Entièrement copiée, entièrement copiable : une exposition d’art libre
:: S.I.Lex :: - calimaq, 30/05/2012
Il y a deux semaines, j’ai eu la chance de visiter une exposition d’art contemporain atypique, baptisée Capturée A l’Ecran Une Oeuvre Libre Reste Libre, installée par son concepteur Antoine Moreau dans l’espace En Cours à Paris.
Si les licences libres sont utilisées aujourd’hui dans le cadre de nombreux projets artistiques, il est plus rare de croiser des artistes qui intègrent véritablement dans leur processus créatif les mécanismes de fonctionnement des licences et se servent comme d’un matériau des libertés qu’elles procurent. C’est pourtant ce qu’Antoine Moreau, “artiste peut-être” comme il se définit lui-même dans sa bio et initiateur en France de la Licence Art Libre, s’emploie à faire au fil des oeuvres qu’il conçoit.
Rédigée en 2000 (soit deux ans avant les Creative Commons), la licence Art Libre constitue une licence Copyleft, par laquelle le titulaire des droits sur une oeuvre donne l’autorisation de la copier, de la diffuser et de la transformer librement, à condition de placer les oeuvres dérivées produites sous la même licence (effet viral). Ainsi, au fil des réutilisations et de la productions d’oeuvres “conséquentes” comme le dit joliment le texte de la licence, la liberté initialement conférée par le premier auteur se transmet et demeure, sans que quiconque puisse se réapproprier de manière privative les contenus partagés.
Dans son exposition, Antoine Moreau a choisi de prendre pour point de départ cette liberté procurée par la licence pour créer un dispositif, entièrement copié et entièrement copiable, qui place le visiteur dans une situation inédite et interroge son rapport à l’oeuvre.
Le matériau de base de l’installation est composé de 44 captures d’écran, réalisées à partir d’une des 70 504 oeuvres sous licence Art Libre figurant sur Wikimedia Commons. Antoine Moreau a sélectionné des portraits photographiques dont il a réalisé des captures d’écran avec son ordinateur, à partir de la page de présentation dans Commons. Pour réaliser ces reproductions, Antoine Moreau s’est fixé comme directive de cadrer l’image de manière à faire apparaître en bas la mention de la licence Art Libre. Cette contrainte donne ainsi naissance à des images étranges, où le sujet des photographies peut être tronqué de manière arbitraire, comme celles qui figurent ci-dessous.
Comme ces photos ont été initialement placées par leurs auteurs sous licence Art Libre, Antoine Moreau n’avait pas besoin de demander leur autorisation pour les incorporer à son exposition. Il a simplement envoyé un mail pour les informer de la réalisation de cette installation et les remercier de l’avoir rendue possible en choisissant d’utiliser la licence Art Libre.
Dans l’espace mis à sa disposition, Antoine Moreau a ensuite disposé sur les murs les impressions de ces captures d’écran, environnées par les tirages des photographies originales téléchargées depuis Wikimédia Commons, ainsi que par ces mails envoyés aux auteurs.
Comme les photographies sont placées sous licence Art Libre et incorporées dans une exposition constituant une oeuvre dérivée, l’effet viral de la licence se déclenche et les captures d’écran réalisées par l’artiste doivent donc elle-même être placées sous la même licence, ainsi que le dispositif dans son ensemble. C’est ce qu’Antoine Moreau a fait, en inscrivant une mention en bas de page sous chacune de ses captures d’écran. Ainsi est réalisé ce qui était annoncé par le titre même de l’exposition : Capturée à l’écran une oeuvre libre reste libre.
Mais les choses ne s’arrêtent pas là : comme l’indique le mode d’emploi de l’exposition, affiché sur la porte d’entrée, Antoine Moreau a mis à disposition des visiteurs un grand nombre de moyens de réaliser eux-mêmes des copies des oeuvres présentées et les a intégrés comme des éléments à part entière de la scénographie de l’exposition.
Des netbooks permettent par exemple de télécharger sur une clé USB les fichiers ayant servi à réaliser l’exposition.
Un poste informatique couplée à une imprimante offre la possibilité de réaliser des impressions ou des posters. Une PirateBox, rebaptisée pour l’occasion CopyleftBox, permet de télécharger des fichiers en wifi via son smartphone ou son ordinateur portable.
Et comme les photographies originales et les captures d’écrans sont placées sous licence Art Libre, rien n’empêche également les visiteurs d’effectuer eux-mêmes des photographies avec leur téléphone ou leur appareil personnel.
Toutes ces reproductions sont possibles, en toute légalité, à condition de les placer elles-mêmes en cas de rediffusion sous la licence Art libre. Des exemplaires imprimés de cette dernière figuraient d’ailleurs logiquement sur une étagère, puisque la licence constitue la clé de voûte et la condition de possibilité de l’oeuvre toute entière.
Sous ses dehors minimalistes, cette exposition constitue un très bel objet de médiation juridique et esthétique, soulevant de nombreuses questions.
En la visitant, j’ai par exemple immédiatement pensé à plusieurs expositions d’art contemporain, organisées ces derniers mois, dont le principe consistait également à reprendre des contenus sur Internet.
L’exposition “From here On” par exemple, organisée l’an dernier dans le cadre des Rencontres d’Arles, s’était signalée en soulevant une vive polémique. Sous l’égide de cinq commissaires prestigieux, dont le photographe mondialement célèbre Martin Parr, une quarantaine de jeunes artistes avaient été invités à piocher des photographies sur Internet pour produire des oeuvres, en forme de clin d’oeil numérique aux Ready-Made de Duchamp et aux démarches appropriationnistes qu’il a inspirés. Mais dans le contexte des Rencontres d’Arles, cette invitation au recyclage et au copié/collé avait quelque chose de provocant. Des photographes professionnels avaient en effet organisé en marge du festival une marche funèbre pour enterrer le droit d’auteur, pour s’opposer à la réutilisation sauvage de leurs photographies en ligne et réclamer une intervention des pouvoirs publics.
Une autre exposition vient de s’achever à Bâle en Suisse, intitulée Collect the WWWorld : the Artist as Archivist in the Internet Age, reposant sur le même principe de la récupération de photographies en ligne. Présentée par son commissaire comme une déclinaison numérique de l’appropriationnisme en art, l’exposition fleurte elle-aussi avec la provocation, les artistes invités n’ayant pas hésité à reprendre largement des contenus produits par des amateurs pour composer de nouvelles créations.
Si l’on peut se réjouir de voir ainsi les artistes contemporains s’emparer de pratiques comme le Remix ou le Mashup, j’y vois cependant une grande différence avec le travail d’Antoine Moreau. Pour réaliser leurs oeuvres, les artistes ayant participé à ces deux expositions ont violé massivement les droits d’auteur des producteurs de ces images et les ont incorporé à leurs propres créations sans leur consentement. Bien qu’ayant violé le droit d’auteur en amont, cela n’a pas empêché ces artistes en aval du processus de mettre ces créations sous copyright, bloquant toute forme de réutilisation par le public ou par d’autres artistes.
Pour “démontrer l’absurdité de se prétendre propriétaire de l’image du soleil“, Pénélope Umbrico, l’une des artistes exposées à Arles, pousse ainsi la provocation jusqu’à constituer un montage de 36 Copyrighted Suns, récupérés sur des sites de microstocks photos. Mais elle-même signe cette oeuvre de son nom et y appose son copyright… Paradoxe !
Au final, ces expositions qui se veulent provocatrices le sont-elles tant que cela ? Ne se contentent-elles pas de jouer avec le cliché romantique et éculé d’un artiste que son génie placerait “au-dessus” des lois et qui serait obligé de choquer par la transgression pour attirer l’attention ?
Ce genre de postures se retrouvent d’ailleurs assez fréquemment parmi les photographes contemporains, dont certaines figures jouent de cette attitude provocatrice, voire méprisante. Richard Prince par exemple s’est fait une spécialité de récupérer des images, comme celle du célèbre cowboy Malboro, pour les incorporer dans ses propres créations. Mais récemment, cet artiste a été attaqué en justice par le photographe Patrick Cariou , qui lui reproche d’avoir utilisé sans son autorisation 41 de ses clichés dans une série de collages intitulée Canal Zone, vendus à prix d’or. Je suis en temps normal assez porté à défendre les réutilisations créatives et les pratiques comme le Remix, mais l’attitude de Richard Prince ne correspond manifestement pas à l’idée d’usage loyal (fair use), qui peut servir de base légale à la réutilisation des contenus. A aucun moment par exemple, Richard Prince n’a crédité Patrick Cariou et il s’est même refusé à citer son nom durant toute l’audience du procès, préférant le désigner en disant seulement “him“, avec beaucoup d’arrogance.
On mesure alors ici la différence avec la démarche d’Antoine Moreau, qui est empreinte de respect, à la fois pour la règle de droit puisque les licences sont bien respectées, mais aussi pour les auteurs des photos originales, qui sont dûment crédités et remerciés.
Sa démarche contraste également avec l’attitude d’un Michel Houellebecq, qui avait été accusé en 2010 d’avoir “plagié” plusieurs passages de Wikipédia, sans l’indiquer, ni créditer les auteurs des articles originaux, en les incorporant dans son roman La Carte et le Territoire, primé par le Goncourt. L’auteur s’était défendu en invoquant une forme de “licence poétique” qui le placerait au dessus du respect des conditions posées par la licence CC-BY-SA utilisée par Wikipédia. Il aura fallu toute la patience et la persévérance de Wikimedia France pour obtenir de l’auteur et de Flammarion, l’éditeur du roman, que Wikipédia et ses contributeurs soient remerciés dans les crédits de la version numérique du livre !
Par comparaison avec toutes ces situations pathologiques que provoque la réutilisation des contenus par des artistes, avec en fond de toile la crise du droit d’auteur que nous traversons, c’est peut-être justement par son caractère paisible que se démarque l’exposition d’Antoine Moreau.
Ce qui est subversif aujourd’hui, ce n’est pas de transgresser le droit d’auteur, geste banal commis chaque jour par des milliers d’internautes, mais au contraire d’inscrire son art dans un cadre juridique apaisé et d’offrir cette paix aux visiteurs. Paisible, cette exposition l’est en amont, vis-à-vis des auteurs des images réutilisées ; elle l’est également en aval vis-à-vis des visiteurs, qui peuvent réaliser des reproductions en toute légalité. Et là encore, quel contraste avec ce qui se produit aujourd’hui dans la plupart des musées ou des galeries, où les visiteurs sont empêchés de réaliser des photographies, y compris pour des oeuvres depuis longtemps tombées dans le domaine public comme c’est le cas au Musée d’Orsay!
Ce que montre cette exposition, c’est que l’ensemble des pathologies actuelles liées à l’acte de reproduction pourraient s’atténuer pour donner place à des pratiques paisibles, si le cadre juridique était adapté. Même un objet aussi subversif que la fameuse PirateBox s’intègre ici au dispositif en toute tranquillité !
Et j’irais plus loin encore en faisant un parallèle entre l’exposition d’Antoine Moreau et le tableau Les Ménines de Vélasquez (n’ayons peur de rien !).
Michel Foucault, dans le chapitre introductif de son ouvrage Les Mots et les Choses, fait de ce tableau un emblème de ce qu’il appelle “l’âge de la représentation”, en référence à la manière dont les savoirs s’organisent à la période classique durant laquelle cette toile a été peinte par Vélasquez. En effet, Les Ménines mettent en scène la notion de représentation, en plaçant le spectateur dans la position de l’objet représenté : le roi et la reine d’Espagne que l’on voit se refléter dans le miroir au fond de la pièce.
De la même manière, l’exposition d’Antoine Moreau peut être vue comme un emblème de “l’âge de la reproduction et de l’appropriation numériques” que nous traversons. Et elle l’est d’ailleurs bien davantage que les expositions provocatrices d’Arles ou de Bâle signalées ci-dessus. Elle place en effet le visiteur au centre du dispositif, dans la position de pouvoir entièrement reproduire et rediffuser l’exposition dans chacun de ses éléments.
En cela, elle positionne le visiteur au même niveau que l’artiste et illustre ce “pouvoir des amateurs” que les outils numériques nous confèrent et qui nous met tous en mesure de créer, dont Wikipédia constitue sans doute la plus belle expression.
Que ferons-nous de cette liberté qui nous est donnée ?
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