution numérique est sans doute insuffisamment prise en compte, alors qu’elle en constitue l’un des aspects fondamentaux. Dans l’environnement analogique, les auteurs restaient rares et les industries culturelles avaient pour but premier de gérer – voire d’organiser -cette rareté ; dans l’environnement numérique, la qualité d’auteur s’est répandue d’une manière difficilement contrôlable, sans que socialement on ait encore réellement tiré toutes les conséquences qu’une telle mutation implique.
Ces caractéristiques de l’environnement numérique offrent aux individus un potentiel d’émancipation très puissant. L’effet d’« empowerment culturel » est si radical que certains estiment que la liberté d’expression n’était qu’une « pétition de principe3 » pour la majorité de la population avant l’avènement de la toile. La multiplication des blogs, l’essor de l’auto-publication en matière de livre, le foisonnement des vidéos et de la musique en ligne, l’explosion de la photographie amateur, l’avènement de sites collaboratifs comme Wikipédia sont autant de signes qu’Internet a bien produit une rupture décisive dans l’accès aux moyens de création d’objets culturels4. Ils matérialisent le « droit de participer à la vie culturelle », proclamé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Pourtant, ce n’est pas cette dimension émancipatrice qui est généralement mise en avant lorsqu’on évoque les rapports entre la création et le numérique.
L’attention se focalise bien davantage sur les tensions persistantes entre le respect du droit d’auteur en ligne et les pratiques d’échange de fichiers favorisées par Internet. L’assimilation juridique de ces pratiques à de la contrefaçon et leur stigmatisation par le discours dominant sous le terme de « piratage » éclaire d’une autre lumière les activités des individus. En cherchant à accéder gratuitement aux œuvres produites par les différentes filières culturelles, ceux-ci mettraient en danger leur équilibre économique et in fine, compromettraient la capacité des auteurs professionnels à créer de nouvelles œuvres. C’est sur la base de cette nouvelle version de la « tragédie des communs » appliquée au champ culturel que le droit s’est engagé depuis près de vingt ans dans une spirale répressive visant à réprimer le partage des œuvres en ligne, notamment lorsqu’il s’effectue de pair-à-pair (P2P) en tirant partie de l’architecture décentralisée du réseau.
À l’origine, le droit d’auteur était pourtant fortement ancré dans cette idée d’émancipation. Avant la création de ce droit à la Révolution française, les auteurs restaient dépendants de protecteurs pour assurer leur subsistance, qu’ils s’agissent du Roi, de seigneurs, de l’Église ou d’acteurs économiques comme les imprimeurs libraires5. Le droit d’auteur, en assurant aux créateurs une rémunération proportionnelle associée à chaque exploitation de leurs œuvres, visait à leur donner les moyens de dégager un revenu, afin de subvenir à leurs besoins et de se consacrer pleinement à leur activité créatrice, sans avoir à exercer d’activité professionnelle complémentaire. C’est ce compromis, qui avait réussi à se maintenir pendant deux siècles en s’adaptant aux évolutions technologiques, qui serait aujourd’hui remis en cause par le pouvoir de dissémination d’Internet.
Pour autant, la focalisation dans le débat public sur la question du piratage empêche sans doute de porter un regard plus global sur Internet pour mieux en apprécier l’ambiguïté de ses effets. Malgré les possibilités théoriques qu’il offre en termes d’accès, de diffusion et de création de la culture, l’environnement numérique a sans doute conduit, principalement à cause de la volonté de réprimer le piratage, à un effritement graduel des droits culturels des individus, qui ont régressé par rapport à ce qu’ils étaient dans l’environnement analogique. De son côté, la condition des auteurs s’est sans doute dégradée, notamment parce que leur dépendance vis-à-vis des intermédiaires s’est paradoxalement accrue. Une lecture critique des effets réels d’Internet sur le champ culturel invite à repenser en profondeur les conditions de l’émancipation à l’heure du numérique. Un tel effort passe par une reformulation du droit d’auteur, sur le modèle que le mouvement des licences libres6 a commencé à dessiner. Mais une réflexion plus large doit sans doute être menée pour déterminer quels moyens une société « œuvrière7 », caractérisée par une profusion d’auteurs en son sein, souhaite leur accorder pour leur donner les moyens effectifs de créer.
Retrouver la suite de l’article sur le site de la revue Mouvements.
Notes :
1 B. Bayart, « La neutralité du réseau », in La Bataille Hadopi, InLibroVeritas, 2009.
2 Le support papier permettait certes déjà théoriquement à un large nombre d’écrire, mais la publication en direction d’un public restait tributaire d’intermédiaires nombreux, alors qu’elle peut être immédiate avec internet.
3 L. Chemla, « La liberté dans sa plus simple expression », Libération, 22 février 2013 : http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2013/02/22/bbs-la-liberte-dans-sa-plus-simple-expression_951444
4 A. Gunthert, « La culture du partage ou la revanche des foules », L’atelier des icônes, 4 mai 2013 : http://culturevisuelle.org/icones/2731
5 Cf. A. Latournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », Multitudes, 2001, 5, p. 37-62.
6 Cf. B. Jean, « Option libre : du bon usage des licences libres », Framasoft, 2011 : http://framabook.org/option-libre-du-bon-usage-des-licences-libres/
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