Le bon Robocopyright et le mauvais Robocopyright (à propos de l’affaire « Dancing Baby »)
:: S.I.Lex :: - calimaq, 16/09/2015
Dans le fameux sketch des Inconnus, on se souvient qu’il y avait le bon chasseur et le mauvais chasseur… mais qu’il était difficile de distinguer ce qui les différenciaient réellement ! En ce qui concerne les robocopyrights – ces systèmes automatisés de retrait de contenus mis en place sur des plateformes comme YouTube ou Dailymotion -, les choses risquent d’être différentes : il semblerait qu’on soit désormais en mesure de faire la différence entre les bons et les mauvais, suite à une importante décision de justice rendue cette semaine aux États-Unis à propos de la portée du Fair Use (Usage équitable).
La revanche du bébé qui danse…
L’affaire portait sur le retrait de la vidéo « Dancing Baby », postée en 2007 sur Youtube par l’américaine Stephanie Lenz, montrant pendant 29 secondes son jeune enfant dansant sur la musique « Let’s Go Crazy » du chanteur Prince. La société Universal Music, détentrice des droits sur le morceau, a adressé une notification de retrait à YouTube, en s’appuyant sur le DMCA (Digitial Millenium Copyright Act) en invoquant une violation du copyright.
Rare sont les internautes qui contestent ce type de demandes lorsqu’ils en reçoivent, mais notre héroïque maman ne l’a pas entendu de cette oreille et elle a choisi de porter l’affaire devant la justice. L’association américaine de défense des libertés numériques EFF a décidé de l’épauler dans ce contentieux pour provoquer une jurisprudence symbolique en faveur de la liberté d’expression en ligne. L’argument principal invoqué pour la défense de « Dancing Baby » était l’application du fair use, cette disposition de la loi américaine sur le copyright, qui veut que certains usages d’une oeuvre protégée peuvent ne pas être considérés comme des infractions au droit d’auteur lorsqu’ils sont jugés « loyaux » ou « équitables ». Pour le déterminer, les tribunaux utilisent une série de quatre critères : 1) la nature et le caractère de l’usage (transformatif, commercial, pédagogique ?), 2) la nature de l’oeuvre réutilisée (publiée ou non ?), 3) la proportion de l’oeuvre réutilisée (en entier, seulement un extrait ?), 4) l’impact de la réutilisation sur le marché potentiel de l’oeuvre.
Or une grande majorité des commentateurs estimaient qu’une reprise de 29 secondes de la chanson de Prince diffusée en fond d’une vidéo familiale constituait à l’évidence un cas couvert par le fair use, notamment parce qu’un tel usage était absolument sans incidence sur le marché de cet énorme tube… Cependant les avocats d’Universal ont justement choisi de tenter d’esquiver le débat sur le fond, en soulevant un argument d’une autre nature pour écarter le fair use. Ils ont soutenu que l’usage équitable ne constitue qu’un simple « moyen de défense », permettant de s’exonérer de la responsabilité d’une violation du droit d’auteur lorsqu’on est attaqué en justice par un titulaire de droits, mais pas une prérogative que l’on peut revendiquer positivement comme un droit devant les juges (ce que faisait ici Stephanie Lenz, puisque c’est elle qui a attaqué Sony en justice et non l’inverse).
Au final, plus de 8 ans après les faits, la Cour d’appel de San Francisco a choisi de donner raison à cette mère en colère face à la major de la musique. Son raisonnement a été de considérer que les règles du DMCA applicables aux notifications de retrait adressées aux hébergeurs de contenus doivent être interprétées comme impliquant que les titulaires de droits prennent en considération le fair use avant d’envoyer les demandes de retrait.
Grain de sable en vue pour Robocopyright ?
Comme le salue EFF, cette décision est une grande victoire pour le fair use et les usages en ligne. Elle va aussi avoir pour conséquence de rendre plus difficile l’usage du copyright à des fins de censure. Mais ce jugement va aussi certainement avoir un impact non négligeable sur le déploiement de systèmes automatisés de repérage et de notification de retrait des contenus. En effet, l’affaire Dancing Baby remonte à 2007, date à laquelle Youtube, fraîchement racheté par Google, a commencé à mettre en place son système de filtrage automatique ContentID. Ce dernier permet aux titulaires de droits de fournir des empreintes des oeuvres musicales et audiovisuelles que le système va alors repérer automatiquement dans les vidéos chargées par les internautes sur la plateforme. L’ayant droit peut alors indiquer à YouTube s’il souhaite autoriser l’usage avec un partage des recettes publicitaires si l’usager monétise la vidéo ou au contraire, le sanctionner, en lui infligeant un avertissement (« strike »).
Or ce type de systèmes automatisés commettent souvent des erreurs (parfois complètement burlesques…) dans l’identification des contenus. Mais ils sont par ailleurs rigoureusement incapables d’apprécier l’application d’une notion aussi fine et aussi complexe que le fair use. Le jeu des quatre critères constitue encore une combinatoire trop subtile pour qu’une machine soit en mesure de l’apprécier par le biais d’un algorithme.
Il y a déjà des cas où des titulaires de droits ont fini par transiger avec des internautes en raison de demandes de retrait abusives n’ayant pas tenu compte du fair use. Par exemple, le mashup « Buffy vs Edward » a été remis en ligne en 2013 après que le studio Lion’s Gate se soit rétracté devant la masse des protestations qui affirmaient que la vidéo relevait du fair use. En 2014, l’avocat Lawrence Lessig avait aussi obtenu d’un label de musique une réparation financière négociée à l’amiable après le retrait de la vidéo d’une de ses conférences dans laquelle il utilisait un extrait de morceau de musique.
Mais ici pour la première fois, avec cette décision sur Dancing Baby, les choses vont plus loin, puisque le procès est allé à son terme et que le jugement indique qu’un titulaire s’en remettant uniquement à une notification automatique de retrait envoyé par un robocopyright s’exposerait en retour à une action en justice, pouvant l’amener à verser des dommages et intérêts à l’internaute lésé. Cela signifie donc qu’une intervention humaine devrait logiquement systématiquement avoir lieu avant l’envoi d’une plainte pour vérifier au préalable l’application du fair use.
Vers une intervention humaine systématique ?
Cette décision de justice risque donc de remettre en cause de déploiement de solutions algorithmiques d’application du droit d’auteur, qui tendaient jusqu’alors à se généraliser sur Internet. YouTube est en effet loin d’être la seule plateforme concernée. On retrouve ces systèmes automatiques sur son concurrent Dailymotion, mais aussi sur Vimeo, sur SoundCloud, sur Twich, sur Dropbox, et nombreux sont les titulaires de droits employant des sociétés spécialisés dans la traque robotisée des contenus, chargées d’expédier en masse des demandes de retrait de liens hypertexte aux moteurs de recherche.
Des millions de demandes de retrait automatisées envoyées à Google chaque semaine… pour un chiffre record de 345 millions en 2014.
Il se pourrait bien que la décision de justice « Dancing Baby » remette en cause ces modes de fonctionnement, en poussant les plateformes à réintégrer des humains dans le processus. On a d’ailleurs pu voir que c’est le choix effectué par Facebook cet été pour le déploiement d’une solution propre d’identification des vidéos sur sa plateforme. Après avoir subi de fortes pressions pour réguler la circulation des vidéos partagées par ses utilisateurs, Facebook a en effet annoncé la mise à disposition d’un système pour signaler aux titulaires de droits la présence de contenus contrefaisants. On pouvait craindre le pire quant à la solution technique que Facebook choisirait, car la firme de Mark Zuckerberg a déjà déposé un brevet assez orwellien sur un « Robocopyright social » censé déterminer d’après votre profil et vos contacts si vous avez une « propension à pirater » !
Mais de manière assez surprenante, ce n’est pas le choix qui a été fait par Facebook. Le système annoncé ne sera pas entièrement automatisé, à la différence du ContentID de Google. Les titulaires de droits auront visiblement accès à un « tableau de bord » pour indiquer à Facebook les contenus pour lesquels ils souhaitent qu’une surveillance soit effectuée. En cas de repérage automatique, des notifications leur seront envoyés et ils devront choisir d’effectuer manuellement une demande de retrait. Un humain restera donc à la manoeuvre dans tous les cas.
Un « bon » robocopyright est-il possible ?
La question qu’on peut se poser en conclusion, c’est de savoir si la mise en place d’un « bon » robocopyright est possible ou non ? Commençons déjà par préciser qu’hélas, les internautes français ne vont pas bénéficier de la décision « Dancing Baby, » dans la mesure où le fair use est un mécanisme propre à la loi américaine. Chez nous, les usages ne sont couverts que par des exceptions limitées comme la courte citation (hélas inapplicable en matière de vidéos) ou la parodie. Or la jurisprudence de la Cour de cassation a statué en 2006 que les exceptions au droit d’auteur ne sont pas des « droits » que les utilisateurs d’oeuvres peuvent revendiquer positivement en justice (conclusion de la funeste affaire « Mulholland Drive »). On peut donc penser qu’un juge français saisit d’une affaire similaire à celle du Dancing Baby n’aurait pas donné raison à l’internaute… Pour prendre un exemple concret, le youtubeur français Mozinor pourrait donc sans doute difficilement faire valoir son « droit » à la parodie face aux studios Marvel qui avaient exigé l’an dernier le retrait d’une de ses vidéos reprenant des extraits du film « Captain America : le soldat de l’hiver ».
Les pressions sont par ailleurs fortes en France pour inciter les plateformes à déployer toujours davantage de systèmes de filtrages automatisés. C’est ainsi l’une des propositions fortes du rapport Imbert-Quaretta pour lutter contre la « contrefaçon commerciale », qui envisage d’utiliser des robocopyrights pour appliquer des « injonctions de retrait prolongées » afin d’éviter la réapparition de contenus déjà signalés par les titulaires de droits. Il n’y a pas eu pour l’instant de velléités de traduction dans la loi de cette proposition, mais il faudra fortement surveiller le processus d’adoption de la future loi sur la Création pour vérifier qu’aucun parlementaire ne s’en inspire pour déposer un amendement…
Plus profondément, il me semble que les systèmes automatisés d’application du droit d’auteur devrait être complètement interdits. Les robocopyrights sont des sortes de « drones » juridiques, se substituant aux humains pour appliquer le droit, avec les mêmes questions éthiques au final que les drones militaires. On ne devrait jamais s’en remettre à des algorithmes pour appliquer la loi et même des systèmes semi-automatiques, comme celui que met en place en ce moment Facebook, ne constituent pas à mes yeux des compromis acceptables. Les robocopyrights sont les instruments privilégiés de la « police privée du droit d’auteur » qui progresse toujours un peu plus sur Internet et leur généralisation menace nos libertés en ligne.
La décision « Dancing Baby » peut contribuer à juguler quelque peu cette extension croissante du domaine des machines sur l’humain. Mais s’il n’est pas possible d’interdire complètement les robocopyrights, à tout le moins les plateformes qui choisissent de les déployer devraient perdre automatiquement l’immunité de principe que leur confèrent les législations sur la responsabilité des hébergeurs de contenus (DMCA aux Etats-Unis, LCEN chez nous). Cela revient à dire qu’il ne pourra jamais exister de « bons robocopyrights » : ils resteront toujours une des pires monstruosités techno-juridiques que nous aura apporté la guerre au partage…
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