Le pape joue avec le feu, avec la foi...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 12/07/2015
Ce doit être l'air de l'Amérique du Sud qui a inspiré au pape François des discours radicaux, tant pour l'écologie que pour la doctrine sociale.
Les accents avec lesquels il a évoqué celle-ci en Bolivie - où le président Evo Morales est tenté par un quatrième mandat après une révision de la Constitution - dépassent largement ce que ce pape formidable et atypique a déjà, pour la foi, l'authenticité de la religion et la miséricorde, vertement enjoint au catholicisme, à ses hiérarchies et aux fidèles du monde entier (Le Monde).
Quand il fustige l'économie qui "tue" et qui "exclut", "l'ambition sans retenue de l'argent qui commande et l'économie idolâtre", qu'il proclame : "Vous les exploités, les exclus, ne vous sous-estimez pas ! Vous êtes des semeurs de changement", il semble lâcher la bride à son tempérament et proposer une vision de dénonciation et de révolte qui apparemment a plus à voir avec la lutte des classes même adaptée à ce continent qu'à une classique conception de la justice sociale.
Il a d'ailleurs résumé sa pensée en mettant en évidence le caractère "révolutionnaire" du catholicisme.
Le respect que j'éprouve pour cette personnalité bouleversante - en si peu de temps, il a transformé le catholicisme, le monde et le rapport entre les deux ! - ne m'interdit pas de pointer les risques d'un tel extrémisme de la compassion et de la glorification. Il y a mille manières de dire que les derniers seront les premiers mais le pape François a choisi la plus périlleuse.
Certes il ne manque pas d'audace et j'ai aimé Alexis Tsipras affirmant qu'aujourd'hui, "le pape est le plus courageux".
Il n'est pas non plus dupe des idéologies qui, selon lui, "se terminent mal" (Le Figaro).
Il n'empêche qu'il apporte de l'eau (bénite) au moulin de certains démagogues talentueux mais peu accordés à notre normalité démocratique.
Il conforte l'interprétation unilatérale que d'aucuns font de l'Evangile et de Jésus-Christ en assimilant l'un à une bible pour la subversion et l'autre à un boutefeu qui pourrait être récupéré par Karl Marx ou le Fidel Castro de la grande époque.
Il amplifie, de la sorte, l'opposition que ne cesse de lui manifester la famille traditionnelle et conservatrice du catholicisme, aussi bien de la part des cardinaux qui la représentent que pour des pratiquants qui étaient sans doute prêts à changer mais pas au point d'être ainsi bousculés !
En Amérique du Sud, il donne du crédit à cette église militante, partiale et politisée qui, imprégnée de la théologie de la libération, s'était surtout libérée de la théologie.
Le pape François était si conscient de ces dérives possibles qu'il a précisé les trois conditions qui permettraient aux "mouvements populaires" - "personne n'aime une idée, un concept, on aime les gens", a-t-il fait valoir lucidement - de battre en brèche le triomphe de l'argent et d'une économie corrupteurs.
D'abord, alors qu'on souffre "d'un certain excès de diagnostic qui nous conduit parfois à un pessimisme charlatanesque ou à nous complaire dans le négatif", ces multitudes populaires sont "dans l'action et enracinées dans le réel des individus".
Ensuite, elles consacrent la vigueur d'un "collectif" qui au jour le jour sert l'humanité en la reconnaissant "dans le visage de l'autre".
Enfin - c'est capital pour ce pape qui n'a cessé à Rome comme ailleurs de développer cette intuition -, elles n'inscrivent pas le changement "en termes de structures mais de processus". Faute "d'une conversion sincère des attitudes et du coeur", l'instauration de nouvelles "structures" ne relèvera que du jeu social ou politique.
Ce discours de François est fondamental et il demeure dans la droite ligne de ce que celui-ci a toujours laissé entrevoir ou explicitement proféré. Mais il est sur le fil du rasoir entre la mission universelle de l'Eglise et sa dénaturation, voire son dévoiement dans le relatif et le contingent.
Jamais le pape n'est allé aussi loin en chargeant si intensément l'un des plateaux, progressiste et solidaire, de la balance au détriment de l'autre, plus classique et habituel.
Le pape joue avec le feu, avec la foi. J'ai peur pour lui. Il doit se garder à gauche comme à droite. J'éprouve le sentiment angoissant, tant il est nécessaire au catholicisme, à la société et à la paix, qu'il est guetté, épié, qu'on attend, qu'on espère sa chute et que la certitude d'un mandat épuisant mais qu'il pressent devoir assumer dans l'urgence l'incite à brûler les étapes et à ne ménager rien ni personne.
Il y a quelque chose d'immense, de grandiose et, à la fois, de suicidaire dans la démarche de cet homme unique, de ce pape d'exception.